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Le récit et les sciences de l'éducation

Dans le document Le récit et le savoir (Page 53-58)

2.2 Le récit et la science

2.2.4 Le récit et les sciences de l'éducation

Tout comme les précédentes sciences que nous avons abordées, l'objet des sciences de l'éducation est l'humain, objet pour le moins ambigu. Et, cerner cet objet conduit inévitablement à s'appuyer sur les traces qu'il laisse. Et l'une des ces traces, la plus importante sans doute, est le récit. La pratique pédagogique, quand elle réfléchit sur elle-même, produit du sens à partir des énoncés des élèves et des événements qui ont lieu dans la classe. Des événements, c'est-à-dire des actions, des faits, des interactions que l'enseignant-chercheur tente de relier ensemble, d'articuler les uns par rapport aux autres en une totalité signifiante, en un récit. En ce sens, le récit est moyen d'approche et de connaissance du réel. Le savoir, ici, se situe et se construit à l'intersection d'une pratique professionnelle fondée sur la connaissance d'une réalité médiatisée par le récit de cette pratique. Le récit de pratique, le récit de formation ou le récit de vie sont instruments d'exploration des processus de formation, outils de construction de projets de formation; ils servent à faire des bilans et à planifier des réinsertions professionnelles ou sociales. Le récit est instrument de recherche et instrument de formation. Il est moyen d'objectivation d'un savoir expérientiel éprouvé qui permet de passer à sa formulation théorique dans le but d'améliorer ses outils d'intervention. C'est le sens et l'objectif des activités de constitution de dossiers professionnels ou de portfolio et de bien des stages en milieu scolaire qu'effectuent les étudiants en formation initiale des maîtres. «Les sciences de

l'éducation construisent des savoirs sur les situations, les pratiques» (Charlot, 1995, p. 67). Elles sont une science du particulier. Le récit donne accès à une pratique. Il est une voie d'approche du réel, un moyen de connaissance de la réalité. En voici quelques exemples :

• Nizet et Bourgeois (in Piret et al, 1996) analysent, à partir de récits, les transformations des représentations sociales chez des adultes qui suivent une formation afin d’en comprendre les processus en les mettant en relation avec la trajectoire sociale de ces adultes d'une part, et l'expérience de formation d'autre part.

• Raymond (1999) analyse les préconceptions sur la profession, préconceptions qui structurent les savoirs des étudiants en formation des maîtres, au niveau des savoirs disciplinaires, des savoirs didactiques et des savoirs pédagogiques. Cette analyse se fonde sur le récit du vécu scolaire et de la socialisation professionnelle de ces étudiants-maîtres et vise à développer des stratégies de re-construction d'une identité professionnelle cohérente.

• Almudever (1989) repère à partir d'autobiographies d'enseignants les traces du mythe de la formation héroïque, qui semble être l'un des mythes fondateurs de la profession, et qui constitue un des lieux où l'histoire de chacun trouve à s'articuler sur l'histoire d'un groupe, dans le projet d'établir des relations entre ces identifications mythiques et les pratiques pédagogiques mises en œuvre dans les classes, entre autres.

• Pineau (1983) utilise ou plutôt suggère et encadre la production de l'autobiographie comme instrument d'autoformation dans une perspective de transformation de soi. Utilisée comme outil de libération des potentiels enfouis en soi à la suite d'une histoire personnelle et sociale qui a sapé des projets de vie, l'autobiographie ici, s'apparente à la psychanalyse. Mais à la différence de celle-ci qui vise à se connaître soi-même tout en sachant et en étant conscient que cette connaissance sera toujours incomplète et trompeuse, le projet de Pineau vise à

assister l'adulte en formation dans une démarche d'autonomie et de prise en main de sa vie afin de réaliser des choses dont il se pensait incapable.

• Chené (1989) propose une méthodologie d'analyse du récit de formation en se fondant sur les acquis de l'école structuraliste qui conçoit qu'une séquence narrative minimale doit comporter trois moments, trois étapes obligées qu'elle rebaptise : décision, acquisition et sanction, et qu'elle inscrit dans une problématique éducative d'autoformation et d'autoévaluation.

Quel que soit le côté par lequel on le prend, pour le chercheur et le formateur de maîtres comme pour l'élève en situation d'apprentissage, le récit a une même fonction: produire du sens, appréhender le réel, son réel, en l'ordonnant à un impératif d'intervention professionnelle ou à la réalité sociale et à un projet de formation. Comprendre sa vie ou son parcours éducatif afin de se positionner en tant que Sujet de sa formation, objectiver sa pratique professionnelle afin d'y apporter des correctifs en vue de la transformer et de l'améliorer, tenter de saisir les effets des apprentissages sur la trajectoire sociale et professionnelle des apprenants afin de les évaluer, déterminer les savoirs acquis antérieurement par les étudiants en vue de mieux ajuster son enseignement, une même constante se retrouve ici et là, toujours il s'agit de faire émerger le sens crypté dans l'épaisseur d'un récit.

La science use du récit, soit comme méthode de connaissance du réel et de transmission de cette connaissance, soit comme matière première sur laquelle elle se penche pour connaître le réel. Dans un cas comme dans l'autre, les mêmes opérations de sélection, de hiérarchisation, d'agencement, de mise en relation, d'ordonnancement temporel se retrouvent. Saisir dans ou derrière un récit des déterminations sociales qui infléchissent un parcours, des névroses qui structurent une personnalité, des préconceptions qui influencent une pratique pédagogique ou des systèmes sociaux qui régulent la vie en société, l'enjeu pour le travail scientifique consiste toujours à mettre en évidence les mécanismes par lesquels s'élabore le récit. Il s'agit de repérer dans le récit la sélection et le choix des événements opérés, la hiérarchisation des

faits proposée, les nœuds de condensation d'événements qui surgissent, les déplacements privilégiés par le récit afin de faire émerger le système relationnel qui a présidé à la constitution du récit. Ce système relationnel peut donc être déduit du récit. D'un côté, il s'agit de produire un récit, de l'autre, de lire un récit. D'un côté, il s'agit d'interpréter le réel dans un récit, de l'autre, d'interpréter le récit pour comprendre le réel.

De ces rapports que le récit entretient avec la science que nous venons d'évoquer, nous pouvons les représenter à l'aide de notre premier schéma en remplaçant discours par science, étant entendu que science signifie, ici, pratique professionnelle. Schéma 2 Savoir Récit Réel 4 1 2 3 Science

L'intersection récit/science [2], représente l'espace du récit en tant qu'il participe du savoir élaboré par la science sous une forme discursive fondée sur la subjectivité et les intuitions. L'intersection récit/réel [3] donne accès à des faits, des occurrences organisés en événements soumis à la loi du récit. L'intersection réel/science [1] est le lieu de l'action, de l'immédiateté et de l'urgence, de la collecte des faits. Tandis que l'intersection [4] est l'espace du Savoir issu d'une pratique professionnelle (1) qui organise les faits collectés dans le réel (3) dans un discours narratif toujours empreint

de subjectivité (2). Il est clair que ces trois pôles sont en étroite et en constante interrelation, et les distinguer n'est qu'une opération théorique qui permet de nommer ce qui constitue la particularité et la singularité de chacun d'eux, et donc de ce qui y est à l'œuvre.

Organiser le réel dans un récit à la manière des sociologues, anthropologues et historiens ou retrouver le système relationnel inscrit en creux d'un récit à la manière des psychanalystes, anthropologues et chercheurs en éducation, d'un côté comme de l'autre il s'agit soit d'interpréter le réel dans un récit, soit d'interpréter le récit dans un discours théorique ou dans un autre récit. Il s'agit soit de l'organisation du réel dans un récit, soit de la mise à jour de cette organisation à partir d'un récit. Ici et là, la même connaissance des lois du récit et la même connaissance de la structure du récit sont à l'œuvre. Le chapitre 2.1 a montré comment s'effectue cette opération de structuration du réel dans un récit. Il nous faut aborder l'opération d'interprétation du récit et nous verrons que nous retrouverons, ici et là, les mêmes opérations, la même structure, la même organisation narrative. Car l'interprétation se situe dans l'échange qui intervient entre le texte du récit et le récepteur. Or, tout comme l'activité scientifique d'interprétation du réel dans un récit consiste à construire du sens en organisant celui-là selon les lois du récit, de la même façon, l'activité scientifique d'interprétation du récit consiste à traquer le procès de signification engendré par le récit selon ces mêmes lois. Cette opération d'élaboration du sens à partir du récit correspond au deuxième aspect du récit dans ses rapports avec le savoir : le récit comme message didactique.

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