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Le récit fictionnel comme fonction de la narration

Dans le document Le récit et le savoir (Page 91-101)

2.4 Récit fictionnel et récit factuel

2.4.1 Le récit écrit

2.4.1.2 Le récit fictionnel comme fonction de la narration

Hamburger va traquer les indices fictionnels qui doivent se trouver inscrits dans la structure de la langue. Il faut qu'il y ait des preuves sémantico-syntaxiques qui caractérisent la non-réalité d'un énoncé. Pour aborder la fiction, Hamburger remplace le concept logico-linguistique de «Sujet d'énonciation» par celui, plus cognitif, de Je-Origine. Le sujet d'énonciation, qui est le locuteur, le sujet parlant, constitue un Je-Origine concret, réel, et désigne le point zéro du sujet d'énonciation,

c'est-à-dire «l'origine du système des coordonnées spatio-temporelles qui coïncide avec le hic et nunc» (p. 78). Puisque le Je-Origine est le facteur structurel de la réalité, toute énonciation s'y rapportera en tant que référence des coordonnées spatio- temporelles. Dans une énonciation de réalité, l'énoncé réfère à un Je-Origine réel qui permet de situer dans le temps (et dans l'espace) les événements en cause. Bien que moins présent que dans un énoncé individuel, le Je-Origine dans un énoncé scientifique, apparaît quand même, mais sous une forme qui le détache de l'ici- maintenant du locuteur, ce qui lui confère son objectivité. Deux exemples pour illustrer ces deux cas. Dans la phrase «Monsieur X était en voyage», le locuteur situe l'événement dans un temps antérieur à celui, ici et maintenant, de son expression; l'imparfait de l'énoncé indiquant qu'il s'agit d'un événement révolu et au sujet duquel le locuteur peut éventuellement fournir une date. Mais dans cette phrase extraite d'un livre d'histoire sur Frédéric le Grand : «Le roi jouait de la flûte tous les soirs», il s'agit d'un énoncé à valeur objective détaché de l'ici-maintenant de l'énonciateur. Le Je-Origine, s'il n'est pas aussi évident que dans l'exemple précédent, c'est que l'expérience du temps que manifeste la réalité historique «associe l'émetteur et le récepteur de l'énoncé dans un espace de réalité unique et dans une même expérience de la réalité» (p. 79). Le Je-Origine du lecteur se substitue à celui de l'auteur et tout le passé (autant que le présent et l'avenir) se rapporte à «moi», lecteur, bien que les événements n'aient rien à voir avec mon «Je» individuel de lecteur. Il est donc possible, autant que pour l'exemple précédent, de poser la question du «quand» des événements, et cette seule possibilité en fait un énoncé de réalité et donc signale la présence d'un Je-Origine réel, explicite ou implicite comme c'est le cas ici. «Le prétérit dans un énoncé de réalité signifie que les événements dont il est rendu compte sont passés ou, ce qui revient au même, reconnus comme passés par un Je- Origine» (p. 80).

Or, dans la fiction les verbes au passé (imparfait, passé simple) perdent leur valeur d'expression temporelle. Ils n'expriment pas le passé mais situent les

événements en dehors du temps, dans une a-temporalité qui est le champ de la fiction. Quelles sont les raisons structurelles et grammaticales d'un tel comportement des verbes dans la fiction ? Car il faut dépasser la simple expérience subjective que nous en éprouvons à la lecture. En reprenant une des deux phrases précédentes, Hamburger la prolonge ainsi dans la fiction. «Monsieur X était en voyage. Aujourd'hui, il parcourait pour la dernière fois le port européen, car demain son bateau partait pour l'Amérique». Il s'agit d'une phrase impossible dans un énoncé de réalité et qui fournit un indice indéniable de la perte de la fonction d'expression du passé de l'imparfait à cause de sa conjonction possible avec des adverbes de temps déictiques. La conjonction d'un temps du passé avec un déictique du futur manifeste ce fait avec évidence. Mais il en est de même de la conjonction avec un déictique marquant le passé. Dans cet exemple tiré du roman, Les fiancés de Babette Bomberling : «Mais le matin il lui fallait élaguer l'arbre. Demain, c'était Noël», la réunion de l'adverbe demain, marquant le futur, avec l'imparfait était signale aussitôt qu'on est dans un récit de fiction. Cependant, l'adverbe hier n'aurait pas été possible non plus ni dans un énoncé de réalité, ni dans un énoncé de fiction. Dans un énoncé de réalité, quand le ici-maintenant du locuteur se rapporte à un point antérieur du passé, il est impossible de désigner par hier le jour précédent, ni par demain le jour suivant. Des adverbes comme la veille ou le lendemain s'imposent. Dans un énoncé de fiction, c'est le plus-que-parfait qui s'impose en lieu et place de l'imparfait comme le démontre cette phrase tirée du roman de Frank, Les journées du roi : «Hier, la manœuvre avait duré huit heures» dans laquelle il n'y a pas d'articulation temporelle entre deux événements comme le réclamerait un énoncé de réalité qui, dans une telle situation aurait utilisé soit le passé composé, soit le passé simple. Cette combinaison des déictiques marquant le futur avec des verbes au passé est possible dans la fiction parce que «l'objet d'une narration n'est pas référé à un Je-Origine réel mais à des Je- Origines fictifs», et par conséquent, cet objet est fictif.

Un autre indice qui signale la perte de la fonction temporelle des verbes au passé dans un récit de fiction est leur utilisation possible en conjonction avec des verbes décrivant des processus intérieurs dans ce qu'il est convenu d'appeler le «discours indirect libre». Le discours indirect libre est devenu le principal artifice par lequel la fiction s'élabore car «la fiction est le seul espace cognitif où le Je-Origine (la subjectivité) d'une tierce personne peut être représenté comme tel» (p. 88). Dans le récit historique, les pensées et les sentiments des personnages sont déduits des documents historiques qui les attestent et l'historien est tenu de les citer, de les évoquer, explicitement ou implicitement. Mais dans le récit de fiction, nul besoin de justifier comment l'on sait que tel personnage a pensé ceci ou cela. Ainsi, dans le texte de Murdoch, déjà cité : «Encore dix jours glorieux sans chevaux! Ainsi pensait le lieutenant en second Andrew Chase-White...», l'imparfait du verbe ne réfère pas à une expérience temporelle. Demandons-nous : «Quand le lieutenant pensait-il cela ?» Une telle question ne trouve pas de réponse ici. La phrase ne décrit pas un événement qui a eu lieu à un moment antérieur à son énonciation par un Je-Origine réel mais situe le présent du personnage; elle présentifie un personnage et la subjectivité de celui-ci n'est qu'une des dimensions de son existence fictive. Les événements racontés se déroulent dans le maintenant du personnage. Les objets décrits ne réfèrent pas à l'expérience du narrateur mais sont rapportés à celle fictive des personnages tout aussi fictifs. Dans la fiction la question du «quand» est impossible, et cette impossibilité signale d'emblée la fictionnalité du texte. L'exemple du conte merveilleux nous fournit un exemple patent de cette atemporalité de la fiction lorsque celui-ci commence par un intemporel «Il était une fois...». On peut également trouver des exemples moins péremptoires mais tout aussi éloquents dans les romans, et cela même lorsqu'une indication de date est fournie. Hamburger donne l'exemple du récit qui sert de cadre aux nouvelles zurichoises de Keller qui commence ainsi :

Vers la fin des années 1820, alors que la ville de Zurich était couverte d'ouvrages fortifiés sur tout son périmètre, un jeune homme, au centre de

la ville, sortait de son lit par une claire matinée d'été; les domestiques de la maison l'avaient déjà appelé Monsieur Jacques et les hôtes lui avaient déjà provisoirement dit «Vous», car il était trop grand pour le «tu» et pas assez pour un «Votre Seigneurie».

La datation des événements racontés et l'imparfait qui y est employé semblent les situer dans le passé. Or, la brève analyse qu'en fait Hamburger montre qu'il n'en est rien. À quel moment cette action se déroule-t-elle ? À la fin des années vingt du XIXe siècle. Et si maintenant nous nous demandons : Que s'est-il passé à cette époque ? La réponse serait qu'un jeune homme sort de son lit. Et si nous posons la question inverse : À quel moment le jeune homme sort-il de son lit ? La réponse ne saurait qu'être : «Vers la fin des années 1820 par une claire matinée d'été». Cette réponse met en évidence le fait que les verbes de situation «annihilent le caractère de passé propre à l'indication temporelle» (p. 97) car ce type de verbe ne peut être utilisé que lorsqu'il s'agit de référer à un passé proche qu'il est possible d'appréhender par la mémoire. Quelle relation y a-t-il en effet entre le fait que le jeune homme se trouvait «au centre de la ville», qu'il était dans son lit, que cette ville «était couverte d'ouvrages fortifiés» et que ce jeune homme «sortait de son lit» ? Cette description a simplement pour fonction d'établir le théâtre de l'action; elle «présentifie» sans aucune référence à un passé réel.

Cependant, si les verbes au passé perdent leur valeur temporelle, cela ne signifie pas que les événements sont vécus comme «présents», maintenant. Dans la fiction, le temps est un temps fictif, ou plutôt c'est un hors-temps créé par la narration. Et tout comme les temps du passé, le présent et le futur appartiennent, dans le texte de fiction, au système temporel mis en forme par la narration. Quand on dit que cette description «présentifie» le théâtre de l'action, cela signifie simplement qu'elle le rend présent sous nos yeux, tout comme le ferait une statue ou un tableau.

Dans la présentification, «le maintenant est second par rapport à l'être présent3, à l'ici,

et non le contraire» (p. 99).

Dans la fiction, les indications temporelles permettent, à l'aide des déictiques adverbiaux, d'étendre à l'infini les coordonnées temporelles à partir du point d'origine du discours narratif, du maintenant des personnages, aussi bien dans le passé que dans le futur. Et il en est de même avec les déictiques spatiaux qui, eux aussi, d'une manière analogue élargissent le Ici-Origine à l'infini et subissent un bouleversement comparable à celui des déictiques temporels. S'il est vrai que le temps ne peut être ni perçu ni représenté mais seulement connu et donc appréhendé que sous forme de concept, il est possible de se représenter concrètement l'espace. Ainsi une phrase telle que «À droite, il y avait une armoire» peut figurer aussi bien dans un énoncé de réalité que dans une narration fictionnelle. Cependant il existe un domaine où la représentation spatiale ne peut qu'être connue et non montrée, c'est la fiction. Dans la fiction les indications spatiales ne réfèrent pas à un Je-Origine réel mais au Je- Origine des personnages du récit. Et la différence est de taille. Un lieu géographique connu ne réfère pas à son existence réelle mais au champ fictionnel créé par la narration et la question de sa réalité devient superflue. Il n'est qu'un ingrédient prélevé par le récit dans la réalité et soumis à un travail de mise en forme qui le réfère non plus à un Je-Origine réel mais au champ expérientiel des personnages fictifs. Ainsi en est-il du film Providence (1977) de Resnais qui, à partir d'images de villes aussi diverses qu'Amsterdam, Paris, Bruxelles et Londres, crée une ville imaginaire qui constitue le champ expérientiel du héros (Icart, 1994). Dans un tel contexte, les indications de lieu n'ont plus aucune valeur et les déictiques spatiaux tels que «à droite», «à gauche», «plus loin», perdent leur référence à la réalité pour se rapporter à celle du personnage fictif. Aussi, Searle (1982) se trompe quand il dit que «nous saurons que Conan Doyle a commis une bévue si Sherlock Holmes et Watson vont de Baker Street à Paddington par un itinéraire géographiquement impossible» (p. 116).

En effet, il est absurde de postuler un «ici» et un «là» conçus comme les pôles d'une relation spatiale entre notre existence réelle et le lieu fictif d'un héros romanesque. Dans le registre de la fiction, Baker Street et Paddington ne réfèrent plus à un lieu géographique réel mais appartiennent au monde de la fiction et ainsi la carte géographique peut être redessinée en fonction non pas de notre existence réelle mais de celle fictive des personnages fictifs. Les relations spatiales sont celles produites par la fiction quand bien même il n'y aurait plus de vérification possible par l'image corporelle du lecteur. Il suffit de remplacer un lieu connu par un lieu imaginaire pour se rendre compte que le système de référence qui y règne est fictif. Des adverbes comme «en haut», «à droite», «vers le septentrion», «vers l'orient», etc., ne sont plus que des notions, de simples symboles et perdent leur fonction existentielle. Dans cet exemple, tiré des Affinités électives de Goethe, donné par Hamburger, cette description de la hutte par le jardinier ne permet aucune vérification possible des relations spatiales par l'image corporelle du lecteur :

On y a un spectacle incomparable : en dessous, le village, un peu à droite, l'église [...] en face, le château et les jardins [...] puis, à droite s'ouvre la vallée...

Dans le récit de fiction, le temps et l'espace ne sont que des ingrédients fournis par la réalité et constituent, au même titre que les autres éléments puisés dans la réalité, la matière première du récit que celui-ci met en forme et transforme en autre chose, en diégèse, en récit de fiction. La narration livre un champ fictionnel et «l'expérience de l'hic et nunc que la fiction transmet, c'est l'expérience de la mimésis d'hommes agissant, de personnages fictifs, sources de leur propre vie qui ne se déroule pas dans le temps et l'espace» (p. 124). C'est dans la mesure où la fiction présentifie des personnages comme pensant, espérant, agissant par eux-mêmes, en produisant l'apparence de la vie qu'elle arrache celle-ci au temps et à l'espace et donc, à la réalité elle-même. Le système temporel, tout comme celui des coordonnées spatiales, qui constituent l'expérience de l'auteur-narrateur, celui de la réalité, est

transposé et remplacé par un autre, celui du champ de la fiction où évoluent des Je- Origines fictifs et multiples, des personnages. La mimésis des personnages crée l'illusion de la vie et leur entrée en scène fait paraître comme non réels les objets décrits «car l'expérience de la réalité n'a pas sa source dans les choses mais dans le sujet lui-même [et] lorsque le sujet est fictif, toute la réalité géographique et historique est attirée dans le champ de la fiction, transformée en apparence» (p. 124). Hamburger commente le début de Hochwald de Stifter qui comporte une combinaison d'énoncés de réalité et de narration épique et met en lumière le fait que ceux-là basculent du côté de la fiction dès que les personnages entrent en scène :

Au nord du petit pays qu'est l'Autriche, une forêt, sur trente milles, étire ses traînées sombres en direction de l'ouest [...] Elle quitte la ligne des montagnes et continue ensuite vers le nord pendant plusieurs journées de marche. C'est aux environs de cet endroit où bifurque la forêt qu'est arrivée l'histoire que nous avons entrepris de raconter.

Il s'agit là d'une description qui satisfait aux critères d'un énoncé de réalité. Elle est mise en relation avec un Je-Origine réel et le «nous» qui est la marque caractéristique de l'énoncé théorique le signale. La suite réfère au «maintenant» du narrateur qui, bientôt, se transpose dans le passé :

Un sentiment de très profonde solitude me submergeait chaque fois, et c'était souvent, et volontiers, que je descendais vers le lac féerique [...] Souvent une pensée, toujours la même, m'envahissait quand je me tenais sur ce rivage [...] Souvent je m'asseyais, en ces jours évanouis, sur la vieille muraille...

Le «Nous» est remplacé par le «Je» et l'imparfait signale encore une fois qu'on est dans le présent du locuteur qui se remémore son passé. Cet énoncé ensuite se transforme en compte rendu historique pour remonter à une période plus lointaine, inconnue du locuteur :

Et maintenant, cher lecteur, si tu as suffisamment regardé, retourne avec moi deux siècles en arrière.

Ôte de la muraille par la pensée les campanules, les pâquerettes et les dents de lion [...], répands du sable blanc jusqu'au mur d'enceinte, place à l'entrée une solide porte de hêtre...

Cette phrase est donnée pour le produit de l'imagination d'un Je-Origine réel. Elle est mise en relation avec un locuteur et n'est donc pas une fiction bien qu'elle décrive un objet qui n'existe pas. Puis la présentation des personnages est amenée comme faisant partie du décor :

...les portes s'ouvrent brusquement - ce gracieux couple te plaît-il ? [...] La plus jeune est à la fenêtre et brode [...] l'aînée n'est pas encore habillée...

Le locuteur réel est encore manifeste dans cette présentation des personnages, lesquels sont introduits comme parties d'un tableau plus vaste. Mais lorsque les personnages prendront vie, l'écrivain disparaîtra et le système énonciatif basculera du côté de la narration épique, c'est-à-dire que le système de la réalité basculera du côté d'un système fictif ayant pour pôle les personnages fictifs agissant par eux-mêmes :

Celle qui est à la fenêtre brode et jette de temps en temps un coup d'œil sur sa sœur. Celle-ci a tout d'un coup interrompu sa recherche et saisi sa harpe, d'où s’égrènent, depuis déjà un bon moment, des notes isolées, comme en rêve, des notes sans suite, écueils d'une mélodie qui aurait sombré. Soudain la jeune fille disait ...

À partir du verbe disait, la narration continue à l'imparfait et le contraste avec le présent de ce qui précède marque encore davantage la rupture entre l'énoncé de réalité et la narration fictionnelle. Ce disait ne renvoie pas à un événement passé, qui aurait lieu à un moment antérieur à l'existence du locuteur. Nous sommes dans le maintenant du personnage et nous l'éprouvons comme la source de sa propre vie.

En considérant la structure Sujet-Objet mise en place par la théorie de l'énonciation, nous voyons que l'objet de l'énoncé, dans un récit de fiction, est un objet fictif parce qu'il n'est pas structuré en fonction d'un Sujet d'énonciation, d'un Je- Origine réel comme référence du système spatio-temporel, mais réfère à des Je-

Origines fictifs, c'est-à-dire à des personnages. L'objet de l'énoncé n'est pas mis en relation avec le narrateur mais avec ses personnages qui agissent par eux-mêmes. La disparition du Je-Origine réel signifie que le locuteur disparaît en tant que sujet d'énonciation. La différence entre l'énoncé de réalité et la narration fictionnelle réside en ceci que dans la fiction il n'y a pas de relation Sujet-Objet entre l'objet narré et la narration, «le romancier ne raconte pas à propos de personnes et de choses, il raconte personnes et choses» (p. 126). Il n'y a pas de rapport relationnel entre l'objet narré et la narration. La narration est une fonction qui produit le récit, ce qui signifie que «la

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