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Un  exemple  d’acquisition  d’exemplaires  lexicaux  :  les  mots  2  de  la  liaison

CHAPITRE  2.   Etude  des  variations  phonologiques  en  production  et  perception  :  cadres  théoriques

6.   Qu’en  déduire  pour  nos  recherches  sur  l’input  ?

6.1.   Acquisition  d’invariants  phonologiques  et  de  patterns  phonologiques  :  une  approche  basée  sur

6.1.5.   Un  exemple  d’acquisition  d’exemplaires  lexicaux  :  les  mots  2  de  la  liaison

Deux actions liées à la fréquence des exemplaires sont donc en jeu :

- Le maintien en mémoire de phonèmes ou de mots et leur utilisation en production selon leur plus ou moins grande disponibilité en fonction de leur fréquence de rencontre. La sensibilité statistique aux exemplaires conditionnerait leur choix, ou pour le dire autrement, plus un exemplaire aura été fréquent dans l’input, plus il aura de chances d’être choisi par le locuteur. Le choix d’un exemplaire dépendrait donc de sa fréquence mais aussi de sa récence dans l’input (Pierrehumbert, 2000),

- La possibilité, à partir d’une certaine quantité d’exemplaires, ou d’une masse critique suffisante, de généraliser et catégoriser l’ensemble des exemplaires sous une même classe grammaticale ou sous une même entité phonologique. Cependant, les exemplaires conservent une dimension concrète, même s’ils sont regroupés sous une classe générale, ils sont toujours associés à des réalisations spécifiques. Ainsi, en français par exemple, si la réalisation phonétique du phonème /a/ est majoritairement représentée par l’exemplaire avec une réalisation antérieure [a], d’autres exemplaires sont présents suivant des considérations diatopiques, dialectales ou liées à l’effet de phonétique combinatoire. C’est ce qui fait des modèles dynamiques, « où la forme des schémas ne sont pas déconnectés des constructions concrètes perçues et mémorisées. Ainsi les schémas ne sont pas fixes mais dynamiques dans la mesure où ils peuvent être réactualisées tout au long de la vie » (Dugua, 2006 : 132).

6.1.5. Un  exemple  d’acquisition  d’exemplaires  lexicaux  :  les  mots  2  de  la  liaison  

Je rends compte compte d’un travail (Chabanal et Liégeois, 2010) portant sur les productions erronées de liaison de Prune, jeune fillette de 3,4 ans, enregistrée une heure par jour environ durant une semaine en interaction avec ses parents. Nous avons souhaité observer les erreurs de liaison de la fillette en les mettant en relation avec les productions de ses parents. Parallèlement au corpus dense recueilli en situation naturelle d'interaction, nous avons pu récolter, pour Prune, des formes erronées notées "à la volée" au cours du même mois. Au total, nous avons pu constituer un corpus de 110 erreurs en frontière mot1-mot2 du type une abeille [ynzabɛj], un z-œuf [œ᷉᷉zœf].

66 Comme nous l'avons dit précédemment, nous faisons l’hypothèse que ces erreurs seraient liées à une segmentation syllabique en CV faisant émerger dans le lexique de l’enfant des formes lexicales de mots2 avec le phonème de liaison. Cette mauvaise segmentation multiplierait les exemplaires ("z-oiseau", "t-oiseau", "n-oiseau") que l’enfant pourrait mémoriser pour une même entité lexicale ("oiseau"). L’enfant aurait donc à sa disposition, pour un même mot2, différentes formes phonologiques activables après un même mot1. Les erreurs relevées dans les productions de Prune ont été classées en fonction de la consonne de liaison mise en jeu (/n/, /t/ et /z/). Dans le but d’observer si le choix de l’exemplaire utilisé en erreur était conditionné par les productions justes de Prune ou de ses parents, nous avons relevé pour chaque mot2 l’ensemble des exemplaires produits.

Ainsi, nous avons à notre disposition deux séries de données :

• l’ensemble des exemplaires de mots2 produits en contextes d’erreur par Prune (110 occurrences),

• pour ces mêmes mots2, l’ensemble des exemplaires produits par Prune et ses parents dans des contextes de liaison variables ou catégoriques réalisées justes.

A partir de ces données, nous avons souhaité mettre en relation les effets de fréquence et la variation lexicale. Les questions concernent l’effet du bain linguistique sur le choix de l’exemplaire :

• l’enfant utilisera-t-il en contexte d’erreur un exemplaire qu’il a forcément déjà produit ou entendu en contexte juste ?

• l’enfant qui entend et produit plus souvent un exemplaire (par exemple l’exemplaire "n-oiseau") le sollicitera-t-il davantage en contexte d'erreur (par exemple "beau n-"n-oiseau") ?

67 En réponse à la première question, il s'avère que Prune reprend majoritairement des exemplaires qu’elle a déjà produits et entendus dans des contextes justes de liaison (cf. figure 1). Les résultats montrent que 79,2% des exemplaires d'erreurs sont présents à la fois dans les productions justes de Prune et de ses parents. Par ailleurs, 7,5% des exemplaires produits en contexte d'erreur sont présents uniquement dans les productions parentales alors que 5,8% sont présents exclusivement dans les productions de Prune.

Figure 1 : présence en input et en output des exemplaires de mots2 produits par Prune

Contrairement à ce qu'affirme Wauquier-Gravelines (2003), nos données suggèrent que l'enfant reproduit essentiellement des exemplaires de mots2 apparaissant dans les événements d'usage (en production ou en réception). En effet, seulement 7,5% des exemplaires employés en contexte d'erreur ne sont jamais présents dans les productions de Prune ou de ses parents. On constate donc une faible part de création dans les contextes d’erreur et une variation des exemplaires qui semble conditionnée par le bain linguistique (dans 84,5% des cas).

68 Concernant la deuxième question, nous constatons (figure 2), dans la plupart des contextes d’erreurs (2/3), une tendance chez Prune à utiliser l’exemplaire de mot2 le plus produit par elle même et ses parents en contexte de liaison juste.

Figure 2 : fréquence des exemplaires produits en contexte d’erreurs

Pour ce qui est des exemplaires non en lien avec leur fréquence d’apparition chez Prune ou ses parents (21% des cas), des observations dans les tours de parole précédents ont montré qu’il n’y avait pas de lien direct entre les erreurs et la récence de cet exemplaire. Cependant, le peu de mots2 observés (5) ne permet pas de formuler de conclusions définitives. Cette étude illustre l’importance de la fréquence et de la reprise d’exemplaires dans l’input parental. Il va dans le sens d’une des notions de la linguistique fondée sur l’usage selon laquelle les événements d’usage représentés par des occurrences produites et entendues par le locuteur constituent l’expérience autour de laquelle se construisent leurs connaissances linguistiques.