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Piaget et Cousinet ou l’art du jumelage intellectuel

1. De la rencontre de Thonon au jumelage intellectuel

1.3. Droit de citer

L’admiration est réciproque. Impressionné par les conférences de Cousinet et par son « expérience collective » à Thonon – l’idée des sociétés d’enfants et la méthode de travail libre par groupe basée sur la spontanéité

6 Cousinet (1908, p.  291) conteste le principe de « l’école sur mesure, selon le vœu (d’ailleurs

irréalisable, à mon avis) de M. Claparède ». Sur cette opposition, Ottavi (2004, p. 130-131).

7 AJP, DFP, 054628 : lettre de Roger Cousinet à Jean Piaget, 3 juillet 1924. 8 AJP, DFP, 054628 : lettre de Roger Cousinet…

(Gutierrez, 2011c)  –  Piaget lui demande s’il peut y faire référence en utilisant ses propres notes. Cousinet n’y voit « aucun inconvénient », charge à son correspondant d’insérer en note « quelque chose comme cela : que ces

indications seront développées et complétées dans un livre que je prépare sur la vie sociale de l’enfant »9. Si Piaget l’avait compris, comme le montre sa lettre à Meyerson de 1922, cette réponse implique aussi plusieurs figures de la dynamique de relation. En effet, par cette autorisation, subordonnée à une recommandation, Cousinet s’engage indirectement à publier, ce qui met en jeu la confiance et l’avenir. Ce régime de la promesse n’est pas sans danger, car s’il prétérite le futur selon des règles du jeu académique, il pose aussi l’« annoncé » dans un régime d’attente, purgatoire de la pensée académique où la liberté d’emploi est tout sauf claire. Et cette pratique, présente dans le régime privé des ego-documents, l’est aussi publiquement, lorsque Cousinet (2011/1925) écrit en préambule de la Méthode de travail

libre par groupe, « qu’il s’agit là d’une version intermédiaire de son

ouvrage sur la vie sociale ».

Quoi qu’il en soit, Piaget (1923) n’a pas attendu l’autorisation de Cousinet pour parler de la vie sociale et surtout, pour en différencier les spécificités. Dans Le langage et la pensée, il règle l’objection selon laquelle ce que l’on peut observer à la Maison des petits constitue une véritable société à l’image de la société adulte :

« À observer les enfants de 4 à 7 ans travailler ensemble dans les classes

de la Maison des petits […] On s’attendrait, non pas à voir encore des

groupes de travail se former puisque l’éveil de la vie sociale enfantine est plus tardif, mais à entendre un brouhaha d’enfants parlant tous à la fois. Ce n’est pas le cas » (p. 38).

Il relève qu’il y a là des faits qui semblent difficiles à concilier avec la théorie de l’égocentrisme. D’où une analyse comparative entre les pensées de l’adulte et de l’enfant où seul le premier « pense socialement » (p. 39). Au contraire, face à cette nécessité de voir sa pensée saisie par les pairs adultes, « presque jamais l’enfant ne se demande s’il est compris » (p. 40). Il y a deux raisons à cela : « l’absence de vie sociale durable entre enfants en dessous

de 7 à 8 ans » et le « fait que le vrai langage social de l’enfant, c’est-à-dire

le langage employé dans l’activité enfantine fondamentale  –  le jeu  –  est un langage par gestes, mouvements et mimiques, autant qu’un langage par mots »

(p. 40). Par conséquent, la vie sociale au sens d’une communication partagée, réciproque et consciente de soi et de l’autre est absente chez le jeune enfant, ce qui a d’importantes conséquences sur le concept de société enfantine :

« Il n’y a pas de vie sociale proprement dite entre enfants avant 7 à 8 ans.

La société d’enfants, représentée par une chambre de travail de la Maison des petits, est évidemment une société du type segmentaire, dans laquelle il n’y a, par conséquent, ni division du travail, ni centralisation des recherches ou unité de conversation. […] C’est une société dans laquelle, à

proprement parler, la vie individuelle et la vie sociale sont indifférenciées. L’adulte est tout à la fois beaucoup plus individualisé et beaucoup plus socialisé qu’un enfant d’une telle société » (p. 40).

Piaget est tout en nuance pour qualifier la vie sociale, indissociable de la vie individuelle et fonctionnant par degré. Mais elle ne peut être invoquée à titre de concept global dès lors qu’elle ne signifie pas la même chose avant et après sept à huit ans.

Quant à la recommandation de Cousinet, elle ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd, car Piaget n’aura qu’à rajouter une note aux épreuves de son deuxième livre, Le jugement et le raisonnement chez l’enfant. Dans cet ouvrage qui attribue à la socialisation un rôle important dans le développement, thématique qui rejoint les idées de Cousinet, Piaget (1924b) écrit : « Si vraiment la pensée formelle est […] sous la dépendance de

facteurs sociaux », on peut s’attendre à ce que, vers l’âge de onze-douze ans, les discussions soient « dirigées par le besoin d’entente et de coordination » (p. 63-64). Après la présentation d’un exemple, il conclut :

« Que de telles habitudes sociales conduisent à la compréhension

réciproque et à des habitudes nouvelles de pensée, cela n’aurait rien de surprenant. C’est d’ailleurs à cette conclusion que les expériences actuelles de M. Cousinet sur le rôle du travail collectif dans la vie scolaire conduisent tout naturellement » (p. 64).

Une note à ce paragraphe, évidemment rédigée après l’autorisation donnée par Cousinet en juillet 1924, signale les tentatives de l’inspecteur français « d’introduire dans l’enseignement primaire la vie spontanée

que les enfants présentent dans leurs jeux », et s’achève en mentionnant « l’ouvrage que M. Cousinet fera paraître prochainement sur la vie sociale

chez l’enfant » (p. 64). Le mandat est rempli publiquement, après avoir été anticipé dans la correspondance avec Meyerson.