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Individus et réseaux, individus en réseau

L

es idées naissent, vivent et demeurent grâce aux individus qui

les produisent, les portent et les transportent. Les contributions réunies dans la première partie de cet ouvrage misent sur l’effet de connaissance qui se dégage de la juxtaposition des itinéraires personnels et collectifs d’une diversité d’acteurs éducatifs. Comment ces individus forment-ils réseau ? Comment les structures réticulaires nées de ces échanges interpersonnels évoluent-elles et, avec elles, les personnalités qui les composent ? Comment les causes qu’elles portent en sont-elles affectées ? Autant de questions touchant à la nature de ces dynamiques relationnelles, à leur évolution dans le temps et dans l’espace et à leurs effets sur l’ensemble des causes ainsi mises au jour et défendues.

Sylvain  Wagnon (chapitre  1) s’attache ainsi à réfléchir, à travers la personnalité d’Émile  Jaques-Dalcroze, à la façon dont la méthode rythmique circule au sein de la cause de l’Éducation nouvelle : circulation dans le temps d’abord, qui la fait passer d’une relative centralité à une certaine marginalité ; et, parallèlement, circulation dans l’espace, puisque l’on voit cette méthode traverser les frontières de la francophonie pour s’implanter en Belgique à la faveur de l’influence decrolyenne, bien connue. Il existe pourtant une autre mobilisation, moins couramment identifiée, celle des réseaux théosophiques qui pourraient donc, selon Wagnon, avoir joué un rôle paradoxal dans cette mise en circulation : aider

à la diffusion, mais également contribuer à diluer en pratique la cohérence qui arrimait le personnage et sa méthode au tronc de l’élan réformiste.

S’emparant de la notion parfois floue d’« influence », Marc  Ratcliff (chapitre 2) parie sur une méthode d’analyse micro-historique pour tenter de comprendre ce que dialoguer veut dire au sein de ces réseaux actifs sur le terrain encore en gestation des sciences de l’enfant et de l’éducation. En étudiant les relations et les dynamiques d’échanges qui se tissent entre Jean  Piaget et Roger  Cousinet au fil des années  1920, il met en lumière leurs capacités à « entrer dans le point de vue de l’autre » pour étayer leurs points de vue respectifs sur le rôle du facteur social dans la construction de la personnalité. Tandis que Cousinet intègre la notion d’égocentrisme de la théorie développementale de Piaget, ce dernier endosse désormais une rhétorique pédagogique sensible aux facteurs sociaux. Une dynamique qui permet à deux sphères disciplinaires de se jumeler intellectuellement pour mieux joindre leurs forces à celles d’un élan réformateur qui tout à la fois les englobe et les dépasse.

Henri  Louis  Go (chapitre  3) s’attache lui aussi à étudier l’évolution des liens noués entre acteurs de la réforme pédagogique, en mobilisant les finalités mêmes de l’action réformatrice. À travers la personnalité et le parcours d’un autre militant du mouvement, Célestin Freinet, il montre bien comment se distend, puis éclate le consensus réformateur dès lors qu’est posée l’affirmation forte d’un point de vue de classe quant à la finalité des pédagogies dites nouvelles à l’égard des classes populaires auxquelles elles sont destinées : des pédagogies qui ne peuvent, selon Freinet, que nourrir l’action révolutionnaire et non s’efforcer de la retarder ou de l’ignorer. Henri Louis Go relate ainsi l’exigeante quête de Freinet en vue de définir une pratique en cohérence avec sa posture de syndicaliste révolutionnaire, une quête qui l’éloigne des pédagogues de Genève et le conduit à « découvrir l’école active », en s’imprégnant de l’esprit coopératif des écoles libertaires de Hambourg et des écoles soviétiques.

Ce qui rassemble les partisans de cette Éducation nouvelle est aussi au cœur du propos de Carmen Letz (chapitre 4) : en se fondant sur l’abondante correspondance entretenue par deux grandes figures de l’Éducation nouvelle, Adolphe  Ferrière et Paul  Geheeb (et leurs milieux familiaux respectifs), l’auteure identifie la force du lien amical qui les rapproche, les conforte et les réconforte au fil de trajectoires de vie particulièrement mouvementées. Ce qui s’échange au sein de ces réseaux militants ne se limite pas à des idées, des convictions ou des projets communs, mais

implique aussi des actions bien concrètes de soutien, de solidarité, voire d’assistance matérielle, ainsi Ferrière « plaçant » son fils auprès de Geheeb ou Geheeb s’appuyant sur Ferrière pour s’échapper de la nasse allemande.

Les relations au sein d’une même mouvance militante peuvent cependant se tendre, se disjoindre, comme on vient de le signaler à propos de Freinet : ces éléments de tension restent des objets d’études éminemment signifiants pour l’historien. Ils mettent en évidence des périodes de crise et donc aussi de sortie de crise qui en disent long sur les processus à l’œuvre dans les mécanismes de diffusion des théories pédagogiques nouvelles.

C’est précisément un tel nœud de tensions que décrit Bérengère  Kolly (chapitre 5) en analysant la dynamique des échanges entre Maria Montessori et la direction de l’Institut  Rousseau, en l’espèce Pierre  Bovet ; au cœur de la controverse réside le problème de la régulation (impossible…) du processus de circulation et de réception des idées. L’auteure s’attache encore à cerner ce qu’elle appelle la dissonance historique entre, d’un côté, les pratiques et les pensées de Montessori et, de l’autre, ses postures politiques lorsque s’opère l’insertion étonnante des structures montessoriennes dans les arcanes du régime fasciste entre  1924 et  1934. Montessori semble en tirer la leçon en acceptant (mais pouvait-elle s’y opposer ?) que ses idées soient diffusées selon deux logiques : l’une large (mais au risque de la divergence) et l’autre plus contrôlée (mais plus réduite dans ses effets). Elle aurait donc déployé une stratégie de « double gain » qui expliquerait la diffusion mondiale de ses méthodes pédagogiques.

Rien d’aussi verrouillé dans le parcours des réformes pédagogiques étudiées par Marie  Vergnon (chapitre  6) : en se livrant à l’analyse de la réception de modèles pédagogiques anglo-saxons (le plan Dalton d’Helen  Parkhurst, le système Winnetka de Carleton  W.  Washburne) par le microcosme genevois, l’auteure met en lumière le rôle de passeurs/ traducteurs qu’ont endossé les pédagogues genevois et, au-delà, les institutions dans lesquelles ils ont œuvré. Genève et ses institutions scolaires, ses professionnels et ses militants interviennent donc comme une forme de laboratoire multifonctions au travers duquel sont analysés (par des experts locaux), expérimentés (par des experts internationaux à l’Écolint) et validés (par une palette de publications savantes) divers dispositifs, au nom et pour le compte à la fois du monde francophone et des réseaux internationaux de la réforme pédagogique. La centralité du laboratoire genevois au cœur de la cartographie des pédagogies réformatrices en est d’autant réaffirmée.

Émile Jaques-Dalcroze, théosophe