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Le récit factuel comme énoncé de réalité

Dans le document Le récit et le savoir (Page 86-91)

2.4 Récit fictionnel et récit factuel

2.4.1 Le récit écrit

2.4.1.1 Le récit factuel comme énoncé de réalité

Hamburger commence par établir ce qui distingue la logique traditionnelle et la théorie de la communication de la théorie linguistique de l'énonciation. La logique traditionnelle s'interroge sur la structure sujet-objet de la proposition assertive à propos de laquelle on peut dire qu'elle est vraie ou fausse. Dans la théorie de la communication, ce qui est en cause, c'est la situation de parole où le «Je» désigne tous les émetteurs possibles d'un message et s'oppose au «Tu» de la classe des récepteurs; tandis que dans la théorie linguistique de l'énonciation, le sujet d'énonciation est en relation avec l'objet énoncé. Elle articule une structure Sujet- Objet qui vaut pour toutes les modalités propositionnelles (interrogatives, optatives, exclamatives, impératives) qui sont toutes considérées comme des énoncés, c'est-à- dire «les énoncés d'un sujet d'énonciation à propos d'un objet énoncé» (p. 45) où l'objet énoncé est le contenu énoncé. On énonce quelque chose à propos de quelque chose, quelle que soit la modalité propositionnelle. Trois catégories de sujet d'énonciation permettent d'ordonner en un système la totalité des énoncés et énonciations produits. Ces trois types de sujet d'énonciation correspondent à la première fonction ou au premier type d'usage de la langue qui est l'usage courant et qui consiste à produire des «énoncés de réalité». Ces trois catégories sont :

1. Le sujet d'énonciation individuel

L'énoncé individuel met en situation un sujet énonciateur qui est personnellement en cause parce que son énoncé se présente toujours sous la forme de la première personne du singulier [«Je»] mais cela ne préjuge en rien de son caractère subjectif. La lettre personnelle, par exemple, qui illustre bien ce type d'énoncé, peut présenter un caractère essentiellement objectif

mais témoigne toujours d'une personne individuelle. C'est le cas du journal intime, du mémoire, du document autobiographique, etc.

2. Le sujet d'énonciation théorique

L'énoncé théorique s'oppose à l'énoncé individuel en ce sens que la personne du sujet énonciateur n'est pas prise en considération. C'est le cas par exemple de la chronique historique dans une phrase telle que «Napoléon vainquit à Iéna». Les ouvrages de science historique, les œuvres philosophiques sont des énoncés théoriques même si l'individualité propre de l'historien ou du philosophe influence l'œuvre car ce qui compte c'est le contenu de l'œuvre et non la personnalité de l'auteur. Les énoncés mathématiques, physiques ou logiques comme, par exemple, «les parallèles se rejoignent à l'infini», constituent les cas les plus purs d'énonciation théorique. Le sujet énonciateur n'y est pas apparent et donc n'est pas en cause car sa présence dans l'énoncé se manifeste sous la forme d'un sujet transindividuel.

3. Le sujet d'énonciation pragmatique

L'objet des sujets d'énonciation individuel et théorique est constitué de faits qui se présentent sous la modalité du constat. Ces deux types d'énonciation correspondent à la définition étroite de l'énoncé au sens logique et grammatical. Les autres modalités propositionnelles que sont l'ordre, la question, le souhait, etc., relèvent de l'énoncé pragmatique et sont dirigées vers l'action. Le sujet d'énonciation vise la réalisation du contenu de son énoncé.

En considérant l'énoncé comme l'énonciation d'un sujet à propos d'un objet, la théorie de l'énonciation fait apparaître que c'est la totalité du vécu manifesté dans la langue qui est en cause. Si un énoncé peut atteindre une objectivité absolue dans une phrase telle que : «les parallèles se rejoignent à l'infini», c'est que le sujet d'énonciation est un sujet transindividuel «représentant tous les sujets possibles et qui, se fondant dans la généralité, n'a pas à se manifester comme sujet repérable d'énonciation» (p. 53).

Par contre, on ne peut atteindre à une subjectivité absolue puisqu’il ne peut y avoir d'objet énoncé sans sujet d'énonciation, ainsi «l'objet de l'énoncé reste toujours visible quel que soit le caractère subjectif de la formulation» (p. 53). Et par conséquent, la détermination de l'objectivité ou de la subjectivité d'un énoncé pourra être établie avec plus de précision. Tout énoncé, qu'il soit théorique, individuel ou pragmatique peut revêtir un caractère plus ou moins subjectif ou plus ou moins objectif. La catégorisation des sujets d'énonciation n'établit pas une échelle d'objectivité ou de subjectivité. L'énoncé individuel ne se manifeste pas sur un mode plus subjectif que l'énoncé théorique parce qu'il recouvre plus souvent la forme du «Je». Ainsi cet énoncé théorique de Kant : «Ô devoir, grand nom tout en élévation [...] qu'en est-il de ta respectable origine, et où trouvera-t-on les racines de ta primitive noblesse ?» (dans Critique de la raison pratique) paraît plus subjectif que l'énoncé individuel «Je suis professeur». L'énoncé individuel : «Que la vie est dure!» est plus subjectif que l'énoncé pragmatique «Ne pas se pencher par la fenêtre!». Il est incontestable que la polarité sujet-objet de la phrase assertive, que l'on retrouve le plus souvent dans les énoncés théorique et individuel, est moins affectée par l'inscription émotionnelle que celle de l'énoncé pragmatique. Mais il est vrai aussi que la question kantienne est un énoncé dont le sujet se met plus en avant que dans le cas de l'énoncé théorique «les parallèles se rejoignent à l'infini». Cependant «il n'y a pas d'énoncé qui ne puisse être interrogé quant à son degré d'objectivité ou de subjectivité» (p. 52). En ce sens, la théorie de l'énonciation révèle que la structure sujet-objet de l'énoncé n'appartient pas uniquement à la proposition assertive. Cette structure est valable pour toutes les modalités propositionnelles. La conséquence en est que, démontre Hamburger, les objets décrits dans un énoncé existent indépendamment du fait qu'ils sont décrits. Napoléon a existé indépendamment des documents historiques qui l'attestent ou qui en témoignent. Il en est ainsi également des objets décrits dans ce texte de Shanahan cité par Searle. Mais l'énoncé de réalité ne concerne pas uniquement les objets doués d'une réalité empirique ou un objet

abstrait «idéal» comme un théorème mathématique. L'assignation d'un prédicat de réalité à un fait, de quelque nature qu'il soit, en fait un énoncé de réalité car ce qui définit un énoncé de réalité n'a pas son fondement dans la réalité de l'objet énoncé. S'il en était ainsi, le concept de réalité serait soumis à toutes les conceptions physiques, cognitives, ontologiques et métaphysiques, et l'on se heurterait ainsi à autant de désaccords qu'il y a de conceptions différentes. En outre un mensonge, une hallucination, un objet d'énoncé «irréel», le rêve par exemple, invaliderait la définition de tout énoncé comme énoncé de réalité. Or, un énoncé ayant une hallucination pour objet est un énoncé de réalité dans la mesure où c'est d'une part, un discours effectivement tenu par un sujet à un moment précis et, d'autre part, l'objet fantasmé est pour le sujet d'énonciation qui fantasme «tout aussi indépendant du fait de son énonciation que l'objet dont l'existence empirique est attestée» (p. 58). L'hallucination ou le mensonge ont une indépendance structurelle par rapport au fait de leur énonciation. Et le critère qui permet de témoigner de la réalité du sujet d'énonciation est bien celui de sa place dans l'espace-temps. Cette question peut se poser pour chacune des trois catégories de sujet d'énonciation. La réponse est bien sûr tout de suite évidente pour le sujet d'énonciation individuel dont les énoncés peuvent être datés et ainsi témoigner de l'existence du sujet. Quant au sujet d'énonciation théorique, quel que soit le degré de subjectivité ou d'objectivité que puisse prendre son énoncé, sa place dans le temps est d'une pertinence secondaire puisque sa généralité en fait un sujet impersonnel. Le sujet d'énonciation pragmatique, quant à lui, réfère toujours à l'instant présent comme l'indiquent les modalités propositionnelles qu'il met en jeu. Aussi, les énoncés pragmatiques sont plutôt le fait de la langue parlée et ne se retrouvent dans l'écrit que dans le cas des propositions rhétoriques ou de la littérature. La réalité telle que définie ici est donc cette réalité énonciative qui met en présence deux pôles : celui du sujet et celui de l'objet, l'existence de celui-ci étant indépendante du fait que celui-là en dise quelque chose plutôt que rien.

Nous pouvons dire que la thèse de Hamburger est en accord avec les théories scientifiques les plus modernes. Hamburger la fonde par rapport à la théorie du réalisme naturaliste. Tandis que la théorie idéaliste de la connaissance fait de l’étant un objet immanent à la conscience et qui se donne dans la corrélation sujet-objet, le réalisme naturaliste distingue la connaissance des autres processus de la conscience comme la représentation, la pensée, l'imagination par rapport auxquelles elle se pose en transcendance car «il n'y a de connaissance que de ce qui d'abord est, indépendamment du fait qu'il soit connu ou non..., puisque le monde dans lequel nous vivons et que nous transformons en objet par la connaissance n'est pas créé par notre seule connaissance» (Hartman, in Hamburger, p. 59). Ainsi entre l'objet saisi au niveau d'une théorie de la connaissance et sa manifestation dans la structure de l'énoncé il y a, pour Hamburger, isomorphie.

À cela, nous pouvons ajouter, en nous référant à Hempel (1972), que la théorie de l'énonciation est en accord avec le vérificationnisme du XIXe siècle et le falsificationnisme du XXe pour lesquels est considéré comme référent (objet) ce qui peut donner matière à preuve, ce qui peut servir de pièce à conviction. La vérité d'un énoncé ne réside pas dans son adéquation à la réalité, c'est-à-dire dans le fait que «je peux prouver parce que la réalité est comme je la dis» mais plutôt dans une justification qui se fonde sur une double règle. La première, de type judiciaire, stipule que «tant que je peux prouver, il est permis de penser que la réalité est comme je la dis». Il peut donc bien y arriver qu'un énoncé soit réfuté par un autre. Mais comment assurer la vérité d'un énoncé non réfuté ou pas encore réfuté ? C'est là qu'intervient la deuxième règle, de nature métaphysique, qui stipule qu'un même référent ne peut fournir une pluralité de preuves contradictoires. En d'autres termes, Descartes avait raison : «Dieu n'est pas trompeur». La vérité ne se fonde donc pas sur la réalité de l'objet mais sur l'énoncé d'un sujet d'énonciation dont les preuves fournies par lui et non encore réfutées légitiment cet énoncé comme vrai... jusqu'à preuve du contraire. Ainsi le falsificationnisme se ménage une porte de sortie en acceptant implicitement

la possibilité d'un énoncé qui réfuterait un premier. On peut donc conclure que pour le falsificationnisme, tout comme dans la théorie de l'énonciation, l'objet a une existence autonome par rapport au sujet de l'énonciation qui seul fonde la réalité de l'objet de son énoncé, et assure, en respectant les règles du jeu de la science, un horizon de consensus parmi la communauté scientifique.

Si donc ce qui fonde la réalité d'un énoncé n'a pas son origine dans la réalité de l'objet mais dans celle du sujet, on peut sans conteste affirmer que tout énoncé est un énoncé de réalité. La structure sujet-objet du «système d'énonciation de la langue est le pendant linguistique du système de la réalité lui-même» (p. 60). La langue n'est pas une substance qui ferait face à une autre substance, la réalité, qu'elle serait supposée refléter comme l'exprimait la théorie du miroir de Wittgenstein. La réalité est ce qu'énonce le sujet d'énonciation selon certaines modalités. Dans la théorie de l'énonciation, la notion de réalité ne décrit pas l'objet mais le sujet d'énonciation qui est l'élément structural de tout énoncé puisque c'est lui qui est à l'origine des facteurs de variations contextuelles. Puisque tout ce qui est pensé ou représenté peut être l'objet d'un énoncé et que les contextes peuvent varier à l'infini, la structure linguistique ne peut être reconnue qu'à partir du sujet d'énonciation. Et c'est cette description de l'usage courant de la langue, la langue ordinaire, qui permet à Hamburger de décrire en comparaison la langue de la fiction littéraire qui constitue la deuxième fonction, le deuxième type d'usage de la langue.

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