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La distance à l’Éducation nouvelle

Célestin Freinet (1896-1966) Un pédagogue révolutionnaire en marge de l’Éducation nouvelle

2. La distance à l’Éducation nouvelle

Pendant l’été 1925, Freinet participa à un voyage organisé à l’initiative du Syndicat panrusse des travailleurs de l’enseignement qui avait invité une cinquantaine d’instituteurs européens de l’Ouest à découvrir leur pays, « ce pays mystérieux qui a osé changer les bases de son gouvernement » (Freinet, 1927, p. 6). Ces invités devaient payer leur déplacement jusqu’à la frontière russe avant d’être pris en charge dans le pays. C’est lors de ce voyage que se formèrent certaines idées pédagogiques et un certain vocabulaire qui, par la suite, allaient marquer fortement l’œuvre de Freinet. De retour d’URSS, Freinet se lança à corps perdu dans l’expérimentation pédagogique. Peu après ce voyage, il présenta devant une cinquantaine d’enseignants et de membres du Parti communiste français les réalisations des soviets en matière d’enseignement et des œuvres d’éducation.

L’éducation freinetienne a trouvé ses racines théoriques dans la visite

des écoles libertaires de Hambourg23, puis des écoles soviétiques de

Russie. C’est ce qui l’a conduit à ce tournant décisif : « Il y a un bout de

chemin qu’il faut nous résoudre à faire seuls désormais, celui qui mène de la pédagogie bourgeoise à la pédagogie révolutionnaire. »24

Freinet s’était engagé dans le courant de l’Éducation nouvelle dès 1923, mais il décida de développer un « mouvement de masse » sur le modèle ouvrier syndical et internationaliste prolétarien lors du premier congrès des imprimeurs d’août  1927 à Tours (en marge du congrès de la Fédération unitaire de l’enseignement). Pour lui, la pédagogie révolutionnaire devait « venir d’en bas ».

C’est la raison pour laquelle le mouvement de l’imprimerie à l’école s’est développé contre la fonction de l’école en régime capitaliste. Pour Freinet, dans les pays où domine la bourgeoisie, « l’école reste l’école », « un organisme créé à côté de la vie, une espèce de couloir de torture où

23 Si elles prenaient leurs racines dans les expériences de self-government anglaises et allemandes

menées quelques décennies plus tôt, ces écoles s’inspirèrent surtout de l’expérience d’enseignement naturel de Berthold  Otto (1859-1933) à Berlin, et de Gustav  Wyneken (1875-1964) et Paul  Geheeb (1870-1961) à Wickersdorf (Walter  Benjamin avait été l’élève de Wyneken à Haubinda de  1905 à 1907). S’agissant de Paul Geheeb, voir aussi la contribution de Carmen Letz, dans le présent ouvrage (chapitre 4). Les maîtres-camarades considéraient que « l’éducation n’était plus une méthode mais la

vie elle-même » (Schmid, 1976, p. 103). C’est exactement ce qui a opposé Freinet aux pédagogues de l’Éducation nouvelle.

l’enfant doit nécessairement passer pour devenir un homme, une vraie fabrique d’esprits »25.

Mais Freinet restait lucide quant aux effets possibles des pratiques pédagogiques :

« Nous ne nous faisons cependant pas d’illusions : nous ne pensons pas,

comme nombre de purs pédagogues suisses ou allemands, que l’école peut régénérer le monde, qu’elle peut préparer la paix et l’union des peuples, qu’elle peut amener le triomphe du travail. »26

On constate que Freinet a partagé très tôt avec les militants syndicaux et communistes une relative méfiance vis-à-vis d’une certaine élite intellectuelle. S’il lui est arrivé de vanter, comme nous l’avons vu, les

25 « Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique, le travail et la vie à l’école russe », L’École

émancipée, no 13, 20 décembre 1925, p. 176-177.

26 « Notes de pédagogie nouvelle révolutionnaire », L’École émancipée, no  10, 27  novembre  1927,

p. 152.

Le premier Congrès des imprimeurs à Tours (1927). Photographie, archives privées Henri Louis Go.

mérites de travaux tels ceux de Piaget, Freinet en est venu à dénoncer clairement ses doutes à l’endroit de ceux qu’il appelait des savants : « La

science de l’éducation tâtonne encore et l’apport des personnalités les plus géniales ne peut suffire à faire avancer le problème d’une façon décisive. »27 L’imprimerie à l’école s’est voulue elle-même une technique nouvelle d’éducation populaire. Le soin apporté par Freinet aux reformulations ne doit pas nous échapper. Il dénonce l’hypertrophie du mot « méthode », considérant que des constructions comme « la méthode Montessori », « la méthode Decroly » ou « la méthode Cousinet », usurpent dans une certaine mesure le mot de méthode et ne sont que des améliorations techniques d’une portée plus ou moins grande.

« L’imprimerie à l’école » est donc un vocable qui représente une expérience pédagogique « commencée » en 1925, mais aussi une circulaire adressée à neuf collègues en juillet 1926, puis un bulletin et une coopérative

d’entraide créés en octobre  192628, ainsi qu’un petit livre publié sous ce

titre29 et finalement tout un mouvement pédagogique à partir de 1927. Ce

vocable de « l’imprimerie à l’école » est devenu le symbole d’un moment important de l’histoire de la pédagogie : à la fois technique pédagogique, mot d’ordre, titre d’un livre et nom d’un mouvement, il a profondément

marqué le paysage de l’Éducation nouvelle30 pendant une quinzaine

d’années (1925-1940). Il fut porteur d’un espoir de transformation du système d’enseignement car il était apparu au sein même de l’école publique en France, alors que la plupart des expériences pédagogiques (bien qu’il y en ait eu beaucoup) se trouvaient isolées ou cantonnées dans le secteur privé, si l’on excepte le système scolaire soviétique.

Freinet a jeté les bases de son propre mouvement au printemps  1926 en commençant la rédaction de L’Imprimerie à l’École. Et c’est au même

moment qu’il a reçu une première visite dans son école du Bar31, celle

d’Alziary, un instituteur de Bras (Var). Ce qui caractérise cette période d’effervescence dans le processus de création du mouvement de l’imprimerie à l’école, c’est l’esprit d’équipe. On le constate aisément à la lecture de la jeune revue. Freinet lançait des appels dans toutes les directions pour que

27 (avril 1928) « Au service de la psychologie et de la pédagogie », L’Imprimerie à l’École, 13, 2. 28 Ce bulletin devient en octobre  1932 la revue L’éducateur prolétarien, puis en octobre  1939

L’éducateur (15e année).

29 L’Imprimerie à l’école a été réédité à Vence en 1935 dans une version très enrichie et fort intéressante. 30 L’influence de Freinet fut grandissante dans le mouvement de l’Éducation nouvelle, jusqu’au congrès

de Nice en 1932.

les instituteurs mettent leurs forces en commun. Il insistait pour dire que ce mouvement était officiellement indépendant de tout dogme politique car il recherchait l’unité dans la coopération. Au bout d’une année, la coopérative d’entraide comptait cent adhérents, dont les noms étaient systématiquement publiés au fur et à mesure de leur adhésion, et quelques mois plus tard, cinq cents, jusqu’à ce que la coopérative cesse de compter.