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Le statut du « disciple »

à grande échelle

3.2. Le statut du « disciple »

Cette accusation soulève la question de la nature et de la définition des « disciples » d’une pédagogie. Pierre  Bovet semble considérer le disciple comme le diffuseur et le passeur d’une pédagogie d’un contexte à un autre,

26 Lafendel et Audemars semblent avoir suivi le cours donné par Bontempi, à l’origine de la fondation

de la Maison des petits qui entend être une école d’application du cours. La référence montessorienne disparaît assez rapidement des énoncés des cours. Concernant la Maison des petits de l’Institut Rousseau, on se reportera à la contribution de Michel Christian dans le présent ouvrage (chapitre 10).

notamment culturel et national. Cette définition est centrée sur le disciple plus que sur le maître, et sur les résultats, plus que significatifs semble-t-il dans le cas de Bontempi. Selon cette première acception, qui joue dans le sens des transferts, Jeanne Barrère, pour la France, et Teresina Bontempi, pour le Tessin, sont incontestablement des « disciples », ou des passeuses de cet objet culturel qu’est la pédagogie montessorienne.

Maria  Montessori semble souscrire, en revanche, à une vision plus resserrée et plus traditionnelle du disciple, engageant une forme de verticalité dans le rapport à la transmission, ici pédagogique. Ce n’est plus tant le disciple qui se définit seul comme passeur d’une pédagogie, mais un couple maître/disciple qui entend confirmer une continuité entre l’un et l’autre. Cette définition a une histoire et s’ancre dans une tradition ancienne qui fait des relations intellectuelles directes, personnelles, voire intimes, un élément crucial de la relation entre maîtres et disciples. Cette relation, dont Waquet (2008) décrit les ressorts en Occident, se nourrit notamment du « savoir tacite » née de l’oralité et dépassant le seul cadre des cours magistraux. Ce savoir tacite suppose ainsi une forme d’imitation chez le disciple, mais également une reconnaissance de la parenté de la part du maître. Un disciple, dans ce second sens, n’existe qu’en dialectique avec un maître qui le rend possible ; il ne peut l’être sans l’assentiment du maître.

« Personne ne peut assumer la responsabilité d’enseigner en tant

qu’interprète de l’auteur une matière qui n’a pas été suffisamment développée par l’auteur lui-même, et sans être en communication directe avec celui-ci. »27

En ce sens, une pédagogie diffractée, qui entraîne une perte de distance avec le maître, ne peut prétendre à représenter légitimement et officiellement la pédagogie originelle. Maria  Montessori reproche ainsi à Barrère et à Bontempi d’avoir fait les choses « en cachette », et sans la tenir au courant.

« Mes élèves les plus cultivés, les plus au courant [de ma pédagogie]

elles-mêmes n’oseraient jamais faire ce que des personnes tout à fait inconscientes et naïves [Barrère et Bontempi] ont pris la responsabilité de

faire avec toute la confiance que les enfants ont en eux-mêmes. »28

27 Nous traduisons. AIJJR/FG.F.6/28 : lettre de Maria Montessori à Pierre Bovet, 31 octobre 1913. 28 AIJJR/FG.F.6/28 : lettre de Maria Montessori…

Cette argumentation s’articule également à la pratique ; les techniques et les pratiques pédagogiques engagent une forme de savoir du corps que les seules idées pédagogiques n’épuisent pas. La question de la formation des passeurs de la pédagogie relève clairement de cet enjeu. « Elle a

voulu s’émanciper et faire ce qu’elle ne pouvait pas faire »29, écrit encore Maria  Montessori à propos de Teresina  Bontempi. Elle précise enfin à Bovet qu’elle réfléchit à des cours qui, cette fois, prépareraient les aspirants

à « défendre, comprendre, présenter » les principes de la pédagogie30.

3.3. Diffraction et stratégie : le rôle nécessaire des mauvais

lecteurs

Ces deux manières d’être des « disciples » sont pour autant nécessaires à la diffusion d’une pédagogie. Maria Montessori semble en être consciente et souligne à plusieurs reprises le « sérieux » de l’Institut et le rôle objectif qu’il pourrait jouer dans la diffusion de sa pédagogie. Ainsi, les lecteurs divergents, les mauvais lecteurs, voire, pourquoi pas, les praticiens divergents (au regard d’une intention initiale du pédagogue dont la pédagogie porte le nom) sont tout de même des passeurs particulièrement efficaces – et le rôle de Jeanne Barrère dans la diffusion de la pédagogie Montessori en France en est un exemple particulièrement parlant. Pierre  Bovet ne manque d’ailleurs pas de le faire remarquer à Maria Montessori : « Quoi que vous en pensiez c’est à nos modestes efforts

que vous devez d’être connue actuellement comme vous l’êtes du public de langue française – aux efforts de Mademoiselle Barrère et aux miens. »31

Maria Montessori n’entérine donc pas le processus de diffraction et ne

revient pas sur la décision de ne pas travailler avec l’Institut32. Néanmoins,

elle n’empêche pas le processus : le choix de ne pas faire de label montessorien (y compris pour les formations), malgré la diffusion à grande échelle, en est un exemple explicite.

29 AIJJR/FG.F.6/28 : lettre de Maria Montessori…

30 Il faudrait ici faire l’histoire des activités de l’AMI, pour repérer à quel moment cette formation voit

le jour, et sur quelles bases. La distinction entre formation de praticiens et formation de formateurs est encore d’actualité.

31 AIJJR/FG.F.6/28 : lettre de Pierre Bovet à Maria Montessori, 27 octobre 1913.

32 Lorsqu’il revient sur l’incident, en 1932, dans Vingt ans de vie, Pierre Bovet écrit : « Mme Montessori

nous sut peu de gré de l’intérêt que nous portions à son œuvre. Elle limita le tirage de la traduction qu’elle avait encouragée et n’en autorisa pas une seconde édition » (Bovet, 1932, p.  49). Il avance également l’argument de « l’orthodoxie ».

Lettre de Maria  Montessori à Pierre  Bovet , du 27  septembre 

1916, dans laquelle elle confirme sa désapprobation et exige que

l’Institut 

Rousseau n’utilise pas son nom pour ses cours.

Photographie

La stratégie d’internationalisation montessorienne pourrait ainsi être décrite comme une stratégie du double gain : diffusion large d’un côté, par les cours internationaux et par les congrès, laissant par la suite la diffraction s’effectuer par elle-même  –  Antoine  Savoye, à ce propos, propose l’expression « effet tache d’huile » ; construction, d’un autre côté, de ses propres canaux de diffusion, restreints et resserrés selon une ligne conservant les intentions et le style de pensée de la pédagogue. Pour le reste, et bien que Maria Montessori ait été accusée de pratiquer des excommunications, il semble que la stratégie a été avant tout celle du silence : ne pas condamner, mais ne pas non plus entériner les expériences approximatives ou simplement mixées qui utilisent le nom de Montessori. C’est le silence que Maria  Montessori garde ainsi face aux

expériences dans le Tessin33, aux écoles dites « hétérodoxes » en Hollande,

aux écoles de Rome dirigées par Mlle  Santoliquido et, dans une certaine

mesure, face aux institutions de l’Éducation nouvelle34. Il faut en effet

attendre le Ve  Congrès à Elseneur, en août  1929, pour voir l’arrivée de

Maria Montessori en personne, et l’on se souvient de la posture particulière de la pédagogue, faisant une forme de « congrès dans le congrès » lors de l’événement de Nice, en 1932 (Mole, 2012).