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L’acquisition  de  la  liaison  :  scénario  développemental

CHAPITRE  4.   Variation  et  développement

2.   Acquisition  de  la  liaison  et  du  schwa  :  questions  de  recherche

2.1.   L’acquisition  de  la  liaison  :  scénario  développemental

La liaison est un phénomène d’alternance phonologique qui s’actualise entre deux mots (Mot 1 et Mot 2) par l’apparition d’une consonne de liaison dont la nature (/n/, /z/, /t/ dans 99.7% des cas, Boë, et Tubach) est déterminée par le type de Mot 1. Une condition nécessaire à son apparition est que le mot2 commence par une voyelle lorsqu’il est prononcé isolément. En revanche, cette consonne n’est jamais présente à la finale du mot1 lorsqu’il est situé à la fin d’un énoncé, ni à l’initiale du mot2 lorsqu’il occupe la première position d’un énoncé. Lorsque cette consonne de liaison est produite, elle forme généralement une syllabe avec la voyelle qui suit.

Comme nous le rappelons (Chevrot et al, cf.volume 2 : 62), « un /z/ est prononcé entre les mots les et écureuil dans la séquence les écureuils, avec une syllabification [le/zekyʀœj]. Mais, chez l’adulte, ce /z/ n’est prononcé ni dans les veaux ([levo]), ni dans Regarde les ! [ʀøɡaʀdɘle], ni à l’initiale de l’apostrophe Ecureuil ! [ekyʀœj] »

150 Mes premiers travaux (Chabanal, 2002, 2003) m’ont amené à travailler sur l’acquisition de la liaison obligatoire et facultative chez les enfants francophones. Cette recherche a été menée dans un cadre socio-cognitif. A savoir que je faisais l’hypothèse que les connaissances linguistiques données par la fréquence du bain linguistique et les connaissances sociales sur la valeur des variantes sociolinguistiques pouvaient conditionner la vitesse d’apprentissage de la liaison et des liquides post-consonantiques finales.

J’ai fait émerger une sociolinguistique développementale reprenant la méthodologie variationniste traditionnellement réservée aux adultes et adolescents.

Deux types d’études ont été faites. Un suivi longitudinal de deux enfants de 40 mois issus de milieux sociaux très contrastés, enregistrés en parole spontanée à raison de deux heures tous les deux mois. Une étude transversale en situation contrôlée de deux groupes d’enfants, d’origines sociales différentes à l’âge de 8 ans. Les résultats font apparaître dès 4 ans des différences sociolinguistiques précoces qui se poursuivent à l’âge de 8 ans. En effet, on constate un taux de liaisons justes parmi les obligatoires et les facultatives plus élevé chez les enfants issus de milieux dits « favorisés ». L’hypothèse selon laquelle le bain linguistique et la fréquence d’utilisation de variables joueraient un rôle n’avait pu être vérifiée qu’indirectement en me basant sur les milieux sociaux des parents et des études variationnistes ayant démontré un langage plus dense, plus riche et plus tourné vers la norme parmi les classes sociales favorisées socialement.

J’ai souhaité depuis, grâce au programme ANR5 « Phonlex » enregistrer les interactions parents-enfants afin d’observer les usages réels des locuteurs adultes s’adressant à leurs enfants.

Sur un plan théorique, deux approches s’affrontent sur la manière d’acquérir le fonctionnement de la liaison. la première de nature générative envisage l’acquisition de la liaison à travers des principes abstraits, déjà présents dans la structure cognitive du jeune locuteur . La seconde approche est exemplariste. Dans ce cadre, l’acquisition de la liaison repose sur la mémorisation de collocations extraites de l’input puis sur des constructions plus générales toujours en lien avec le lexique mémorisé.

151 Je me range derrière ce courant et un scénario développemental de l'acquisition de la liaison a été proposé dans ce cadre. Il prédit que dans un premier temps l’acquisition de la liaison repose sur la mémorisation d'une construction large regroupant mot1 et mot2 à partir des constructions les plus présentes dans l’input. Au cours de la deuxième étape, l'enfant va segmenter cette construction large et détacher le mot1 du mot2 sur la base du schéma Consonne-Voyelle, récurrent en français. Mac Neilage et Davis (2000) affirment que la production des formes CV est contrainte par le cycle mandibulaire chez l’enfant.

Ainsi, la consonne de liaison (à partir de maintenant : CL) va rester attachée à l'initiale du mot2, engendrant la mémorisation de plusieurs exemplaires d'un même mot2 ([zuRs], [nuRs] et [turs] par exemple).

Par exemple, L’enfant rencontre le mot « ours » dans les séquences « un ours », « des ours », « l’ours », « petit ours ». Selon la consonne qui précède, il associera parfois [nuʀs] au sens de ce mot, parfois [tuʀs], [zuʀs] ou [luʀs]. Le lexique du jeune enfant comporterait donc plusieurs classes d’exemplaires des mots 2, plusieurs allomorphes. C’est la raison pour laquelle on assiste, à des temps d’intervalles réduits (même journée), à la production du type [œ̃nuRs ], [ œ̃zuRs ] ou plus rarement [ œ̃luRs] du fait de la difficulté plus grande à produire cette liquide et de sa moindre fréquence dans les inputs de l’enfant.

La suite de l’acquisition reposerait sur le fait d’apprendre à associer la bonne « variante » ( [ uRs] , [nuRs], [zuRs], [tuRs] ) avec le mot adéquat : un + [nuRs] , deux + [zuRs], petit + [tuRs], etc. Selon Chevrot, Chabanal et al (2007 : 6) : « la seconde étape du processus d’acquisition consisterait à mémoriser les relations entre certains mots1 et la variante adéquate du mot2. L’enfant apprendrait que l’exemplaire [nuRs] suit le mot un, que [zuRs] suit le mot des, etc. Le moteur de cet apprentissage serait l’exposition aux séquences mot1-mot2 bien formées rencontrées dans l’environnement langagier. C’est donc l’usage du langage en réception qui contribuerait principalement à structurer ce réseau d’associations entre des mots1 particuliers et des variantes des mots2 ».

152 La troisième étape est proche du stade d’analyse distributionnelle de Tomasello. Elle rejoint la théorie de Bybee (2001, 2005) selon laquelle le développement est l’élaboration de constructions complexes intégrant la liaison, des items lexicaux et des catégories morphologiques et grammaticales. Selon nous, « en mettant en relation les séquences des + [zurs], des + [zan],

des + [zami] typiques de l’étape précédente, il élaborerait un schéma de type des + /zX/, qui lie le

déterminant indéfini pluriel à la classe des variantes commençant par /z/. Ce schéma lui permettrait de produire des liaisons correctes sans devoir rencontrer et mémoriser l’ensemble des combinaisons possibles entre les déterminants du français et les variantes des mots2 » (Chevrot, Chabanal et al, 2007).

Ce sont donc des réflexions de type analogique motivées par la fréquence et la nature des collocations mot1-mot2 en input et en output qui engendreraient la construction de schémas abstraits, sans pour autant que les généralisations effacent cette base empirique. Ainsi, au stade ultime du scénario que nous défendons, l'enfant aurait à disposition des schémas abstraits permettant la production d'énoncés qu'il n'a jamais entendus. Dans cette optique, la variation phonologique serait donc modélisée sur des bases empiriques liées à la fréquence des constructions.

Les critiques récentes faites à l'encontre du scénario basé sur l'usage portent notamment sur le fait que les enfants ne seraient pas sensibles à l'input. En effet, selon Wauquier-Gravelines (2010), les formes erronées produites par l'enfant ne seraient pas majoritairement des formes produites dans l'input adulte.

Selon l’auteure, « ces données (sur les erreurs de liaison) nous montrent que les enfants ne reproduisent pas du tout l'input adulte et qu'ils produisent des formes qu'ils n'ont jamais entendues » (wauquier-Gravelines, 2010 : 38). De ce point de vue, les productions des enfants seraient davantage liées à la fréquence de la CL ainsi qu'à l'harmonisation consonantique. Pour autant de nombreuses études attestent de la reprise de l’input parental par les enfants pour de nombreux énoncés. Behrens rend compte d’une étude longitudinale faite à partir d’un corpus dense composé d'interactions entre un jeune locuteur allemand et ses parents. Léo est enregistré durant trois ans (entre 23 mois et 59 mois).

153 D’après ces données, le langage précoce est hautement conservateur puisque les énoncés produits par l’enfant lors de sa quatrième année sont dans 63% des cas une reprise exacte d'un énoncé parental, que 27% diffèrent légèrement, (substitution, suppression ou addition d'un mot dans l’énoncé) et que 10% serait de la créativité substantielle. Dans le même ordre d’idées, Kidd et al (2010) établissent que chez des enfants anglophones âgés de 34 mois ans et 68 mois, la fréquence relative avec laquelle un verbe apparaît dans une construction syntaxique en input prédit la capacité des jeunes enfants à s'en souvenir et à reproduire ces constructions. Par ailleurs, Cameron Faulkner (2003) relève que le discours de douze mères anglaises adressé à l'enfant serait relativement restreint en termes de structures, ce qui faciliterait la mémorisation de structures majoritaires et récurrentes.

Ils constatent qu'un peu plus de la moitié des énoncés des mères commencent par 52 syntagmes identiques (impératif, copule, question) formés de deux mots ou de deux morphèmes. Parmi ces 52 syntagmes, 45% commencent avec seulement 17 mots différents. Les observations sur les discours enfantins révèlent également une forte corrélation entre les structures utilisées par les mères et celles utilisées par les enfants.

Ces études témoignent de trois faits d’importance concernant l’input parental : • la reprise d’énoncés par les enfants et leur faculté de mémorisation,

• la fréquence de certaines structures de l’input joue un rôle prépondérant dans la vitesse de l’acquisition de ces dernières chez l’enfant,

• le fait de proposer aux enfants une combinatoire limitée.

Ces éléments argumentent en faveur de la théorie basée sur l'usage (Tomasello, 2003). Dans le cadre de la liaison, ce modèle prédit que l'enfant mémoriserait plus rapidement des formes fréquentes et les reproduirait avant d'en déduire des principes plus généraux et de construire des schémas abstraits. Ce scénario serait facilité et rendu possible par la présence d'une combinatoire limitée et régulière formée de constructions récurrentes et fréquentes.

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