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LA FIN DE LA FAIRNESS DOCTRINE EN 1987: UN TOURNANT DANS L’ENVIRONNEMENT MÉDIATIQUE

2.3. L’absence de perspective partisane affirmée comme corollaire au principe de neutralité politique

2.3.2. La « spirale du silence » comme conséquence de cette absence de visibilité

Une telle absence de perspective conservatrice visible dans les médias traditionnels à grande échelle est interprétée dans la vision des conservateurs comme le phénomène de partialité sociolibérale des grands médias dont ils se sentent les victimes, et qui se traduit par la sous-représentation des idées des citoyens conservateurs. Au cours de la campagne présidentielle de 1996, Mary Matalin fait une déclaration dans ce sens : « Many in our

electorate flat out don’t trust the mainstream press. There is not a single delegate here who believes we are going to get fair treatment from the mainstream press »429. Cette perception d’un accès inégal à la représentation est constitutive de la conception des conservateurs en tant que groupe minoritaire en ce qu’elle participe de l’accès inégal aux structures du pouvoir que Danielle Juteau désigne par « les chances monopolisées »430. L’accès des conservateurs à la société est dans ce domaine restreint par une représentation d’eux-mêmes et de leurs idées limitée dans les médias du fait, à leurs yeux, d’un monopole exercé par les sociolibéraux. Andrew F. Hayes confirme l’importance de la représentation médiatique comme facteur contribuant à la minorisation des groupes sociaux : « Minority voices become

increasingly hard to hear when adherents of minority positions do not articulate those positions publicly in the form of televised interviews, public opinion polls, or during interpersonal discussion»431. Autrement dit, la perception de l’impossibilité de pouvoir exprimer son point de vue et l’impression d’être réduits au silence par un environnement médiatique jugé défavorable, voire hostile, aux idées conservatrices est une des caractéristiques des conservateurs en tant que minorité politique.

429 “Talk-show Democracy ’96”, The Harvard International Journal of Press/Politics 2, n°4 (1997), 6.

430 Danielle Juteau, L’Ethnicité et ses frontières (Les Presses de l’Université de Montréal, 1999), 17.

431 Adrew F. Hayes, “Exploring the Forms of Self-Censorship: On the Spiral of Silence and the Use of Opinion Expression Avoidance Strategies,” Journal of Communication 57 (2007): 785.

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En 1974, la sociologue allemande Elizabeth Noelle-Neumann propose une théorie de ce phénomène qu’elle désigne par « spirale du silence » (spiral of silence)432. Selon cette théorie, plus un individu perçoit le climat d’opinion comme défavorable à ses idées, plus il s’abstient de les exprimer, ce qui en retour renforce l’opinion dominante. La volonté d’un individu d’exprimer son opinion est donc fonction de l’opinion majoritaire, comme le décrit la sociologue elle-même : « the tendency of the one to speak up and the other to be silent starts

off a spiraling process which increasingly establishes one opinion as the prevailing one»433. Ainsi, plus une opinion est perçue comme minoritaire par ceux qui y adhèrent, moins elle est exprimée, plus l’opinion dominante est renforcée et plus les minoritaires sont dissuadés de prendre la parole, ce qu’ont validé plusieurs travaux de recherche empiriques434.

La spirale du silence est une des théories majeures et des plus influentes dans le champ de la recherche sur l’opinion publique car en elle constitue la première analyse en relation avec le contexte social dans lequel elle évolue435. Elle s’appuie sur la conception de l’opinion publique comme force de contrôle social à la fonction d’intégration des individus et de préservation d’un niveau de consensus suffisant pour que des décisions communes puissent être prises436. Dans ce cas, la notion d’ « opinion publique » renvoie aux points de vue, qui d’une part peuvent être exprimés par l’individu sans qu’il risque des sanctions de la part de la société ou de la communauté, et qui d’autre part doivent être exprimés pour éviter ces sanctions437.

Le phénomène de spirale du silence repose sur quatre principes majeurs. Il s’appuie en premier lieu sur l’existence d’une « menace de mise à l’écart de l’individu » (threat of

isolation) que la société exerce pour garantir le consensus social438. Il en résulte – deuxième principe – la « peur de la mise à l’écart » (fear of isolation), force qui constitue un facteur essentiel du conformisme social. En réponse à cette peur, l’individu fait appel à son « intuition quasi-statistique » (quasi-statistical sense), faculté qui lui permet d’examiner son

432 Elizabeth Noelle-Neumann, “The spiral of silence: A theory of public opinion,” Journal of Communication, 24 (19XX): 43-51.

433 Noelle-Neumann, “The spiral of silence”: 44.

434 Hayes, Shanahan et Glynn ont notamment mené une étude montrant que dans un débat ou une discussion, les participants ont tendance à vouloir évoquer un sujet davantage s’ils ont l’impression qu’il y a accord d’opinion entre eux et leurs pairs. Andrew F. Hayes, James Shanahan and Carroll J. Glynn, “Willingness to express one’s opinion in a realistic situation as a function of perceived support for that opinion”, International Journal of

Public Opinion Research 13, n°1 (2001): 52.

435 Hayes et al., “Willingness to express one’s opinion”: 46

436 Dietram A. Scheufele and Patricia Moy, “Twenty-five years of the spiral of silence: a conceptual review and empirical outlook”, International Journal of Public Opinion Research 12 n°1 (2000): 5.

437 Scheufele and Moy, “Twenty-five years of the spiral of silence”: 5.

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environnement afin évaluer la distribution des opinions. Un tel examen se fait par l’attention prêtée aux médias, par l’observation directe ou par les discussions interpersonnelles439. Ce troisième principe renvoie davantage à la perception du climat d’opinion qu’à la réalité du climat lui-même. Enfin, le dernier principe consiste en la volonté de s’exprimer ou la tendance à se taire : l’individu a tendance à exprimer ses opinions publiquement quand il perçoit qu’elles sont dominantes ou qu’elles sont en passe de le devenir. Au contraire, lorsqu’elles sont minoritaires, l’individu est réticent à prendre la parole et se tait.

Il faut ajouter que les processus de production d’opinions et de passage en revue de l’environnement sont générés de manière inconsciente. Ainsi, la volonté ou non de prendre la parole relève moins d’une décision consciente de prendre part à la discussion que d’une réticence inconsciente à exprimer son point de vue440. C’est l’interaction de ces principes qui déclenche le phénomène de spirale du silence. D’autres facteurs secondaires exercent une influence sur le déclenchement du processus, tels que le niveau de confiance en soi de l’individu en présence des autres, la composition de l’audience face à laquelle il est susceptible de prendre la parole ainsi que le degré de connaissance des individus qui la composent sur le sujet évoqué. Enfin, le facteur secondaire le plus important est certainement l’importance du « répertoire argumentaire » (argument repertoire)441 de l’individu : la volonté de prendre la parole est également fonction de la capacité de l’individu à argumenter et de sa maîtrise du sujet.

Quoiqu’il en soit, le rôle des médias paraît essentiel dans le processus de spiral du silence car ce dernier ne peut s’enclencher que si les médias sont perçus comme adoptant une position idéologiquement identifiable442 ou comme ignorant certaines sensibilités :

If the media tend to present one viewpoint more frequently, ignoring or downplaying others, individuals may come to perceive that viewpoint as the majority viewpoint and be less willing to publicly advocate alternative viewpoints. Under conditions in which media consistently reinforce similar messages, the spiral continues443.

Dans le cas des conservateurs, les codes et pratiques discursives du journalisme et le dispositif de règlementation des contenus qui rendent difficile l’expression d’une sensibilité politique

439 Scheufele and Moy, “Twenty-five years of the spiral of silence”: 9.

440 Scheufele and Moy, “Twenty-five years of the spiral of silence”: 6.

441 Joseph N. Cappella, Price, V., & Nir, L., “Argument repertoire as a reliable and valid measure of opinion quality: Electronic dialogue during campaign 2000,” Political Communication 19 (2002): 73-93.

442 Scheufele and Moy, “Twenty-five years of the spiral of silence”: 10.

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spécifique, ont fait naître la perception d’un biais sociolibéral et d’une sous-représentation des opinions conservatrices dans le traitement de l’information. En corollaire, l’impression que ces opinions sont minoritaires dissuade les conservateurs de s’exprimer et nourrit la spirale du silence. Ainsi, dans le contexte médiatique de la fin des années quatre-vingt, les conservateurs constituent une « minorité silencieuse ». La remise en cause des normes journalistiques et de la réglementation des contenus apparaît donc comme une stratégie nécessaire pour redonner la parole à une minorité qui se perçoit comme exclue du débat national.

2.4. Déréglementation, Acte 1 : la présidence de Reagan et la dérèglementation des