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Libération de la parole sur les ondes et résurgence du conservatisme dans les médias

LA FIN DE LA FAIRNESS DOCTRINE EN 1987: UN TOURNANT DANS L’ENVIRONNEMENT MÉDIATIQUE

2.4. Déréglementation, Acte 1 : la présidence de Reagan et la dérèglementation des contenus de diffusion

2.4.3. Libération de la parole sur les ondes et résurgence du conservatisme dans les médias

Suite à l’abrogation de la Fairness Doctrine, des changements significatifs sont intervenus dans les formats et contenus des programmes d’information des médias électroniques. Qu’il existe un lien de causalité ou une simple corrélation entre les deux phénomènes, ces changements sont d’une ampleur telle qu’ils ont reconfiguré les rapports de forces entre les différents formats d’information, notamment dans le secteur de la radiodiffusion. Le travail de Thomas W. Hazlett and David W. Sosa sur l’étendue de l’effet de paralysie483 éclaire de manière particulièrement intéressante la façon dont ces changements y sont intervenus.

Ce travail analyse les données fournies par le Broadcasting and Cable Yearbook484 entre 1975 et 1995. Il fusionne les 49 types de formats radiophoniques répertoriés par le Yearbook

483 Thomas W. Hazlett and David W. Sosa “Was the Fairness Doctrine a ‘chilling effect’? Evidence from the Postderegulation Radio Market”, The Journal of Legal Studies 26, n°1 (1997): 279-301.

484 Publié annuellement depuis la seconde guerre mondiale, le Broadcasting & Cable Yearbook – anciennement le Broadcasting Yearkbook, compile de manière exhaustive les données concernant tous les supports médiatiques

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en 5 catégories : musique, information, religion, ethnicité et divers. La deuxième catégorie (information) regroupe quatre formats – « actualités » (news), « discussion » (talk), « actualités/discussion » (news/talk) (que pour des raisons de cohérence terminologique la présente recherche désigne comme « talk-show ») et « débats de société » (public affairs) – ; la troisième est composée des formats gospel et religious. Dans la catégorie information, le format « actualités » correspond aux journaux et flashs d’informations, et « discussion » désigne les émissions dédiées à des thématiques aussi diverses que le jardinage, le sport, le bricolage ou encore la psychologie. Le format « talk-show » correspond au format tel qu’il a été défini en introduction. Format d’émission proposant les commentaires de l’animateur sur l’actualité politique et les questions de société, et parfois ouvert aux opinions des auditeurs, il constitue un format hybride. Enfin, le format « débats de société » s’appuie sur l’analyse d’experts ou de spécialistes sur des questions de société ; il revêt un caractère nettement plus scientifique que le précédent.

D’emblée, l’analyse révèle un changement de première magnitude : l’augmentation vertigineuse du nombre de stations de radio dont le « format principal » est celui des émissions d’information. Le concept de « format principal » est défini par le Broadcasting

and Cable Yearbook comme le format diffusé pendant un minimum de 20 heures

hebdomadaires485. La proportion de ces émissions est multipliée par 1,5 sur les radios de fréquence FM – elle passe de 4,64% à 7,39% entre 1975 et 1995486. Le choc est tellurique pour ce qui est des stations de fréquence AM : de 4,29% le pourcentage des émissions d’information passe à 27,60%, soit une proportion multipliée par 6,43 en vingt ans487. Un tel différentiel entre les radios FM et AM s’explique par le phénomène de répartition des contenus par type de fréquence provoqué par l’essor de la FM dont la qualité sonore supérieure à celle de l’AM la rend plus adaptée à la diffusion d’émissions musicales, ce qui place les stations de fréquence AM en position de monopole des émissions non-musicales.

La figure 7 propose le nombre de stations de radio de fréquence AM des catégories « émissions d’information » et « émissions religieuses » par format principal.

électroniques (radio, télévision hertzienne et télévision câblée) telles que la fréquence, l’audimat et les parts de marché.

485 Hazlett and Sosa, “Was the Fairness Doctrine a ‘chilling effect’?” 292.

486 Hazlett and Sosa, “Was the Fairness Doctrine a ‘chilling effect’?” 295.

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Figure 7 – Nombre de stations AM par format

Source: adapté de Hazlett et Sosa (1997), 293 ; chiffres du Broadcasting and Cable Yearbook (1975-1995).

Entre 1975 et 1995, le nombre de stations de radio de fréquence AM dédiées au format « actualités » quadruple : il passe de 75 à 295. Le nombre de stations dédiées au format « discussion » subit quant à lui une augmentation de 300% en passant de 130 à 396. L’ascendant que prennent les émissions de format « discussion » sur celles de format « actualités », malgré l’augmentation significative de la proportion de ces dernières, constitue donc le premier changement notoire survenu au cours de ces deux décennies.

Plus frappant encore est l’émergence du format hybride « talk-show » auquel appartient le genre du talk-show radiophonique conservateur. Format dont l’importance proportionnelle s’affirme à la fin des années quatre-vingt, il est pris en compte pour la première fois par le

Broadcasting and Cable Yearbook en 1990 : la comparaison entre 1975 et 1995 est donc

dénuée de sens. En revanche, la comparaison des quatre formats de la catégorie information en 1995 montre très nettement que le format « talk-show » domine largement les trois autres : le nombre de stations AM qui en ont fait leur format principal est 2,9 fois supérieur à celui des stations dédiées au format « actualités » ; il est 2,15 fois supérieur à celui des stations dédiées au format « discussion ». La proportion des radios dédiées au format « débats de société » est quant à lui insignifiant en comparaison : elle est 47 fois inférieure488.

Le graphique 8 montre l’évolution chronologique de la proportion relative de chaque format d’information sur la fréquence AM par rapport à l’ensemble des formats répertoriés, d’après les données fournies par le Broadcasting and Cable Yearbook.

488 Hazlett and Sosa, “Was the Fairness Doctrine a ‘chilling effect’?” 293.

EMISSIONSD’INFORMATION EMISSIONSRELIGIEUSES

FORMATS 1975 ANNEE1995 FORMATS 1975 ANNEE 1995

Actualités 75 295 Gospel 0 315

Discussion 130 396

Talk-show 0 854 Religious 142 597

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Figure 8

Evolution du pourcentage des formats d’information AM

Source: Hazlett et Sosa (1997; p.295) ; chiffres du Broadcasting and Cable Yearbook (1975-1995).

Il permet d’observer plus précisément le tournant des années 1987/1988. L’examen longitudinal de l’importance relative des trois formats d’information entre 1975 et 1995 – la proportion quasi négligeable du format « débats de société » rend ce dernier invisible sur le graphique – met en évidence un saut quantitatif important à partir de 1987. Ainsi, entre la révocation de la Fairness Doctrine et 1990, année à partir de laquelle le Yearbook intègre le format « talk-show », le format « actualités » augmente sensiblement de 3,5% à 5%. La proportion du format « discussion » passe quant à elle du simple au double au cours de la même période : de 3% en 1987, elle atteint quasiment 6,5% en 1990.

Les chiffres révèlent donc une corrélation évidente entre le moment de la révocation de la doctrine et la très forte augmentation du nombre des formats d’information, phénomène qui suggère un effet de libération de la parole sur les ondes de fréquence AM. Surtout, ces chiffres confirment l’explosion du format « talk-show » dans l’après-Fairness Doctrine : sa proportion relative est multipliée par presque 6 entre 1990 et 1991, puis elle augmente de 1% à 2% chaque année jusqu’en 1995. Plus encore, l’essor du format est tel qu’à partir de 1991, ce dernier dépasse les formats « discussion » et « actualités » pour finir par les supplanter largement en 1995 : avec 12,5% de stations de radio qui lui sont dédiées, la proportion du format « talk-show » sur la fréquence AM représente quasiment le double de celle du format « discussion » (5,5%) et plus du triple de celle du format « information » (4%). À la fin de la décennie des années quatre-vingt s’opère donc, dans les programmes radiophoniques d’information de la fréquence AM, un phénomène de « substitution » (displacement) du

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format « actualités » par celui du « talk-show ». Dans le cadre plus large du rapport des citoyens à l’information, le tournant des années quatre-vingt-dix semble être le moment où le genre de l’actualité-divertissement (infotainment) s’impose comme source d’information de prédilection des citoyens au détriment des émissions exclusivement informationnelles (hard

news programs). C’est en tout cas ce que tend à suggérer le différentiel de 8% entre la

proportion relative du format « actualités » et celle du format « talk-show » à l’avantage de ce dernier.

Si la corrélation entre l’abrogation de la Fairness Doctrine et l’envolée des programmes d’informations est également visible dans le secteur de la FM, l’abrogation a produit un impact différent sur les rapports de force entre les types de formats d’information. En témoigne la figure 9 qui présente l’évolution chronologique de la proportion relative de chaque format d’information par rapport à l’ensemble des formats répertoriés sur la fréquence FM. À l’instar de la figure 8, il s’appuie sur les chiffres du Broadcasting and Cable Yearbook.

Figure 9

Evolution du pourcentage des formats d’information FM

Source: Hazlett et Sosa (1997; p. 296) ; chiffres du Broadcasting and Cable Yearbook (1975-1995).

Malgré une augmentation globale de la proportion de radios dédiées aux formats d’information, les tendances observées dans le domaine de l’AM ne se vérifient pas dans celui de la FM. De façon surprenante, l’année 1987 ne marque aucun changement dans l’importance relative du format « discussion » qui demeure plutôt stable entre 1987 et 1995, fluctuant autour de la barre du 1%. Si le format subit une très nette diminution au cours de la

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période 1975-1995, celle-ci s’opère au cours de l’année 1986 (moins 2%). Phénomène surprenant dans la mesure où la fréquence FM est principalement dédiée à des formats non-informationnels, le format « actualités » connaît en revanche une forte augmentation à partir de 1987, année où il franchit la barre du 1%, et prend un essor fulgurant à partir de 1990, année de la prise en compte du format « talk-show » dans le Broadcasting and Cable

Yearbook. Cette année-là, son importance relative est multipliée par 1,5 en passant de 2,5% à

3,5%. Une double explication peut être apportée à cette envolée du format « actualités ». En premier lieu, la levée de l’obligation de service public libère les stations FM du carcan que constitue le format traditionnel du flash d’actualités et leur donne toute latitude pour diffuser un type d’information en rapport avec les préoccupations du public qu’elles servent. Ainsi, l’abrogation de la Fairness Doctrine permet d’étendre le principe du ciblage des publics par genre (narrowcasting) au domaine de l’information. En second lieu, l’abrogation accentue le phénomène de répartition des contenus par type de fréquence en permettant l’hyperspécialisation de la fréquence AM au format informationnel, la fréquence FM bénéficiant d’un avantage comparatif sur des formats musicaux. Le média « résiduel » va donc bénéficier de coûts d’entrée très bas, permettant à une minorité qui se sent exclue et réduite au silence de s’exprimer et de modifier l’agenda républicain, voire de changer l’opinion publique.

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Par la nature explicitement politique de son contenu, le talk-show radiophonique conservateur entretient des liens symbiotiques avec la classe dirigeante républicaine. Il en est tour à tour la caisse de résonnance – par son rôle de relai du message des républicains –, un acteur capable d’influer sur l’ordre du jour politique – par les « opérations incitatives » lancées à destinations des auditeurs –, tout autant qu’il en subit les aléas à la faveur de changements de majorité qui le contraignent à constamment négocier son positionnement par rapport à l’establishment républicain.

Joseph Gaylord, conseiller politique de Gingrich et l’un des orchestrateurs de la campagne républicaine pour les élections de mi-mandat de 1994, souligne le rôle crucial du talk-show radiophonique dans le dispositif de reconquête du Congrès par le GOP :

Almost in every realigning election that has occurred in the country, back through our history—from the Jacksonians, to the Lincoln Republicans, to the New Progressives, to the New Deal, to the kind of […] Gingrich Revolution of 1994 […]—there’s been a new technology that has been introduced or some kind of technological change that has been introduced into the electorate. Ninety-four clearly the technological change, the media change was the institution of talk radio and the active role that it played489.

Figure politique ayant contribué au réalignement politique de 1994, Gaylord insiste sur la dimension proprement historique du surgissement de ce nouveau genre au début des années quatre-vingt-dix et de son rôle dans l’élection qui a permis aux Républicains de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants, dirigé sans discontinuer depuis 1954 par une majorité Démocrate.

Le caractère historique du talk-show radiophonique conservateur est un aspect souvent négligé de la recherche conduite sur ce nouveau genre médiatique. Les travaux scientifiques qui ont été produits sur le sujet notent, certes, l’importance du média lors des élections de 1994, mais son rôle dans le jeu politique sur le long terme a été complètement ignoré : ainsi, l’histoire du talk-show radiophonique conservateur reste à écrire. La présente recherche a donc pour objet de resituer le genre dans l’histoire politique des trente-cinq dernières années en examinant sa montée en puissance et sa diffusion grandissante sur le territoire à partir de l’année de révocation de la Fairness Doctrine.

489 « Dans presque chaque échéance électorale que le pays a connu et qui a donné lieu à un réalignement, tout

au long de notre histoire – depuis les Jacksoniens, en passant par les Républicains à la Lincoln, les Nouveaux Progressistes, le New Deal, jusqu’à cette sorte de […] Révolution de Gingrich de 1994 […] –, une nouvelle technologie a été introduite ou une sorte de changement technologique a été introduit dans l’électorat. En quatre-vingt-quatorze le changement technologique, le changement sur le plan médiatique a clairement été l’institution des émissions radio au format conversationnel et le rôle actif qu’elles ont joué ». Voir annexe n°3

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Il s’agit, pour écrire cette histoire, de revisiter les moments clefs de l’histoire politique américaine récente dans lesquels le talk-show radiophonique conservateur a joué un rôle important, afin de montrer comment Limbaugh est passé d’un statut d’animateur radio et de satiriste politique au discours subversif à celui de figure médiatique de proue du mouvement conservateur. Il s’agit également d’examiner comment le talk-show radiophonique a accédé au statut de média de prédilection des conservateurs dans leur effort de reconquête du pouvoir au début des années quatre-vingt-dix, ainsi que son rôle de porte-voix de la contestation conservatrice populaire, avec l’arrivée de nouveaux entrants dans le genre comme Hannity, Savage ou Ingraham.

À partir du lien organique qu’il entretient avec la sphère politique, la présente recherche propose une périodisation de son histoire depuis son émergence à partir de 1998 jusqu’au printemps 2010. Du fait de ce lien, les moments de transition entre chaque phase de l’histoire du média coïncident bien souvent avec des échéances politiques importantes – élections de mi-mandat ou élections présidentielles –, un phénomène que vient renforcer le fait que les grands études de l’électorat américain, telles le National Annnenberg Elections Survey de l’Université de Pennsylvanie ou l’American National Electoral Survey de l’Université du Michigan, sont conduites au cours d’années où ont lieu des élections. Ainsi, même les changements qui sont susceptibles d’apparaître dans le profil sociodémographique de l’auditorat sont mesurés la plupart du temps à des moments charnières de l’histoire politique.

La présente recherche propose donc d’articuler l’histoire du talk-show radiophonique selon quatre phases : la phase d’expansion, la phase de l’âge d’or, la phase de consolidation puis la phase de crise et de redynamisation. La phase d’expansion commence en janvier 1988 au moment où se met en place le processus de transition de The Rush Limbaugh Show du local au national, et s’achève en décembre 1992 après la défaite de George H.W. Bush. L’âge d’or s’étend de la débâcle de la fin 1992 – moment ou Limbaugh reprend symboliquement les rênes du leadership conservateur – jusqu’à janvier 1996 lorsque se termine le second blocage de l’État (government shutdown) et que commence la campagne des primaires républicaines ; c’est également un moment où Gingrich est contraint de faire montre de plus de retenue pour ne pas compromettre les chances de victoire des républicains à la présidentielle. L’âge d’or est une période pendant laquelle The Rush Limbaugh Show est à son zénith, conquiert des taux d’audimat très élevés et occupe une place centrale dans le jeu politique du fait de la « relation spéciale » entre Limbaugh et Gingrich.