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La Fairness Doctrine : l’équilibre des points de vue dans les débats au service de l’intérêt public

LA FIN DE LA FAIRNESS DOCTRINE EN 1987: UN TOURNANT DANS L’ENVIRONNEMENT MÉDIATIQUE

2.2. Codes, normes et pratiques de la presse et des médias électroniques américains : la neutralité comme principe cardinal

2.2.2. La Fairness Doctrine : l’équilibre des points de vue dans les débats au service de l’intérêt public

Le domaine d’intervention de la FCC le plus problématique est sans nul doute celui du traitement des questions de société et des débats politiques sur les ondes et les écrans, domaine régi jusqu’en 1987 par la « doctrine de l’équité » ou Fairness Doctrine. Il s’agit d’un dispositif particulièrement complexe de règlementation des contenus télévisés et radiophoniques visant à garantir la tenue de débats sur des sujets d’intérêt public et assurer l’équilibre des points de vue. Fondée sur un ensemble de mesures émanant des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire tout à la fois, la doctrine fut édictée par la FCC pour la première fois en 1949 dans un rapport intitulé In the Matter of Editorializing by Broadcast

Licensees370. Ce rapport présente les conclusions des auditions publiques tenues au printemps 1948 sur les obligations de service public des diffuseurs en matière de diffusion de l’information et d’expression politique sur les ondes. En énonçant ce qui fut désormais désigné comme « Fairness Doctrine », la FCC ne fait que reformuler un principe qui était sous-jacent à ses prises de position antérieures. D’une part, il définit l’obligation des titulaires de licences de diffusion de proposer des émissions traitant de sujets en rapport avec les préoccupations du public :

The Commission has […] recognized the necessity for licensees to devote a reasonable percentage of their broadcast time to the presentation of news and programs devoted to the consideration and discussion of public issues of interest in the community served by the particular station371.

Ainsi, le rôle des diffuseurs est défini au-delà de sa dimension simplement commerciale. Ce faisant, le rapport répond à l’obligation de service public établie par le Communications Act of

1934 dans les sections 301 à 309, que la Commission se doit de faire respecter dans

l’attribution des licences d’exploitation tel qu’en dispose la section 307372. Plus loin, le

369 Robert McChesney, “September 11th and the Structural Limitations of US Journalism”, in Stuart Allan and Barbie Zelizer, Journalism After 9/11, 98. Voir aussi Gabiliet et al (bouquin sur medias et information pour agrég)

370 Federal Communications Commission, In the Matter of Editorializing by Broadcast Licensees, 13 F.C.C. Rept. 1246 (1949).

371 In the Matter of Editorializing by Broadcast Licensees, 1249.

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rapport édicte le principe d’équilibre des points de vue dans le traitement des questions qui font débat :

And the Commission has made it clear that in such presentation of news and comment the public interest requires that the licensee must operate on a basis of overall fairness, making his facilities available to the expression of contrasting views of all responsible elements in the community on the various issues which arise373.

Le rapport désigne la doctrine en tant que standard, norm ou encore requirement mais elle n’est jamais formulée en tant que fairness doctrine. Seule la formulation du commissaire Jones dans son opinion complémentaire, the doctrine of fairness374, se rapproche de la désignation consacrée. Signe de cette ambiguïté, la FCC se voit contrainte de réaffirmer clairement en 1964 que c’est bien le rapport de 1949 qui établit la Fairness Doctrine375. L’énonciation de la doctrine est réitérée dix ans plus tard par l’amendement de la section 315 en 1959376 qui fait écho au rapport de 1949 en inscrivant dans la loi l’obligation faite aux diffuseurs de proposer des débats contradictoires sur des questions d’intérêt public. Il définit cette obligation comme suit : « to operate in the public interest and to afford reasonable opportunity for the discussion of conflicting views on issues of public importance»377. En d’autres termes, la Fairness Doctrine est une règle définie et imposée par la FCC en 1949 dans l’esprit de la loi de 1934, puis réaffirmée en 1959 par un amendement de cette même loi. La doctrine ne doit pas être confondue avec l’obligation – pourtant adjacente – de l’ « égalité du temps de parole » (equal time requirement) que définit également la section 315 en disposant qu’en période de campagne, un temps égal de parole sur un même support devra être accordé aux candidats à une élection378. Si la fonction du principe d’égalité de parole est de nature strictement technique et son application circonscrite aux périodes électorales, la portée de la Fairness Doctrine est beaucoup plus large. Elle a pour objectif de garantir l’adéquation des contenus de diffusion avec les préoccupations des auditeurs ainsi que la pluralité des opinions, en protégeant les minorités des pressions des diffuseurs sur le contenu éditorial. Elle vise aussi à préserver les médias du risque qu’un seul courant

373 In the Matter of Editorializing by Broadcast Licensees, 1250.

374 In the Matter of Editorializing by Broadcast Licensees, 1264.

375 “The Report on Editorializing by Broadcast Licensees, supra, which was issued by the Commission in 1949

in Docket No. 8516, sets forth most fully the basic requirements of the “fairness doctrine” and remains the keystone of the Commission’s fairness policy today.”, Fed. Reg., Appendix B, FCC 64-612, p.10426.

376 47 U.S.C. §315 – Candidates for Public Offices, (1959).

377 47 U.S.C. §315 (a) (4) (1959).

378 “If any licensee shall permit any person who is a legally qualified candidate for any public office to use a

broadcasting station, he shall afford equal opportunities to all other such candidates for that office in the use of such broadcasting station: Provided, That such licensee shall have no power of censorship over the material broadcast under the provisions of this section [...]” 47 U.S.C. §315 (a) (4) (1959).

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d’opinion ne mobilise un même support, à l’ère de la démocratie hertzienne, où l’argument de « la rareté des ondes » (scarcity rationale) donne une réelle légitimité à ce standard alors qu’il aurait été possible de lui opposerle Premier amendement et la liberté d’expression379.

C’est dans cet esprit qu’en 1971 la Commission met en place le Primer on Ascertainment

of Community Problems380, manuel d’usage à destination des diffuseurs pour l’évaluation des problèmes que rencontrent les communautés locales qu’ils desservent. Le Primer établit un protocole visant à déterminer avec précision les problèmes que rencontrent ces communautés de manière à accroître leur participation à l’élaboration des programmes et ainsi mieux répondre à leurs besoins381. L’impératif de service public que doivent satisfaire les diffuseurs se traduit donc par l’obligation de proposer des émissions qui traitent de sujets en rapport avec les besoins des auditeurs, considérés davantage en tant que citoyens qu’en tant que consommateurs.

Dans la seconde moitié du mandat de Johnson, la Commission complète la doctrine en créant « la règle du droit de réponse » (personal attack rule)382 et « la règle de la responsabilité éditoriale » (political editorial rule)383, toutes deux ajoutées au Code of Federal

Regulations en 1968. La première impose aux diffuseurs d’accorder un droit de réponse en

cas d’attaques ad hominem contre une personne ou un groupe identifié. Concrètement, elle requiert que lorsqu’une personnalité ou un courant politique font l’objet d’une attaque, ces derniers en soient informés par le diffuseur dans un délai n’excédant pas une semaine, qu’une copie ou enregistrement de l’émission leur soit transmise et qu’un droit de réponse leur soit proposé sur la même chaîne384. La seconde garantit la possibilité que soit contrée une prise de position d’un diffuseur pour ou contre un candidat à une élection, et ce dans les mêmes conditions que celles imposées par la règle des attaques personnelles, à l’exception du délai de notification réduit dans ce cas à 24 heures385. Ainsi, le possible soutien (endorsement) des stations et chaînes à tel ou tel candidat lors d’élections est susceptible de faire l’objet d’un rééquilibrage en garantissant le principe du droit de réponse.

379 Frau-Meigs, Qui a détouné le 11 septembre ? chapitres 6 et 7.

380 27 F.C.C 2d 650 (1971)

381 Arthur P. DeLuca, “FCC Broadcast Standards for Ascertaining Community Needs,” Fordham Urban Law

Journal 5, n° (1976): 55. Voir aussi Frau-Meigs, Qui a détouné le 11 septembre ? chapitres 6 et 7 .

382 47 CFR § 73.123, § 73.300, § 73.598, § 73.679 (1968).

383 47 CFR § 73.123, § 73.300, § 73.598, § 73.679 (1968).

384 47 CFR § 73.123, § 73.300, § 73.598, § 73.679 (1968).

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Deux ans plus tard, le passage du Federal Election Campaign Act of 1971 inscrit dans la loi « l’obligation d’accès au plateau » (reasonable access requirement) par un amendement apporté à la section 312 du Communications Act of 1934386. L’amendement impose aux

diffuseurs d’accorder un temps de parole raisonnable aux candidats aux élections nationales en période de campagne, et ce, sous peine de révocation de la licence d’exploitation accordée par la FCC :

The Commission may revoke any station license or construction permit— […] (7) for willful or repeated failure to allow reasonable access to or to permit purchase of reasonable amounts of time for the use of a broadcasting station, other than a non-commercial educational broadcast station, by a legally qualified candidate for Federal elective office on behalf of his candidacy.387

L’amendement de 1971 octroie ainsi aux candidats à des fonctions électives un droit d’accès aux plateaux et studios et empêche la possibilité qu’un diffuseur puisse refuser le passage à l’antenne à un candidat en raison de son affiliation politique. De plus, l’obligation d’accès raisonnable pallie les faiblesses de l’obligation d’égalité de temps de parole qui n’incombait aux diffuseurs que lorsqu’ils donnaient la parole à l’un des candidats d’une élection donnée, ce à quoi la section 315 ne les contraignait aucunement : « No obligation is imposed under this subsection upon any licensee to allow the use of its station by any such candidate »388.

A la fin des années soixante, grâce à la Fairness Doctrine, l’État s’est ainsi doté d’un dispositif de mise en œuvre de l’obligation de service public relativement complet. Le statut de la doctrine n’est toutefois pas dénué d’ambigüité car si l’amendement de la section 315 du

Communications Act of 1934 reprend l’esprit du rapport de 1949, il n’en garde cependant pas

la lettre : l’expression Fairness Doctrine n’y est pas mentionnée. Aucune référence n’y est faite non plus dans l’alinéa établissant la règle d’égalité de temps de parole, ni dans les règlements de la FCC créant la règle du droit de réponse et la règle de la responsabilité éditoriale politique. Les seuls documents officiels où l’expression apparaît en tant que telle émanent de la FCC et non du Congrès. La doctrine est donc inscrite au Code of Federal

Regulation (CFR) – c’est-à-dire au registre de codification des règlements émanant des

ministères (executive departments) et des agences du gouvernement fédéral389 – et non pas au

United States Code (USC), c'est-à-dire le registre de codification des lois promulguées par le

386 47 U.S.C. §312(a)(7) (1971).

387 47 U.S.C. §312(a)(7) (1971).

388 47 U.S.C. §315(a) (1959).

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Congrès390. C’est ainsi que dans la section 73.1910 du Titre 47 du CFR, la FCC dispose que :

« The Fairness Doctrine is contained in section 315(a) of the Communications Act of 1934, as amended, which provides that broadcasters have certain obligations to afford reasonable opportunity for the discussion of conflicting views on issues of public importance »391.Par ce règlement, la FCC souligne l’assise législative de la doctrine en interprétant la section 315 comme en étant la source. La doctrine formulée en tant que telle n’est cependant pas inscrite dans la loi. Ajouté à cela le fait qu’il ait été nécessaire de produire au moins une demi-douzaine de lois, amendements et règlements pour définir la doctrine sans qu’au bout du compte ni les diffuseurs ni l’État ne soient en mesure de s’accorder sur sa portée, sur sa constitutionalité ni sur l’étendue des prérogatives de la FCC quant à son application, la

Fairness Doctrine apparaît comme un dispositif aussi retors que fragile, et donc

particulièrement vulnérable aux contestations des diffuseurs.

C’est à la Cour suprême qu’il échoie, en 1969, de trancher sur la constitutionalité de l’autorité de la FCC en matière d’application de cette dernière, ainsi que sur la possibilité que l’obligation faite aux diffuseurs de proposer des débats contradictoires sur des questions d’intérêt public puisse constituer une violation du Premier amendement. Dans sa décision Red

Lion Broadcasting Co., Inc. v. Federal Communications Commission, la Cour retrace

l’histoire de la doctrine en procédant à un réexamen des lois et règlements qui la définissent de manière à en établir clairement la source. La Cour avait été saisie par la Red Lion

Broadcasting Company, propriétaire d’une station de radio de Pennsylvanie, après que la FCC

l’eut reconnue coupable d’avoir failli à la règle des attaques personnelles de 1968 en refusant de donner un droit de réponse à l’auteur Fred J. Cook, indûment mis en cause par le Révérend Billy James Hargis sur les ondes de cette même station. Dans cet arrêt, la Cour rappelle que l’autorité de la FCC émane de la nécessaire intervention de l’État dans l’attribution des licences d’exploitation pour satisfaire l’obligation de servir l’intérêt public. Elle entérine la doctrine392 en confirmant que le rapport In the Matter of Editorializing by Broadcast

Licensees de 1949 en définit les modalités et que la section 315 de la loi 1934 en constitue la

ratification par le pouvoir législatif393. Elle entérine également les dispositions adjacentes que

390 United States Code (USC): Main Page, www.gpoaccess.gov/uscode/, consultée le 13 août 2011.

391 47 C.F.R. §73.1910.

392 “Believing that the specific application of the fairness doctrine [is]authorized by Congress and enhance

rather than abridges the freedoms of speech and press protected by the First Amendment, we hold [it]constitutional [….].” Title I – Section C of Red Lion Broadcasting Co. V. FCC, 395 U.S. 367 (1969).

393 Dans son analyse de la section 315 du Communications Act of 1934, la cour fait le commentaire suivant :

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constituent la règle de l’éditorial politique et celle des attaques personnelles en affirmant qu’elles sont parties intégrantes de la doctrine394, et confirme l’autorité de la Commission dans leur mise en œuvre en soulignant qu’elle est déléguée par le Congrès.

Surtout, la Cour suprême rejette l’argument des diffuseurs selon lequel la doctrine restreint les droits garantis par lePremier amendement en affirmant qu’elle tire sa légitimité de la rareté des fréquences radiophoniques :

Because of the scarcity of radio frequencies, the Government is permitted to put restraints on licensees in favor of others whose views should be expressed on this unique medium. But the people as a whole retain […] their collective right to have the medium function consistently with the ends and purposes of the First Amendment. It is the right of the viewers and listeners, not the right of the broadcasters, which is paramount395.

Cet argument, désigné depuis lors « logique de rareté des ondes » (scarcity rationale), est formulé pour la première fois à l’occasion de cet arrêt ; il y est réaffirmé plusieurs fois. Il s’appuie sur le nombre restreint des fréquences radiophoniques – contrairement aux titres beaucoup plus nombreux de la presse écrite locale et nationale – qui implique un nombre de licences d’exploitation également limité. De ce fait, certains groupes se trouvent dans l’incapacité d’exercer leur droit à la liberté d’expression. La Cour entérine donc la doctrine au nom du nécessaire équilibrage des points de vue : un groupe n’ayant pas accès à l’exploitation des ondes a toutefois le droit de s’y voir représenté396. C’est une interprétation progressiste du Premier amendement que propose la Cour en validant la nécessaire intervention de l’État dans une activité relevant du secteur privé afin de garantir le droit de certains citoyens à exercer leur liberté d’expression, face aux possibles velléités monopolistiques de certains autres. Elle reflète les prises de position de la Cour suprême de l’époque – la « cour Warren » du nom d’Earl Warren qui en fut le président (Chief Justice) entre 1953 et 1969 – qui tranchent traditionnellement dans le sens de l’intervention étatique397.

had been in the Act since 1927, imposed a duty on broadcasters to discuss both sides of controversial public issues.” Title II – Section B of Red Lion Broadcasting Co. V. FCC, 395 U.S. 367 (1969).

394 “We think the fairness doctrine and its component personal attack and political editorializing regulations are

a legitimate exercise of congressionally delegated authority”, Title II – Section B of Red Lion Broadcasting Co. V. FCC, 395 U.S. 367 (1969).

395 Title III – Section A of Red Lion Broadcasting Co. V. FCC, 395 U.S. 367 (1969).

396 “A license permits broadcasting, but the licensee has no constitutional right to […] monopolize a radio

frequency to the exclusion of his fellow citizens”Title III – Section A of Red Lion Broadcasting Co. V. FCC, 395

U.S. 367 (1969).

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Un protocole de contrôle visant à s’assurer de la mise en œuvre effective de la doctrine par les diffuseurs est établi en 1964398. La procédure consiste en un examen par la Commission de certains contenus de diffusion de manière à déterminer si le détenteur de la licence d’exploitation a agi « raisonnablement et en toute bonne foi pour présenter un

échantillon équilibré de points de vue sur des questions qui font débat »399. La procédure ne vise pas à évaluer le bénéfice réel de la confrontation des points de vue, elle a pour objectif de s’assurer que cette confrontation a bien été proposée. Ainsi, dans l’application de la doctrine, la Commission impose une obligation de moyen et non de résultat.

Ainsi, plus les stations diffusent des débats, plus les chances qu’elles fassent l’objet de plainte pour violation de la Fairness Doctrine décroissent. La FCC définit d’ailleurs des seuils dans la quantité de temps dédié à ces programmes à partir desquels les stations ne courent aucun risque. Donc, les frais qui découlent de la procédure de mise en cause pour violation de la Fairness Doctrine ainsi que la possibilité que soit révoquée la licence sont susceptibles de produire un « effet stimulant » (warming effect) et donc de contribuer à la vitalité des débats

sur les ondes. Toutefois, les effets de la doctrine ne sont pas dénués d’une certaine ambivalence : parce que cette dernière implique l’équilibre des points de vue, la probabilité qu’une plainte soit déposée au nom du deuxième principe de la doctrine augmente également proportionnellement à l’augmentation de la quantité de programmes d’information400.