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La sociologie comme récit

Dans le document Le récit et le savoir (Page 40-49)

2.2 Le récit et la science

2.2.1 La sociologie comme récit

Dans sa forme la plus achevée qu’il a connue au XIXe siècle, le roman est contemporain de la sociologie. Si Balzac fut déclaré sociologue, et plus tard Lewis romancier, c’est que le rapport du récit au réel est ambigu. Depuis une dizaine d’années, les sciences sociales manifestent un regain d’intérêt pour les enquêtes biographiques qui leur paraissent «comme un mode d'approche privilégié du déroulement temporel des processus sociaux sous-jacents aux parcours individuels» (Battagliola et al., 1993). Ce qui est visé ici, ce n’est pas tant l’intérêt porté aux

histoires événementielles des individus que la réalité sociale et économique qui les a déterminées. L’histoire de vie n’est qu’un prétexte au travers duquel le sociologue ou le démographe tentent de saisir la réalité sociale, les facteurs sociaux qui ont modelé cette vie, les conséquences des transformations sociales et économiques sur la vie des individus. Dans ce cas, le récit est moins un enchaînement d’événements qu’une série de déterminations sociales qui ont infléchi le cours d’une vie, déterminations sociales qui sont les véritables clés qui ont façonné cette vie plus que les volontés individuelles. Le sociologue cherche à montrer, au travers de ces biographies, l’être- ensemble des consciences, c’est-à-dire ce qui lie les individus, ce qui fait l’unité de la société, définition et objet même de la sociologie. Le récit, ici, plus qu’objet esthétique, est sociographie. Il n’est perçu que comme représentation d'une réalité sociale et son intérêt réside dans le fait qu’il est espace de médiation servant à montrer comment fonctionne une société ou plutôt, les faits sociaux.

Les sciences humaines, la sociologie particulièrement, ont toujours refoulé le récit pour ne reconnaître, comme distance entre elles et leur objet, que celle imposée par la posture scientifique en tentant de faire surgir les invariants de structure pour retrouver normes, règles et systèmes derrière les représentations, lesquelles sont bien souvent des récits. On peut, en effet, trouver un lien très étroit entre la science et le récit dans l’ethnologie. Celle-ci est fille du récit. Elle s’est, pour une large part, constituée à travers le déplacement de l’univers du récit vers celui de la science positiviste en construisant ses abstractions et ses concepts à partir des matériaux du récit. Un tel déplacement, un tel passage, s’opère par la médiation de l’ethnographie. Toute ethnologie est avant tout ethno-graphie (Goody, 1979). Celle-ci n’est pas seulement «la mise en scène de ce qui sépare le travail de terrain de l'élaboration conceptuelle; elle rend également possible ce passage en tant qu'appropriation et transformation, par la science, des matériaux du récit» (Bernard, 1998, p.256). Le récit ethnographique est lieu de passage, espace de médiation.

Analysant les rapports entre le récit et la sociologie, Bernard (1998) fait remarquer que celle-ci a toujours nié cette médiation pour ne reconnaître «entre elle et la vie des gens qu'elle étudie que la distance épistémologique afin de garantir sa légitimité scientifique» (p.258). Ce faisant, elle construit son objet par la mise à distance du récit. Contemporain du récit romanesque, il ne fallait pas confondre Balzac et Auguste Comte. Et pourtant, y a-t-il une différence de nature entre l’objet de la sociologie et celui de l’ethnologie si ce n’est la distance spatioculturelle entre les peuples qu’elles étudient ? En 1883 Béatrice Potter Webb, fille de Richard Potter, directeur du Great Western Railway et riche industriel anglais, commença ses enquêtes sociologiques dans les filatures de Londres sous le déguisement d'une fille de fermier gallois. Et en 1886, elle participa à la vaste enquête dirigée par Charles Booth sur la Life and labour of the people of London en se faisant engager comme couturière. De cette observation participante sur le terrain à la manière des ethnologues qui devait aboutir à ses premiers écrits, elle en tirait parallèlement une réflexion sur les conditions et les possibilités d'une science de la société. La sociologie, tout comme le récit romanesque, naissent à un moment où les grands systèmes de représentation du monde qui confiaient à une instance extérieure à la vie sociale - Dieu ou un récit fondateur - le soin d’expliquer le monde se sont effondrés. Ils sont tous deux fils et fille de la société industrielle, technicienne et mécanisée qui est, dans son développement, procès d’individualisation, atomisation de l’individu et qui tend à «imposer la conscience de soi comme modèle de représentation des relations à autrui et, par extension, des relations sociales» (Bernard, 1998). Ils sont tous deux une réponse à ce vide social. La sociologie a pour fonction de dire en quoi les individus forment une société, d’expliquer en quoi les individualités particulières constituent une communauté, d’affirmer l’unité qui en découle par delà les différences, les clivages, les conflits, les fractures.

Lorsque, en 1914, Wells (in Lepennies, 1990), adversaire intellectuel de Béatrice et Sydney Webb, affirmait que «le roman moderne est le seul médium à

l'aide duquel nous puissions discuter une grande partie des problèmes que l'évolution présente de la société entraîne avec elle», ne tentait-il pas de saper les fondements même de la jeune sociologie ? Depuis Auguste Comte, la naissance de la sociologie est marquée par une vive concurrence entre la raison instrumentale et la raison narrative; entre les impératifs de la pensée scientifique fondée sur l'analyse des faits et la place des sentiments, de la littérature et de l'expression de l'épanouissement de l'individu en tant qu'être social. Cette concurrence dure encore jusqu'à nos jours, et c'est le sens des analyses menées, aujourd'hui, par Taylor (1992) sur la crise de la modernité. Et, faisant écho à Wells, comme si le débat demeurait encore vivace, Godbout (1999) affirme que «pour comprendre les transformations qui ont affecté la société québécoise d'aujourd'hui, les sociologues peuvent chercher, moi [romancier] j'ai la réponse».

Or, cette mise à distance du récit dans la sociologie ne consiste-t-elle pas plutôt en un refoulement de ce qui sans cesse guette les sciences sociales, à savoir que le récit risque de faire ressortir que la vie des gens est autre que ce qu'élabore à leur sujet le discours scientifique ? Sydney Webb était sociologue, homme politique et fondateur, en 1895, de la London School of Economics. Il avait une réputation de fanatique des faits. Sa rencontre avec Béatrice Potter en 1890, qui devait plus tard devenir son épouse, l'amena à réviser sa position et à comprendre que le monde ne se réduit pas à des syllogismes et à avouer «qu'il faut tenir compte de bien autre chose que de la logique et de la raison [car] ce que nous savons dépend de ce que nous ressentons» (Webb et Webb, 1978, p. 155). Quelques années auparavant, l'influence de la vie d'Auguste Comte sur son œuvre illustrait bien, à partir de l'année 1845, les métamorphoses de sa pensée. Et si la littérature a joué un rôle décisif dans la place accordée au sentiment dans le rigorisme de la pensée du père du positivisme, l'ambition scientifique est concomitante du projet littéraire de Balzac. Celui-ci veut être aux sciences sociales ce que Buffon fut à la botanique. Il est caractéristique, en ce sens, qu'il avait projeté d'intituler son œuvre Études sociales plutôt que Comédie

Humaine. Cette ambition n'était sans doute pas tout à fait dénuée de fondement. L'œuvre de Balzac contient en effet une collection de «faits» sur la société de son époque. Elle représente, aux yeux d'un historien comme Taine et de philosophes et économistes comme Engels et Marx de vastes archives sur la nature humaine. Et Bourget (1906, p. 46) a pu parler dès 1902 de «l'enseignement sociologique» de la Comédie humaine au moment où Durkheim inaugurait la chaire de sociologie à la Sorbonne. Celui-ci, d'ailleurs, ne sous-estimait pas les perspectives ouvertes sur la réalité que comportent les œuvres littéraires. Son ouvrage le plus proche de la réalité empirique, le traité sur le suicide, qui élabore une typologie des modes du suicide, comporte de nombreuses références aux œuvres littéraires de Lamartine, de Chateaubriand et de Musset. Il a trouvé chez les deux premiers une distinction, féconde pour la sociologie, entre le suicide égoïste et le suicide anomique. Et Marius- Ary Leblond, dans un livre au titre évocateur, La société française sous la troisième République d'après les romanciers contemporains, résuma de façon éloquente la position des sociologues de l'école durkheimienne. Selon lui, la littérature comporte de multiples avantages par rapport aux méthodes de recherche de la sociologie car

ce n'est plus la pénétration d'un historien, d'un spécialiste, enfermé dans son cabinet et comprimé dans sa spécialité qui analyse, juge, synthétise avec des partis pris de classe, de métier et de doctrine; ce sont vingt romanciers, des êtres intimement mêlés à la vie, en ayant joui et en ayant souffert, des témoins et des sujets, fidèles et sincères par la naïveté ou la vanité (in Lepenies, 1990, p. 83).

Ainsi en recoupant les textes, en articulant les éléments qu'ils en dégagent les uns par rapport aux autres, le sociologue arrive à extirper, à recueillir et à colliger d'un ensemble d'œuvres littéraires une fresque sociale et à élaborer un système sociologique. Les romanciers fournissaient ainsi aux sociologues la matière à partir de laquelle ils construisaient leurs concepts et leurs abstractions scientifiques.

Avec John Stuart Mill ce n'est plus l'utilisation des données recueillies dans la littérature qui enrichit la sociologie ou qui sert de matériaux à partir desquels s'effectue le travail d'élaboration théorique. Le récit n'est plus espace de transition. La

narration se retrouve au cœur même de la démarche sociologique, et le récit s'institue comme mode d'appréhension du réel et se présente comme l'instrument le plus approprié à la transmission du savoir développé par les sciences sociales. John Stuart Mill admirait le poète Wordsworth. Pour ce dernier, la distinction à établir n'était pas celle, courante à son époque, entre poésie et prose mais entre poésie et science ou connaissance des faits. Wordsworth était un poète à l'imagination frugale et sobre mais un peintre minutieux de la vie rurale et de la nature. La poésie était pour lui une quête de vérité générale. Il est plus facile, selon lui, à un poète qu'à un historien d'être fidèle aux faits. Sa poésie était une réaction émotionnelle aux avancées scientifiques de son époque. Elle ne transmettait pas de savoirs spécialisés mais la connaissance d'un être humain dans un environnement où la science devenait de plus en plus familière. La poésie était la science des sentiments. John Stuart Mill souscrivait entièrement à cette conception de la poésie qui est une forme profonde exprimant un sentiment intérieur, tandis que les romans qui relatent des actions et des événements étaient des objets superficiels. Le récit, selon Mill, représentait un stade primitif de l'évolution de l'individu et de la société. La narration, pour lui, correspondait aux formes de pensée enfantines et à celles des peuples primitifs. La poésie au contraire devait avoir recours à la philosophie qui lui apporte la vigueur intellectuelle et la profondeur nécessaires afin d'influencer durablement l'humanité dans l'expression des sentiments profonds de l'être humain. Ce mélange de science et de littérature se retrouvait de façon plus spécifique, chez Mill, dans un domaine où pourtant la narration domine : l'Histoire. L'œuvre de Carlyle sur la French Revolution réunissait selon lui les qualités de «minutie appliquée du chroniqueur à la vive imagination du poète» (in Lepennies, 1990, p. 98), faisant de cette façon ressortir l'aspect poétique des faits et la place des sentiments sur lesquels se fonde toute réalité sociale. Une telle œuvre, tout comme celles d'historiens comme Michelet ou Augustin Thierry, rendait la lecture des faits historiques et véridiques aussi agréable que celle d'un roman. Cette concomitance de la science et du sentiment chez Mill éclaire bien

l'ambivalence propre à ces premiers moments des sciences sociales. Pour Mill, la méthode expérimentale des chimistes tout comme la méthode déductive qui part d'hypothèses générales ne peuvent convenir à la sociologie. D'une part, les faits sociaux sont trop complexes pour être capable de les embrasser d'un seul tenant et être en mesure de proposer des applications pratiques, d'autre part en isoler un en particulier ne permet ni d'expliquer ni d'organiser la société dans son ensemble. Et il propose la seule méthode qui, selon lui, paraît acceptable pour la sociologie, à savoir la méthode historique ou méthode de déduction inversée: «L'histoire fournit, à condition d'être étudiée avec une scrupuleuse précision, des lois sociales empiriques. Le problème de la sociologie générale consiste à établir celles-ci et à les rattacher aux lois de la nature humaine» (in Lepennies, 1990, p. 100). Car pour Mill, l'histoire a tout légitimement un statut de science. Les historiens dégagent la signification des situations et des événements passés et déterminent leur place dans l'histoire de l'évolution de l'humanité. Ainsi, ils font apparaître les empreintes des processus qui aboutissent au présent, ce qui permet de prévoir l'avenir et d'y préparer convenablement les hommes. Ce sont les qualités littéraires et herméneutiques ainsi que la force heuristique de l'histoire qui garantissent sa place parmi les sciences. La logique des sciences sociales était donc subordonnée au talent de l'historien qui retraçait en une prose élégante et alerte les lignes de l'évolution historique sans jamais perdre le fil de leur cohésion tout comme le conteur rassemble les fils de son action. Ainsi, l'art littéraire, bien qu'occupant une position de subordination parce qu'il ne pouvait qu'évoquer des faits mis à jour par l'activité philosophique et scientifique, se retrouvait au centre même de la démarche sociologique.

Quelques années plus tard Béatrice Webb, qui accordait une grande importance au travail de terrain et à la description exacte des faits sociaux, arrivait au même constat. Elle récusait la sociologie académique qui partait de la théorie pour aboutir à des affirmations abstraites qui n'avaient plus rien à voir avec la vie concrète

des gens. À une époque où la sociologie ne disposait pas encore d'un objet spécifique ni de méthodes clairement définies, il était nécessaire de recueillir, classer et ordonner les faits et le meilleur moyen d'accomplir cette tâche, de comprendre ceux qui appartenaient à une autre classe sociale que celle du sociologue était «d'adopter leurs conceptions et voir les choses selon le même éclairage qu'eux». Elle se transformait alors en détective et en ethnologue qui espionnait la vie dans les filatures et les ateliers de couture. Bien qu'elle eût l'ambition de mener des études descriptives aussi impartiales que celles menées sur la flore et la faune en sciences de la nature, elle était en même temps persuadée que les tableaux statistiques et la sèche description des faits de société ne pouvaient rendre compte de la complexité du phénomène étudié. Le chercheur compétent en sciences sociales devait aussi disposer des qualités d'un romancier ou d'un auteur dramatique et le plus grand obstacle dans son travail scientifique pouvait bien être qu'il ne parvenait pas à ressentir une sympathie suffisante pour l'objet de son enquête.

Je songe, écrit-elle, à une évocation plus dramatique des faits que celle qu'on peut communiquer dans les tableaux statistiques et dans les notes explicatives qui les accompagnent - une certaine manière d'inculquer aux riches et aux pauvres, quant aux institutions sociales, la vérité que je puis mettre à jour - des illustrations des lois sociales, sous la forme de souffrances personnelles, et de l'évolution personnelle, et de la faute personnelle. Mais il faut que tout cela attende que j'aie vraiment découvert une loi, sociale (Webb, 1982, p. 298).

Au XVIIIe et au XIXe siècle, époque de foi en la science, la concurrence fut vive entre littérature et science. «Le temps n'est pas loin où l'on comprendra que toute littérature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicide», affirmait Baudelaire (1976, p. 49). On pourrait également citer Flaubert et Zola, qui tous deux, fondaient le droit et la légitimité de la littérature à être science du social sur la supériorité que celle-là tirait des sentiments, de la passion, de l'expérience vécue, et donc du caractère humain qui la traverse et qu'elle charrie contre les expérimentations de la raison positiviste.

Au début du XXe siècle, l'anthropologue Paul Radin publie l'Autobiographie d'un Indien winnebago (1926). Devant le succès de ce livre, son collègue Edward Sapir était prêt à faire de la fiction basée sur des histoires de vie réelles. Il encouragea ses collègues et ses élèves à recueillir des récits de vie et c'est ainsi que vit le jour Soleil Hopi (1982) de Talayesva, publié par Léo Simmons. Cet ouvrage, dit Lévi- Strauss,

réussit d'emblée, avec une aisance et une grâce incomparables, ce que l'ethnologue rêve, sa vie durant, d'obtenir : la restitution d'une culture par le dedans, comme un ensemble vivant et gouverné par une hiérarchie interne, et non comme un empilage arbitraire de coutumes et d'institutions dont la présence est simplement constatée. [Dans ce récit], la coutume, l'institution qui, envisagées du dehors, apparaissent comme de redoutables énigmes, s'éclairent à la lumière de l'expérience psychologique, immédiatement universalisable parce que psychologique (1943, p. 516).

En donnant accès à la subjectivité, le récit donne du même coup accès à la totalisation d'une culture, d'une société qui elle-même constitue une totalité, par le biais de l'expérience de vie qui intègre, articule le système relationnel de la société, relations de parenté, modes de subsistances, relations économiques, croyances religieuses etc., en une diégèse, en une totalité signifiante. Est-ce de la science ? Lewis se posait la question au début des années 1960, quand il publia Les enfants de Sanchez (1963). Ce livre est le récit croisé de quatre enfants d'un paysan émigré dans les faubourgs de Mexico. Oscar Lewis a entièrement réécrit les paroles des quatre frères et soeurs. «Ce que j'ai fait là, écrit-il, je ne sais pas si c'est de la science ou de l'art; probablement un peu des deux». Pourtant il est clair que ce livre n'est pas un peu des deux. Il constitue «un dépassement de l'antithèse entre science et art» pour Bertaux (1989) qui voit dans les sciences sociales, aujourd'hui, des disciplines qui conçoivent la société comme des éléments juxtaposés. Leur spécialisation fait qu'elles étudient séparément chaque aspect sans se préoccuper de leur articulation ni d'en faire la synthèse alors que dans la vie, l'économique, le politique, la famille, le loisir, la consommation, tout cela est articulé. La vie est synthèse, et elle «disparaît

du champ des sciences sociales quand elles se prennent pour des sciences exactes» (Bertaux, 1989, p. 31).

Ce divorce entre science et récit est aujourd'hui consommé et, si retour il y a, c'est au cinéma et à la télévision qu'on peut l'observer. Mais il est un autre domaine où le récit est véhicule de savoirs et de connaissances et où cette opposition entre récit et discours scientifique ne fut pas moins vive au XXe siècle, cette discipline déjà appelée au secours de la sociologie par Mill : l'Histoire.

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