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Genève, une plateforme de l’internationalisme éducatif ?

Q

u’est-ce qu’une plateforme ? Dans les dictionnaires, on lira

qu’il s’agit d’une « structure ou une surface surélevée, utilisée

comme support ou base ». Quand on contemple le champ

éducatif du premier xxe  siècle, il est indéniable que Genève occupe, à

partir de la fin de la Première Guerre mondiale tout particulièrement, cette position prééminente et « surélevée ». Encore faut-il s’entendre sur ce qui se cache derrière cette appellation : Genève est bien plus qu’une ville. C’est un territoire, le canton de Genève, doté de son histoire et de sa géographie : implantée en frontière de multiples autres territoires, Genève est depuis longtemps ouverte sur diverses influences culturelles. Une ouverture que les élites dirigeantes ont su cultiver au fil des siècles, entre pratiques de

refuge et pénétration touristique. Évoquer le rôle de la Genève du xxe siècle

comme une plateforme de l’internationalisme éducatif, c’est donc tout à la fois tenter de cerner ce qui fait l’originalité de cet internationalisme

éducatif et donc se demander en quoi il diffère ou se rapproche d’autres types d’internationalismes ; mais c’est aussi s’efforcer de pointer ce qui fait de Genève une base privilégiée de ce processus. Les contributions de cette deuxième partie se confrontent à ce double enjeu.

Le chapitre de Rita  Hofstetter, Bernard  Schneuwly et Cécile  Boss (chapitre  7) est centré sur le « cœur battant » de cet internationalisme, l’Institut Jean-Jacques  Rousseau des sciences de l’éducation, et sur ses

multiples avatars (Bureau international de l’éducation, conférences et cours internationaux, Écolint), pour tenter d’en comprendre la physiologie. Au cœur de ce véritable organisme institutionnel, cette contribution évoque le rôle capital d’une poignée de savants et de militants pour qui, dès 1912, il faut changer l’éducation pour changer le monde. Un credo qui prend une tout autre ampleur quand la SDN s’installe sur les bords du Léman. Les auteurs montrent comment les protagonistes de l’Institut, plongés dans le maelström de cet environnement collaboratif internationaliste, en nourrissent non seulement leurs projets et leurs créations institutionnelles, mais aussi (et peut-être même surtout) leur science. En scrutant leurs hypothèses de recherche, leurs expérimentations et les publications qui en résultent, ce chapitre met au jour les racines constitutives de cet internationalisme éducatif, mélange complexe de convictions pacifistes, d’engagements réformistes, de présupposés naturalistes et de constructions savantes.

Le chapitre de Zoe Moody (chapitre 8) pointe lui aussi l’originalité du contexte genevois, en démontant le processus qui a conduit à la rédaction de la première Déclaration des droits de l’enfant en 1923, et à son adoption par la SDN en septembre 1924. C’est bien parce que la cité a déjà acquis une solide tradition humanitaire, en lien avec l’activité du CICR et son apport à la construction d’un droit international en la matière, que l’Union internationale de secours aux enfants (UISE) dont elle analyse l’activité s’y enracine. L’Union y trouve un terreau favorable au lancement de ses activités et à la légitimation de ses ambitions : des compétences (au sein du CICR notamment), des réseaux d’interconnaissance déjà constitués et des espaces inédits de collaboration, en lien avec la multiplicité des agences et des organisations internationales qui s’y implantent. Elle y trouve une cible d’action, aussi, celle de l’enfance, déjà largement explorée localement et internationalement par une multitude de réseaux savants ; mais il s’agit désormais d’une enfance conçue par la Déclaration comme un « réceptacle

universel des espoirs des peuples pacifiés » et, comme telle, placée en position de symbole dénationalisé et fédérateur de l’internationalisme propre à la SDN.

L’espace genevois, si favorable aux rencontres transfrontalières, ouvre un champ d’action éminemment riche aux militants de diverses causes. C’est ce que montre Marie-Élise  Hunyadi dans le chapitre  9 qu’elle consacre à la Fédération internationale des femmes diplômées (FIFDU) et à sa section genevoise. L’auteure montre combien la scène genevoise leur permet de vivre pratiquement leur idéal d’une plus grande compréhension

entre les peuples. Vivre à Genève, au cœur de cet internationalisme en actes, c’est une réalité et un potentiel que ces femmes investissent avec passion, conviction et sens pratique. Elles mettent leurs locaux, leurs réseaux et leurs ressources à la disposition des consœurs venues des quatre coins de la planète pour s’initier aux joies et aux joutes de l’internationalisme « sedénien ». Paradoxe chargé de sens : alors même que ses propres militantes peinent à faire entendre leurs revendications sur la scène politique nationale, la section genevoise de la FIFDU a néanmoins su capter au service de cette soif internationalisée d’émancipation les traditions et les ressources d’hospitalité du contexte local.

Michel  Christian se confronte lui aussi à cette question de « l’enchâssement des échelons » en soulignant à la fois les ressources et les difficultés qu’il constitue pour des collectifs d’acteurs et d’actrices en prise avec des réseaux et mouvements régionaux, nationaux, et internationaux (chapitre  10). Dans la contribution qu’il consacre à l’Organisation mondiale pour l’éducation préscolaire (OMEP), l’auteur montre que cet organe international d’agrégation et de débat dans le champ de l’éducation préscolaire, fondé en  1948, n’aura pas de comité national suisse avant les années  1960, voire 1980. Passablement représenté dans les instances internationales de l’OMEP, ce comité n’aura en revanche guère d’existence au niveau national. La faute aux acteurs et aux actrices insuffisamment mobilisées ? Il est vrai que la Maison des petits avait déjà été érigée par les militants de l’Institut  Rousseau en un véritable emblème de leur volonté expérimentale et réformatrice et disposait de son propre rayonnement international, qui a pu limiter l’intérêt genevois pour un comité national de l’OMEP. Au niveau fédéral, l’OMEP a pu en outre rencontrer la concurrence de Pro  Juventute, une structure bien implantée depuis sa création en 1919 et qui exerce un puissant tropisme sur les professionnels du champ au détriment d’une organisation internationale située hors des frontières telle que l’OMEP.

La place prééminente occupée par Genève dans le champ de l’internationalisme éducatif fait de son système éducatif, mais aussi politique, un possible modèle pour des acteurs étrangers. Dans sa contribution sur les échanges entre pédagogues genevois et catalans (chapitre  11), Joan  Soler-Mata montre que la plateforme genevoise doit sa capacité d’attraction à une diversité de facteurs dont la dimension de capitale culturelle régionale n’est pas le moindre. Avec la séduction qu’il exerce sur les nationalistes catalans, le symbole genevois d’une petite République, où l’éducation est conçue comme une matrice de tolérance

et de tradition démocratique, encourage la constitution de ces affinités électives transfrontalières. Juan  Soler-Mata analyse le foisonnement des expérimentations pédagogiques qui se déroulent chez les uns au prisme de ce que réalisent les autres et donne à voir toute la palette de canaux (publications, visites, traductions, cours, conférences, etc.) grâce auxquels s’opèrent les circulations internationales dans le champ éducatif durant ces décennies si particulières qui prendront fin brutalement avec le déclenchement de la guerre civile espagnole.

Étroitement associé au terreau lémanique et à l’expérience historique de la SDN, l’esprit de Genève a cependant pu lui aussi être considéré comme un modèle et faire l’objet de transferts. Matthieu  Gillabert le voit en particulier s’implanter à Paris, où se discute la construction de la Cité universitaire internationale durant les années  1920 (chapitre  12). Acteurs du microcosme genevois et promoteurs parisiens de cette cité partagent la même foi en un internationalisme libéral qui veut voir dans le développement des échanges transfrontaliers la promesse d’un monde meilleur, car plus intégré et plus interdépendant, à commencer par ses futures élites, ce milieu étudiant qui un jour façonnera à sa mesure les destinées du monde : le souci de sa formation, de son bien-être, de son intégrité physique et morale se trouve donc au cœur du projet des fondateurs. Ce projet est appelé à expérimenter l’internationalisme éducatif, la Cité universitaire internationale devenant un peu, à son tour, une « SDN en miniature », et comme sa grande sœur, un forum traversé de tensions, de doutes, de désillusions à mesure que s’écoule l’entre-deux-guerres. Des tensions dont le point d’orgue se fixe, après la guerre, sur la question de l’adhésion des étudiants à ce modèle, à l’heure de la décolonisation et de la remise en cause des modèles paternalistes de gestion de la jeunesse.

Bernard Schneuwly,