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Le récit comme médiation du savoir

Dans le document Le récit et le savoir (Page 35-40)

Le récit est moyen de connaissance puisque tout discours sur le monde est organisation du monde. Le réel ne dit rien. C’est le regard porté sur lui qui le constitue en objet de connaissance et le fait connaître. En ce sens, le récit fictionnel et le récit factuel sont des récits au même titre puisque tous deux organisent le réel. Cela ne signifie nullement, d'une part, que l'autobiographie soit la simple transcription ou la reproduction de la vie, qu’il n’y ait aucune distance entre le récit et la vie ni, d'autre part, que le roman soit pure fiction n'entretenant aucun rapport avec la réalité. Le réel n’est jamais donné. Dire le réel est toujours transformation et invention. Le réel est toujours une construction de la pensée qui organise, structure, agence, interprète. Ainsi, par exemple, Jost (1992) a montré que lors de la retransmission télévisée en direct de la «révolution roumaine» en 1989, les commentaires des journalistes, «aussi ignorants que nous pour l'occasion», ne parvenaient pas à nous faire connaître une parcelle de l’histoire qui s’y déroulait. Ils ne parvenaient pas à dépasser le stade de la description du type : «Là, nous sommes toujours, je crois, dans le centre de Bucarest... Donc, un char... un camion à côté du char... une situation d'attente» (p. 35-36). Il ne s’agit que de l’énumération d’une succession d’instants sans lien de causalité et impossible à hiérarchiser les uns par rapport aux autres. Schaeffer (1987, p. 50) qui distingue, à propos de la photographie, l'opération de renvoi, l'identification référentielle et la lecture symbolique, classerait cette énumération comme ne dépassant pas le premier stade. La simple relation de ce qui est perçu et l’aphasie narrative qu’entraîne le blocage de l’identification référentielle ne forment pas un récit. Pour qu’il y ait récit il faut, conclut Jost, «une connaissance préalable de la réalité». Il existe bien, dans le réel comme dans ces images de la «révolution roumaine», des événements : un char, un camion, une situation d’attente; mais ces transformations dans les choses ne forment pas un système, c’est-à-dire un récit. C’est la médiation elle-même, celle dans le regard porté sur les choses, en les

détachant du flux incessant du réel, de la masse d’informations pour les hiérarchiser, les classer, les différencier et les ordonner, qui les transforme et les fait accéder au récit. Parce qu'ils ne forment pas un récit, ces événements rapportés par les journalistes ne sont que des occurrences. Une occurrence est un accident, c'est-à-dire quelque chose qui aurait pu arriver ou ne pas arriver, ou arriver autrement. L'événement en tant qu'occurrence constitue le matériau premier et informe du récit, de tout récit, qu'il soit fictionnel ou factuel. Cette équivalence première de l'événement avec l'occurrence, Ricoeur (1983a et 1986) la nomme «contingence» qu'il définit en trois points. En premier lieu, l'événement, en tant qu'occurrence, est simplement quelque chose qui arrive. Il n'a pas de qualité, est sans état et sans caractère. Il n'est ni exemplaire ni insignifiant, ni remarquable ni banal. Ensuite, il n'est pas nécessairement le fait de sujets anthropomorphes. En tant qu'occurrence, l'événement «ignore la différence entre la nature et la sphère humaine de l'action». Et finalement, l'événement n'est gouverné par aucune loi. Qu'il soit singulier ou répétable, qu'il appartienne «à une classe de cas semblables, à des types ou à des genres» importe peu. Ce n'est que prise à l'intérieur d'un récit, c'est-à-dire d'un système organisé «en une histoire une et complète», qu'une occurrence devient un événement, c'est-à-dire un fait régi par une loi au sein du récit. C'est de cette contingence soumise à une loi que le récit va tirer une rationalité selon une opération qui lui est spécifique, la mise en intrigue.

De l'inorganisation des occurrences multiples, le récit opère une sélection, un choix; il les détache de l'hétéroclite du réel et les érige en événements organisés en une histoire. C'est l'intégration et la soumission à la loi du récit qui fait de l'occurrence un événement. Quelle est l'opération par laquelle le récit transforme la multiplicité et l'hétérogénéité des événements en histoire ? Ricoeur répond que c'est par cette sorte d'«intelligibilité» qui consiste en un «prendre ensemble» et qu'il nomme «synthèse de l'hétérogène». Cette synthèse du divers, Aristote la nommait Muthos ou «agencement de faits» alors que Ricoeur la traduit par «mise en intrigue».

La mise en intrigue est une opération médiatrice qui transforme un état de choses chaotiques en un tout structuré, cohérent et homogène. Le récit est cette intelligibilité par laquelle le chaos s'ordonne. «La mise en intrigue est une opération plus qu'une structure», ajoute Ricoeur; et il identifie trois caractéristiques principales qui définissent cette mise en ordre des événements et qui la qualifient en tant qu'opération réglée ayant ses propres lois d'organisation qui constituent un traitement, un arrangement, une compréhension, une intelligence du réel :

1. d'abord, en tant qu'agencement de faits, un événement, dans un récit, est lié aux autres événements. Il s'établit une relation de solidarité signifiante entre les événements de sorte que chacun contribue à la progression du récit. Du coup, la définition de l'événement cesse de coïncider avec celle d'occurrence. Insérée dans un récit, une occurrence se charge de signification et surgit comme événement de l'histoire qui tire son sens de son rapport réglé aux autres événements. En ce sens, deux intrigues différentes ne se rapportent pas à un même événement même si «la matérialité des faits est semblable». Un événement inséré dans une intrigue est un élément singulier puisqu'il est chaque fois soumis à un processus de sémantisation différent.

2. Le deuxième trait souligné par Ricoeur se rapporte à la structure narrative proprement dite, à la logique des actions et des événements tirés de la contingence. Le récit organise les actions, les événements, les descriptions et assure leur unité pour les assujettir à une même finalité sémantique. Tout, dans un récit, concourt au même but.

3. Et enfin, le troisième trait concerne la manipulation temporelle que le récit fait subir à la contingence. Dans le réel rien ne commence, tout se succède. Il n'y a ni commencement, ni fin. Ce n'est qu'en regard du récit qu'un événement vaut comme début ou comme fin. Et de cette successivité incessante d'occurrences dans le réel, la mise en intrigue tire une configuration spécifique à chaque récit. Cette temporalité est donc duelle. Elle est la

temporalité qui sectionne le continuum indéfini du réel pour marquer un commencement et une fin arbitraires, et elle est cette temporalité particulière qui organise la succession des événements au sein de chaque récit en introduisant, dans cette clôture du récit, un milieu, qu'Aristote nommait péripétie, et qui consiste en une réorganisation totale des événements contre toute attente. C'est ce rapport entre commencement, milieu et fin qui définit la temporalité particulière du récit et qui fait que le temps de l'histoire ne coïncide pas avec le temps de la narration.

Le savoir se manifeste essentiellement dans le discours qui est devenu la forme privilégiée de représentation de la science. Mais si tout discours n'est pas récit, le récit est une des formes du discours et le savoir peut s'y exposer et s'y déployer en se soumettant aux lois du récit comme nous venons de le voir. On peut donc représenter ce rapport entre le récit et le savoir de la façon suivante :

Schéma 1 Savoir Récit Réel 4 1 2 3 discours

L'intersection [2] représente l'espace du récit en tant qu'il participe du discours. L'intersection [3] est l'espace des faits puisés dans le réel, des occurrences en tant qu'événements soumis à la loi du récit. L'intersection [1] situe l'espace du discours en

tant qu'énoncés de réalité producteurs de savoir(s) sur le monde; discours qui peut être de nature théorique (scientifique). Quant à l'intersection [4] elle dévoile l'espace du récit en tant qu'il participe du discours (2), qu'il organise les faits dans la narration (3) et qu'il est véhicule de savoir sur le monde (1). Si le récit contient un savoir sur le monde et croise la science en tant que discours, nous devons être en mesure de retrouver ce rapport entre science et récit dans des disciplines scientifiques spécifiques.

Dans le document Le récit et le savoir (Page 35-40)