• Aucun résultat trouvé

Le savoir dans le récit de fiction

Dans le document Le récit et le savoir (Page 136-144)

Le récit se présente donc comme une structure duelle. D'une part, la structure narrative proprement dite de laquelle relève la logique des actions et les procédures d'accréditation de la diégèse. À ce niveau, elle est indépendante des techniques qui la prennent en charge et est l'objet de l'analyse structurale classique, celle de Bremond et de Greimas entre autres. D'autre part, la structure discursive qui correspond à l'acte de narration et qui relève de la rhétorique. Elle est intimement liée à la technique particulière qui relaie le récit; elle prend en charge la structure narrative dans l'énonciation et elle a une fonction persuasive. Le récit s'applique à persuader et à convaincre le destinataire, à lui faire accepter son propos en le faisant entrer dans le jeu de son argumentation, par le déploiement de toutes les stratégies rhétoriques à sa disposition et par la mise en œuvre d'une machine qui vise à le guider pas à pas vers la conclusion voulue par le destinateur. Mais dans le film de fiction classique, dans le roman, la fonction argumentative n'est pas explicite, elle est réduite au minimum. Le narrateur efface les traces de son énonciation. Cependant la fonction argumentative n'en est pas moins présente même si elle reste implicite. L'argumentation peut être perçue uniquement comme raisonnement. Elle s'identifie alors à la logique. Mais l'objectif d'une argumentation, dans une acception plus large, est aussi de rendre crédible une conviction intellectuelle par le moyen d'une adhésion affective (Perelman et Tyteca 1970; Bange, 1981). Et lorsque Broch affirme que «la connaissance est la seule morale du roman», son affirmation s'inscrit dans cette conception large de l'argumentation.

Il y a des récits qui sont l'illustration d'un événement historique, d'une découverte scientifique ou technique, d'une situation sociale. Ce sont des récits à thèse, explicitement didactiques, dans lesquels la doctrine soutenue et défendue est présente avec lourdeur et insistance et où le discours de l'énonciateur forme une saillie visible au premier plan. Ces récits «traduisent une connaissance non

romanesque dans le langage du roman» (Kundera, 1986, p. 54). Leur fonction argumentative est manifeste. Mais les récits dont la raison d'être est de dire ce que seul un récit peut dire, ces récits-là n'examinent pas la réalité mais quelque chose d'abstrait. Et cette chose abstraite, Kundera l'appelle le thème, c'est-à-dire ce quelque chose «qui donne à l'ensemble du [récit] une cohérence intérieure, la moins visible, la plus importante» (p. 106). Mais le thème, dans ce genre de récit, n'est pas une pensée doctrinale comme dans les récits à thèse. Ceux-ci explorent la réalité, ils en sont une illustration, tandis que le champ du récit de fiction est celui de l'existence, le champ des possibilités humaines. Nous appellerons ce genre de récit, récit littéraire qu'il soit filmique ou romanesque. Le récit littéraire développe un thème selon différentes lignes narratives. Il examine une possibilité du monde humain, une possibilité non réalisée mais qui aurait pu être si... la réalité avait suivi ce chemin-là. Il examine une possibilité extrême du monde humain, une possibilité de l'existence «qui nous fait voir ce que nous sommes [et] de quoi nous sommes capables» (p. 62).

En ce sens, on peut dire que le récit littéraire ne ressemble à aucune réalité connue mais qu'il propose un modèle possible de la réalité que prennent en charge les postulats de vraisemblance. Il développe une «théorie» qui est le thème développé par le récit, c'est-à-dire la conclusion vers laquelle le destinataire-récepteur est guidé par l'argumentation que développe la narration. Le terme «théorie» ici doit être compris comme «tout essai de résoudre un problème par des moyens cognitifs, c'est- à-dire non au plan somatique ou pragmatique mais par l'utilisation du langage dans le cadre d'une interaction sémiotique»; et par «résoudre un problème», il faut entendre la «résolution d'un état de tension soit dans le domaine réflexif (par la constitution de modèles possibles de la réalité), soit dans le domaine moral-social par la suggestion de normes de comportement» (Bange, 1981, p. 101). Le récit de fiction, le récit littéraire a donc une fonction de connaissance puisqu'il comporte une théorie. En effet, le thème que le récit développe et qui assure son unité, ce thème, inséré dans le récit littéraire change de nature. Il n'est plus une pensée dogmatique, il devient une

pensée hypothétique puisque le récit littéraire est expérimentation, méditation, exploration d'une possibilité. Le territoire du récit littéraire, dit Kundera (1986, p. 101), «c'est le territoire du jeu et des hypothèses». De cela découlent deux conséquences.

Premièrement, en tant que «jeu», le récit littéraire de fiction ne s'oppose pas à la réalité. Le jeu ne s'oppose pas au réel car on ne peut définir le jeu en l'isolant de son rapport à la réalité. Le jeu contient son propre sérieux et sa propre utilité.

Définir le jeu est en même temps et du même coup définir la réalité et définir la culture. Chacun des termes permettant de définir les deux autres, ils sont chacun élaborés et construits à travers et sur la base des deux autres. Comme aucun des trois n'existe avant les autres, ils sont tous simultanément le sujet et l'objet de la question qu'ils nous posent et que nous leur posons (Ehrmann, 1971, p. 55).

La fiction est donc une institution historiquement constituée et contextuellement déterminée. Elle est un des modes possibles de la communication reconnu comme tel par les membres de la culture dans laquelle elle prend place. Le récit littéraire de fiction évoque des situations et les manipule en explorant diverses possibilités logiques, en expérimentant différents modèles d'analyse. Et en ce sens, il ouvre le champ du possible, le prolonge, le complète en ce qu'il permet de mettre à l'épreuve des situations interdites ou méconnues dans la réalité.

Deuxièmement, en tant qu'«hypothèse», la fiction, tant et aussi longtemps qu'elle est reconnue en tant qu'institution, fonctionne comme toute hypothèse scientifique à cette différence que le critère vrai-faux ne s'y applique pas parce que non destinée à une vérification dans la réalité4, à une expérimentation; mais elle

constitue, au même titre, un moyen de connaissance de la réalité sociale en ce sens qu'elle représente une étape préalable à tout commentaire sur la réalité, celle de la construction d'un monde possible. Sallenave (1997) voit dans les situations fictives

4Il peut y avoir, par contre, vérification intradiégétique comme nous pouvons l'observer dans le chant III du huitième chapitre de l'Odyssée d'Homère quand Ulysse demande à l'aède Démokodos de raconter l'épisode du cheval de Troie dont Ulysse lui-même en est le héros.

des formes élémentaires du sentiment et de l'action exposées selon des modèles semblables aux schémas et aux modèles mathématiques ou physiques et dont l'influence éducative combine deux éléments essentiels susceptibles de faire autorité sur l'esprit : une signification universelle et un appel immédiat. En ce sens, la fiction surpasse la réflexion philosophique et la vie réelle. Elle a alors sa place dans la théorie moderne de la connaissance où «l'homo ludens est un chaînon essentiel entre l'homo sapiens et l'homo faber» (Bange, 1981, p. 100) :

La cybernétique...nous enseigne que la forme la plus haute de débat d'un système cybernétique avec son environnement consiste dans la construction d'un modèle intérieur de l'environnement par le système. Des jeux sur et avec ce modèle conduisent pour finir à la construction d'autres modèles de situation d'environnement possibles, à des modèles qui sont en réalité des modèles de mondes imaginaires. (Bange, 1981)

Le récit de fiction est une anthropologie exemplaire d'où l'homme peut tirer des lumières sur sa nature, sur ses besoins, sur son histoire. Il informe au sujet des formes possibles de vie. Kibédi Varga (1989) identifie trois questionnements narratifs fondamentaux. Le premier concerne le faire : Comment dois-je me comporter dans la vie quotidienne ? Que dois-je faire ? Le deuxième concerne le vivre : Comment les hommes vivent-ils ? Comment devrait-on vivre ? Le troisième qui est l’aboutissement des deux premiers concerne l’être : Pourquoi être ? Ces trois questionnements peuvent se ramener à un seul qui les contient et les intègre et qui est celui de toutes les sciences sociales : Comment les individus forment-ils société ?

C'est la question que pose et que veut résoudre pour le Québec, dans un contexte de mutation culturelle, la télésérie Jasmine. Il nous reste, à présent, à élaborer, en gardant ces concepts en mémoire, une méthodologie nous permettant d'aborder l'analyse de la fonction argumentative de ce récit filmique de fiction. Pour ce faire, nous devons d'abord examiner certains aspects et principes de l'analyse du récit.

Chapitre troisième Les catégories du récit

De ce qui précède, nous déduirons un certain nombre de présupposés. Tout d'abord, un récit est un discours adressé à quelqu'un. Ensuite, le récit, même s'il se présente sous une forme monologique, est tout entier pris dans une relation dialogique qui met en présence un énonciateur-narrateur et un récepteur-co- énonciateur. À ces deux interlocuteurs présents qu'appelle la situation narrative s'ajoute un tiers témoin, toujours présent, que représente l'Ordre Symbolique, la Culture, le contexte socioculturel, et qui est ce qui fait Loi. Tout en se dérobant à l'un et à l'autre, il est l'instance qui garantit la vraisemblabilité des propositions énoncées, du monde postulé par le récit. Et finalement, un récit filmique est un texte, c'est-à- dire une structure discursive qui organise plusieurs codes, spécifiques et non spécifiques.

La notion de texte est, ici, fondamentale pour notre propos. Dans le récit de fiction audiovisuel interviennent des codes spécifiques, ceux de l'audiovisuel (code de l'image, mouvements de caméra, échelle de plans, agencement des séquences, etc.), des codes non spécifiques qui sont des codes culturels (code vestimentaire, code gestuel, musical, code de la langue, etc.) et des codes propres à la communication narrative fictionnelle. Ce qui est dit par le texte, son message, est la résultante de l'articulation de ces codes multiples qu'il organise, ce qu'on appelle son système textuel. Les unités de signification dans le récit audiovisuel ne sont pas discrètes mais forment un continuum allant du photogramme5 à la totalité du récit en passant par le

plan et la séquence. Mais dans le récit audiovisuel, la concaténation des plans et la relation biunivoque qui les lie assurent la cohérence linéaire. Un texte filmique est une succession ordonnée de plans qui articule, en tenant compte de certaines contraintes syntaxiques, pragmatiques, stylistiques, la multiplicité des codes qui le composent selon les deux dimensions de la simultanéité et de la successivité. Celle-ci

5 L'image télévisuelle ne comporte pas de photogramme en tant que tel, puisque le balayage horizontal de l'écran ne donne à voir qu'une moitié d'image. Mais les besoins de l'analyse peuvent figer cette image en photogramme. Voir Michèle Caron (1996).

relève de la structure syntaxique et celle-là de la structure sémantique. Deux conséquences découlent de cela. Premièrement, l'interprétation d'unités plus grandes est fonction de l'interprétation d'unités plus petites et, deuxièmement, les unités de signification ont pour référents des faits dans un monde possible, le monde postulé par le texte. Ainsi, le concept /soucoupe volante/ a une signification qui prend sens au niveau paradigmatique par différenciation avec d'autres types d'engins spatiaux et, au niveau syntagmatique, par rapport aux valeurs assignées aux étants du monde évoqué par la diégèse. Les interprétations d'un texte ne sont donc pas absolues mais relatives. Les unités de signification d'un texte filmique ne peuvent être interprétées que par rapport aux autres unités de signification. Et nous retrouvons là une des lois de la sémantique du discours, à savoir la relativité de toute interprétation ou, plus exactement, que l'interprétation de toute unité de signification d'un texte ne tire son sens que de son rapport à l'unité qui la précède tout en se laissant creuser par la marque de son rapport à l'unité qui la suit dans un jeu de renvois infinis subsumé sous la «macrostructure», coiffé par la «diégèse», assujetti au «thème», au monde possible évoqué, selon la terminologie utilisée par les différents courants théoriques. La cohérence d'un texte est donc fonction tant des connexions entre unités de signification que de leur relation à la diégèse.

Mais la cohérence est aussi déterminée par des conditions pragmatiques. Ces conditions font référence au contexte de communication, incluant le narrateur et le narrataire. Tout récit communique quelque chose. Tout récit est informatif. Et l'une des règles de la pragmatique stipule qu'un discours, un texte, un récit, n'a pas besoin de contenir une information déjà connue du destinataire. Cette connaissance supposée connue peut être contextuelle ou générale.

Une connaissance contextuelle renvoie à la présence ou à l'absence, dans le texte, de certains étants. Dans Jasmine, la présence à l'écran de la ministre de l'Emploi de l'époque (1996) n'a pas besoin d'être explicitement mentionnée puisqu'on suppose qu'elle sera reconnue par tout spectateur québécois à qui la télésérie est

destinée. À l'inverse, dans Les tacots (1973) d'André Melançon, par exemple, la ligne thématique Homme/Femme est surdéterminée par le thème oppositionnel Anglais/Français qui est absent du développement du récit. Mais son écho contamine suffisamment le premier pour que son évacuation du récit puisse continuer à fonctionner comme hors-champ narratif (Icart, 1981).

Une connaissance générale réfère à des postulats de signification, par exemple /célibataire/ suppose l'état /non marié/, et le code de la langue est un de ceux qui composent le récit audiovisuel. Mais plus généralement, dans le récit filmique, la connaissance générale est conventionnelle, c'est-à-dire qu'elle réfère à une connaissance partagée sur le monde et, dans ce cas, elle mobilise le savoir encyclopédique du spectateur. Vidas secas (1963) de Nelson Pereira dos Santos commence par l'émigration des paysans qui fuient la pauvreté et l'aridité du sertão brésilien, mais l'action de l'homme sur la nature et le contexte socio-économique qui ont produit cette pauvreté et qui surdéterminent l'ensemble du film sont tus parce que supposés connus du spectateur. Dans ce cas, la distance et le temps peuvent faire obstacle à cette connaissance générale et conventionnelle. Ainsi, chaque époque apporte sa lecture d'un texte. Toute interprétation est relative à une lecture effectuée dans un temps et un espace déterminés, s'appuyant sur la diégèse construite par le texte. Une connaissance conventionnelle ne réfère donc pas seulement à des faits dans le monde réel. Elle fait référence également à des faits produits par la diégèse. Ainsi, par exemple, la planète Krypton dans Superman (1978) constitue une connaissance conventionnelle dans le cadre de ce récit puisque des postulats de vraisemblance accréditent les faits possibles dans ce monde.

De ces contraintes pragmatiques découle une conséquence importante pour la lecture d'un récit. Certains faits et certaines connaissances, impliqués par le récit, peuvent rester implicites même s'ils sont essentiels à la cohérence globale du texte. Le récit réclame interprétation. Il convient donc d'établir et de préciser les concepts nécessaires à cela. Pour se constituer, tout récit de fiction doit s'organiser autour d'une

diégèse qui alimente une suite d'événements ou histoire prise en charge par une narration. Ce sont ces concepts que nous allons préciser maintenant.

Dans le document Le récit et le savoir (Page 136-144)