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Stockage,  catégorisation  et  analogie

CHAPITRE  2.   Etude  des  variations  phonologiques  en  production  et  perception  :  cadres  théoriques

6.   Qu’en  déduire  pour  nos  recherches  sur  l’input  ?

6.2.   Stockage,  catégorisation  et  analogie

6.2.

Stockage, catégorisation et analogie

La structuration de ces connaissances doit s’opérer car la mémoire lexicale seule ne peut emmagasiner tous les exemplaires. Selon Pierrehumbert (2000) la mémoire décroît avec le temps. Le rappel des occurrences entendues hier est plus vivace que les occurrences mémorisées il y a quelques jours. Le modèle basé sur l’usage postule que des constructions ou des schémas généraux émergent à partir d’un apprentissage statistique des unités linguistiques concrètes. Pour Nardy (2006 : 71) : « C’est sur la base de la similarité entre les différents exemplaires que vont être isolées des catégories plus abstraites ». Le modèle des règles variables dans le cadre de l’acquisition de la variation repose également sur le postulat d’une sensibilité statistique (Patterson, 1992, Roberts, 1994). Les partisans des règles variables postulent la représentation précoce de catégories abstraites (nom, verbe, complément, etc.) alors que pour les partisans d’un apprentissage item par item, l’enfant se contenterait de stocker et traiter des formes de surface. Cette approche exemplariste occulte toute possibilité d’abstraction, les productions enfantines émergent d’un copiage des formes mémorisées. Foulkes (2006) écrit à ce sujet : “It is non clear

either to what extent the store of traces is subject to abstraction, what form that abstraction takes, or what role (if any) the abstract representation plays in speech production or perception “

(Foulkes, 2006 : 25).

Pour la théorie basée sur l’usage, en revanche, un compromis se crée entre les deux courants (approche exemplariste vs approche par règles variables). En effet, ce courant admet à la fois la mémorisation d’exemplaires ou de formes de surface comme première étape de l’acquisition mais également la possibilité de construire par généralisation des structures plus abstraites. Néanmoins, à la différence de l’acquisition des règles variables, il n’ y aurait pas à la base une capacité précoce d’abstraction et une disparition des formes mémorisées dans l’input au profit de règles variables abstraites. L’approche basée sur l’usage admet la coexistence de formes concrètes mémorisées et de représentations abstraites de la grammaire.

70 Plus encore, aucune représentation abstraite n’est possible sans contenu lexical ou phonétique. Il n’y aurait pas d’un côté les principes généraux du langage et de l’autre les unités linguistiques. Tomasello (2003) développe l’image de la coexistence du corps et de la périphérie ou pour le dire autrement de la relation entre la grammaire et le lexique. Selon lui, les locuteurs fluents de l’anglais ne contrôlent pas seulement les hautes constructions syntaxiques abstraites (past tense, prétérit, passive construction) mais aussi des expressions concrètes basées sur des mots individuels ou des phrases, comme des phrases ritualisées, des idiomes, des métaphores, et des phrases avec des collocations non canoniques.

Une voie possible pour penser la compétence linguistique revient à penser celle-ci comme un inventaire de constructions, avec un nombre d’entre elles similaires les unes aux autres et résidant dans le corps et d’autres qui ont de faibles constructions et résidant plus vers la périphérie. Il n’y aurait donc pas d’étanchéité et d’indépendance entre les règles de base, les items idiosyncrasiques et les structures du langage. L’ensemble des constructions peuvent être acquises avec la même base de processus d’acquisition que sont selon Tomasello « intention

reading » et « pattern finding ». Ce que Tomasello nomme « Intention reading » représente ce

que l’on appelle l’attention conjointe. Elle apparaît chez l’enfant entre 9 et 12 mois. Elle définit l’ensemble des capacités d’attention à autrui permettant l’utilisation appropriée de l’ensemble des symboles linguistiques, de la maîtrise des tours de parole et de la manipulation des intentions ou des états mentaux des autres personnes. Cette capacité semble déterminante dans l’acquisition. Apprendre la signification communicative d’un mot individuel consiste d’abord, chez l’enfant à distinguer l’intention communicative d’ensemble de l’adulte. Ensuite, elle consiste à identifier le rôle de la fonction spécifique de ce mot qui joue dans l’intention communicative d’ensemble. C’est un processus de lecture d’intention et d’extraction. Tomasello (2003) prend l’exemple de l'enfant qui sait que sa mère souhaite lui mettre son chapeau (elle le tient en faisant des gestes).

Ce dernier suppose que son énoncé est lié à cette intention, et c'est ce qui guide son interprétation d'un mot nouveau dans l'énoncé. Ainsi l’entrée dans le langage serait liée à la lecture d’intentions communicatives.

71 L’étape succédant au stade de l’attention conjointe et de la perception d’intensions communicatives (en lien avec des morceaux concrets de langage) correspond au «

pattern-finding », que l’on pourrait rapprocher de l’activité de catégorisation. Elle représente la capacité

qu’aurait l’enfant de faire des analogies à partir des similarités entre exemplaires mémorisés. La linguistique fondée sur l’usage défend l’idée selon laquelle l’enfant est apte à faire des inférences statistiques sur la base d’éléments communs et à créer des catégories par similarité. Ce qui revient à une capacité à associer des éléments phonétiques ou lexicaux dans une même catégorie par leur ressemblance. Les éléments suffisamment différents de par leur saillance participeront à la création d’autres catégories, construites à leur tour sur la base d’éléments communs entre eux. Pierrehumbert (2000) indique par exemple que l’oreille ne peut pas distinguer des différences fines pour la fréquence fondamentale (f0) d’un même son. Donc ces éléments là ne pourront pas faire l’objet d’un critère pour la création d’une catégorie différente.

Cette relation directe entre lexique, stockage d’informations linguistiques et catégorisation apporte toute sa dynamique au modèle d’acquisition basée sur l’usage. La fréquence plus élevée d’une unité ou d’une construction conduira à un meilleur ancrage (entrenchment) c’est à dire à un plus haut degré de routinisation cognitive. L’exemplaire le plus fréquemment entendu et utilisé de la catégorie sera le plus souvent activé. Si l’on adapte le modèle à la production variable du /R/ en contexte post-consonantique final en français, on peut expliquer l’alternance de ce phonème devant consonne ou voyelle selon la théorie basée sur l’usage. En effet, si l’omission du /R/ post consonantique final est plus présente dans l’input d’un locuteur et dans ses productions pour des mots comme quatre, fenêtre… Alors l’exemplaire le plus activé sera l’exemplaire sans le /R/ puisqu’il sera davantage ancré dans son lexique sous sa forme tronquée. Cette variation pouvant apparaître différente dans un autre milieu social où l’exemplaire le plus présent tant en perception qu’en production contient la variable /R/, permet d’exprimer la dynamique de l’acquisition phonologique et les schémas réguliers de variation.

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6.3.

De la théorie basée sur l'usage à une approche émergentiste : propositions de