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11 Engagement et distanciation

En quelques lignes, nous aimerions faire partager au lecteur ce qui constitue, en quelque sorte, la genèse de cette recherche. Ce préambule vise en même temps, à favoriser la mise à distance car le fait de vouloir conduire cette démarche sur et dans le milieu professionnel auquel nous appartenons mérite de réfléchir aux diverses implications à l’œuvre. Ce sera une des conditions de la prétention scientifique à laquelle ce travail aspire.

Marie Duru-Bellat (1999) notamment, a insisté sur les effets du « poids du contexte socio-politique, idéologique et normatif » dans la construction d’un objet de recherche au sein d’une corporation professionnelle et, conséquemment, des différentes formes d’implication du chercheur qui rendent problématique l’idée même de neutralité scientifique28. Le rapide détour autobiographique que nous nous autorisons lors de ce chapitre contribue à l’élucidation de ces différentes formes d’implication.

Cette recherche s’avère l’aboutissement de préoccupations qui ont sans doute vu le jour très tôt. Le choix de la formation puis du métier d’infirmier de secteur psychiatrique nous a permis d’accueillir des stagiaires venus d’horizons

28 Duru-Bellat Marie., « La sociologie des inégalités sociales à l’école, entre ‘‘engagement et distanciation’’ », in Meuret Denis (Ed.)., La justice du système éducatif, De Boeck Université, Collection « Pédagogies en développement », Bruxelles, 1999.

divers. Sans en avoir identifié les raisons à l’époque, nous étions attirés par leurs questions, leurs doutes, leurs parcours, leurs projets… Logiquement, nous nous sommes investis en tant que tuteur auprès des différents étudiants en stage et ce crescendo au fil des années, de manière empirique, sans nécessairement interroger le sens des actes posés.

Quelques années plus tard, la formation puis la prise de fonction en tant que cadre de santé ont permis d’inverser la perspective pour deux raisons essentielles. En premier lieu, une modification du statut et des fonctions professionnelles occupées favorisait une évolution du regard sur les pratiques. En tant que cadre, nous n’étions plus un acteur direct du soin et de l’encadrement des stagiaires. Cette nouvelle « place », décalée, distanciée, ces nouvelles responsabilités, bousculaient les références établies jusque là29. Ensuite, une licence en sciences de l’éducation engagée cette même année encourageait une démarche de confrontation des pratiques aux connaissances théoriques abordées. Cette formation avait pour principal mérite de nous engager dans un parcours universitaire poursuivi jusqu’à ce jour.

Si l’on accepte l’idée avec Jean Signeyrole (2000, p. 41) que « les objets et projets de recherche ne sont pas indemnes de l’histoire vécue par les chercheurs »30, l’honnêteté intellectuelle commande de préciser autant que nécessaire en quoi la carrière, la pratique professionnelle détermine la posture de recherche31. Cet avertissement participe de ce point de vue d’une définition du statut épistémologique de ce travail. Nous croyons illusoire en effet le clivage entre le praticien et le chercheur, au moins pour la raison selon laquelle cette

29 Nous rejoignons la proposition lacanienne inspirée du cogito cartésien selon laquelle là où je suis, je ne pense pas et a contrario, là où je pense, je ne suis pas.

30 Signeyrole Jean., « Les enjeux d’une approche clinique, entre recherche et pratiques professionnelles », L’année de la recherche en sciences de l’éducation, 2000.

31 Au cours de cette recherche, nous utiliserons à plusieurs reprises cette notion de posture. L’usage auquel nous nous référons est celui proposé par Ardoino et repris par Vial (voir Vial Michel., Se former pour évaluer, se donner une problématique et élaborer des concepts, Editions De Boeck, Collection « Pédagogies en développement », Bruxelles, 2001, p. 224).

recherche a été conduite tout en poursuivant notre exercice de formateur. Afin d’éviter toute ambiguïté et notamment celle qui pourrait laisser entendre une superposition voire une confusion de ces deux postures, celle du praticien et celle du chercheur, nous préciserons en quoi des temps et des espaces distincts ont pu être dégagés.

Le projet que nous menons sera de rendre fructueuse cette place singulière d’observateur-participant, rejoignant en cela la proposition soutenue par Edgar Morin (1994, p. 295) qui affirme que « le développement de la lutte contre le subjectivisme exige la reconnaissance du sujet et l’intégration critique de la subjectivité dans la recherche de l’objectivité »32. La conception morinienne de l’observation implique par conséquent auto-connaissance, c’est-à-dire une démarche introspective du chercheur afin de pouvoir cerner ses a priori mais aussi les limites de son implication. Cette émancipation ne va pas de soi, le travail d’engagement et de distanciation que nous suggère Norbert Elias ([1983], 1993)33 accompagnera l’ensemble de cette recherche.

12 Une recherche inscrite dans un paradigme constructiviste

Pour l’école constructiviste, le réel est le fruit de la construction de l’individu. « Le quotidien est construit » comme le souligne Pauline Charest (1994, op. cit.) dans son article de synthèse sur « Ethnométhodologie et recherche en éducation ». Alain Coulon (1987, op. cit.), quant à lui, fait remarquer que « c’est à travers le sens qu’ils assignent aux objets, aux gens, aux symboles qui les entourent que les acteurs fabriquent leur monde social ». L’ensemble des recherches qui, à la suite de la tradition de Chicago, ont pour ambition de comprendre comment les acteurs d’une situation donnée participent à la définition même de la situation peuvent être considérées comme appartenant au paradigme constructiviste.

32 Morin Edgar., La complexité humaine, Editions Flammarion, Collection « Champs-L’essentiel », Paris, 1994.

33 Elias Norbert., Engagement et distanciation, contributions à une sociologie de la connaissance, Editions Fayard, Collection « Agora », 1993.

En référence à Max Weber, et notamment à son ouvrage « Economie et société » ([1922], 1995), cette recherche est de type compréhensif. Elle vise à saisir le sens des actions rencontrées, elle cherche les motifs qui poussent les acteurs à agir (ibid. 38). Max Weber parle de compréhension explicative [erklärendes Verstehen] parce que nous cherchons à saisir la motivation [motivationsmässig], le sens qu’un sujet a accordé à une activité donnée (ibid. 34).

Dans le même ouvrage, Weber pose la distinction entre les sciences de la nature dites explicatives (erklären) et les secondes, les sciences sociales, des sciences considérées comme compréhensives (verstehen). Cette orientation théorique repose notamment la question de l’objectif et du subjectif dans la démarche scientifique. En d’autres termes, le chercheur peut-il rester un observateur

« neutre » de sa construction et de son expérimentation scientifique ? Au contraire, l’interaction chercheur/objet de recherche ne fait-elle pas partie intégrante du processus, notamment dans les sciences sociales ? Jacques Ardoino (1983) a notamment distingué ce qui relève de « l’ex-plicatif » et de « l’im-plicatif », ce qu’il présente comme des « modes et des mouvements hétérogènes de la connaissance, d’une certaine façon contradictoires, que seule une approche dialectique peut se donner comme ambition d’articuler »34. Il s’agit alors de respecter le principe de neutralité axiologique défendu par Weber dans plusieurs textes, lequel commande notamment de ne pas confondre rapport aux valeurs et jugement de valeurs35.

Nous avons du interroger ce que Kaufmann (1996, p. 42) appelle les

« conditions de production du discours » c’est-à-dire la place à partir de laquelle s’exprime celui qui est interviewé36. En précisant le contexte dans lequel des propos sont tenus, nous pouvons accéder à cette ambition compréhensive et éviter le piège qui consiste à considérer comme représentatif le discours d’un

34 Ardoino Jacques., « Polysémie de l’implication », Pour n° 88, mars/avril 1983.

35 Sur ces questions, voir par exemple, Weber Max., Le savant et le politique, Editions La découverte, Paris, [1919], 2003.

36 Kaufmann Jean-Claude., L’entretien compréhensif, Editions Nathan, Collection 128, Paris, 1996.

acteur du groupe étudié, du simple fait de son appartenance. Outre son intérêt épistémologique, l’importance de ce travail réflexif entre le discours et les conditions dans lesquelles il est produit doit être rappelé car il permet également d’accéder aux affiliations plurielles qui orientent l’action quotidienne, le sujet vivant dans plusieurs « mondes » à la fois (Dubet, 1994, p. 18 ; Dutercq, 2003)37. L’identification des logiques d’actions, en ce qu’elles ont parfois d’hétérogènes voire de contradictoires (Lahire, 1998)38, guide nécessairement ce travail.

D’une manière générale, il importe d’être attentif à ce qu’il convient d’appeler en sociologie la « définition de la situation » pour ce qu’elle nous apprend des divers éléments de contexte qui nécessairement imprègnent les choix des acteurs en présence. Howard S. Becker ([1998], 2002, p. 76), dans sa référence à W. I. Thomas, insiste sur le fait que nous devons comprendre « la manière dont les acteurs voient la situation dans laquelle ils sont impliqués, et que nous découvrions comment ils définissent eux-mêmes ce qui est en train de se passer, afin de comprendre ce qui entre en jeu dans la production de leurs activités »39. Cette notion d’activité est essentielle chez Becker ([1998], 2002, ibid.

85) car en s’intéressant aux activités, le chercheur évite de considérer les « types de gens comme des catégories analytiques pour s’intéresser au contraire aux types d’activités auxquelles les gens se livrent de temps en temps ». Ainsi, les comportements des acteurs en situation (ici, leur activité consiste à évaluer) ne peuvent pas être analysés indépendamment du contexte dans lequel l’action s’est réalisée. Dans le même ouvrage, Becker (ibid. 99-103) insiste sur ce qu’il nomme les « informations contextuelles », informations locales relatives au contexte dans lequel se déroule la situation observée. Le chercheur, toujours selon Becker, doit

37 Dubet François., Sociologie de l’expérience, Editions du Seuil, Collection « La couleur des idées », Paris, 1994 ; Dutercq Yves., « La situation de l’acteur de l’éducation et son positionnement dans des mondes multiples », Séminaire de DEA, Université de Nantes, décembre 2003.

38 Lahire Bernard., L’homme pluriel, les ressorts de l’action, Editions Nathan, Collection

« Essais et recherches », Série « Sciences sociales », Paris, 1998.

39 Becker Howard S., Les ficelles du métier, Editions La Découverte, Collection « Guides repères », Paris, [1998], 2002.

tenter de mettre en évidence ces variables en les incluant dans ses résultats plutôt que de chercher à en neutraliser l’impact.

Cette préoccupation centrale à intégrer le contexte de l’action dans toute analyse donc l’environnement de la situation observée rejoint l’ensemble des travaux relatifs à « l’action située » (Durand, 1996)40 où « l’enseignement est conçu comme une tâche singulière et complexe, constituée à la fois par un système de fortes contraintes et par une marge d’autonomie pédagogique » (Altet, 1999)41. Ce que les acteurs font de leur marge d’autonomie constitue un des vecteurs de l’analyse.

13 Statut de l’enquête de terrain

Deux options se dégagent quant au statut du matériau récolté.

Il peut être utilisé afin de tester et de vérifier des hypothèses préalablement établies, la construction intellectuelle précédant alors l’expérience, c’est-à-dire les entretiens ou les observations (logique hypothético-déductive).

Il peut également permettre de dégager un sens nouveau, se démarquant des constructions élaborées a priori. Nous rejoignons l’approche inductive proposée par Glaser et Strauss (1992)42, en référence à la grounded theory (traduite selon les auteurs par théorie enracinée ou théorie partant du bas ou des faits) qui considère que le terrain provoque des catégories émergentes et se lie ainsi avec les hypothèses de manière interactive. Cette approche inspire

40 Durand Marc., L’enseignement en milieu scolaire, PUF, Paris, 1996.

41 Altet Marguerite., « Analyse transversale, Enseigner-apprendre : un travail interactif d’ajustement en situation », in Analyse plurielle d’une séquence d’enseignement-apprentissage, Cahiers du CREN, 1999.

42 Glaser Barney, Strauss Anselm, « La méthode comparative continue en analyse qualitative », in Strauss Anselm (textes réunis et présentés par Isabelle Baszanger)., La trame de la négociation : Sociologie qualitative et interactionnisme, Editions L’Harmattan, Collection « Logiques sociales », Paris, 1992.

également Didier Demazière et Claude Dubar (1997)43 ou encore Jean-Claude Kaufmann (1996, op. cit.), auteurs auxquels nous nous sommes également référés.

Ces deux dimensions, inductives et déductives, doivent être distinguées ce qui ne signifie en rien qu’elles doivent mutuellement s’exclure. Concrètement, le travail empirique que nous avons entrepris ne saurait se résumer à une collecte d’informations en quelque sorte prédéterminées, l’ambition compréhensive en serait irrémédiablement limitée. Nous avons eu pour objectif de « partir des matériaux recueillis » afin de les « travailler dans la perspective de produire des théorisations adéquates du phénomène concerné » (Demazière, Dubar, 1997, op.

cit. 8). De ce point de vue, le cheminement général de la recherche a consisté en de nombreux allers et retours entre travail de terrain et référencement théorique.

Une démarche trop linéaire aurait été inadéquate face à la nécessité de se laisser

« surprendre » par le terrain.

14 Statut de la parole des enquêtés

Une des questions primordiales à propos de laquelle Didier Demazière et Claude Dubar (1997, op. cit.) nous apportent leur éclairage concerne le statut de la « parole des gens » (ibid. 15) dans toute recherche en sciences sociales. En effet, que fait-on des propos, des opinions et points de vue, des témoignages de ceux auprès desquels le chercheur enquête ? Didier Demazière et Claude Dubar (ibid. 15-45) distinguent trois postures de recherche correspondant à trois manières différentes de considérer la parole des enquêtés. Il parait utile d’y faire référence afin de clarifier la démarche que nous avons entreprise.

En premier lieu, les auteurs évoquent la posture illustrative qui « consiste à faire un usage sélectif de la parole des gens au point de l’asservir aux besoins de la démonstration conduite par le chercheur » (ibid. 16). La démonstration théorique est alors illustrée par des extraits d’entretiens dont l’objectif consiste à renforcer l’argumentation, à témoigner en quelque sorte de sa pertinence. En pareil cas,

43 Demazière Didier, Dubar Claude., Analyser les entretiens biographiques, l’exemple des récits d’insertion, Editions Nathan, Collection « Essais et recherches », Série « Sciences humaines », 1997.

« la relation d’entretien est totalement dissymétrique entre le chercheur qui possède la théorie des pratiques et les concepts adéquats et l’agent qui ne possède qu’une connaissance vulgaire, c’est-à-dire des bribes de savoir et des lueurs de conscience formulées de manière inadéquate et lacunaire » (ibid. 24).

Demazière et Dubar distinguent une seconde posture, « la posture restitutive consiste à laisser une grande place à la parole des gens, jusqu’à en faire un usage exhaustif, quand les entretiens sont livrés in extenso au lecteur. Le rapport entre discours des enquêtés et discours de l’analyse, entre langage ordinaire et langage savant, est en quelque sorte inversé par rapport à la posture illustrative » (ibid. 24). Sous cet angle, les enquêtés sont considérés comme conscients ou, tout au moins comme pouvant accéder par eux-mêmes au sens de leurs actions. Le chercheur devient alors un facilitateur de cette explicitation des motivations, de l’accès au sens par les sujets interviewés, la parole est alors envisagée comme étant « transparente » (ibid. 24), les énoncés « parlent » pour eux-mêmes.

La troisième posture, dite analytique pose comme « point de départ, […]

qu’un propos tenu par quelqu’un en situation d’entretien de recherche ne parle pas de lui-même » (ibid. 34). Le chercheur, par un certain nombre d’opérations de traduction, cherche alors à comprendre, à reconstituer le sens des actions décrites, rejoignant en cela la tradition weberienne (ibid. 35). Becker, ([1998], 2002, op. cit. 150-179) développe également cette question du statut des données, de leur collecte à leur interprétation. Il précise notamment que « les chercheurs devaient apprendre à remettre en question et à ne pas accepter aveuglément ce que les gens du monde qu’ils étudient pensent et croient » mais « qu’ils devraient en même temps s’intéresser justement à ça. Après tout, les gens en savent beaucoup sur le monde dans lequel ils vivent et travaillent » (ibid. 164). Becker propose une logique dialectique entre les idées et les données. Le chercheur doit pouvoir tout à la fois faire confiance en la capacité de l’autre à expliquer le monde dans lequel il évolue et, questionner les interprétations fournies au moins en fonction de la

place occupée dans l’organisation par celui qui témoigne44. Nous avons tenté de nous inscrire dans ce processus intellectuel45.

Après avoir clarifié nos intentions méthodologiques et situé épistémologiquement cette recherche, nous pouvons désormais décrire de manière concrète le dispositif à l’œuvre qui a permis d’engager le travail empirique à proprement parler.