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L’ÉMERGENCE DU CONSERVATISME MODERNE ET LA RÉVOLUTION CONSERVATRICE INACHEVÉE

1.2. La déception du 1er mi-mandat Reagan : révolution conservatrice ou conservatisme pragmatique ? (1981-1983)

1.2.3. Le véritable héritage Reaganien : une révolution rhétorique

Figure politique qui s’affirme sur la scène nationale et fait campagne sur une plateforme conservatrice révolutionnaire, Ronald W. Reagan est un président qui gouverne en conservateur réaliste. Le ton moral et affirmé de ses discours, la très grande confiance en lui-même qui en émane ainsi que sa foi indéfectible dans le pays et ses possibilités trouvent un écho très favorable auprès de la base conservatrice. Depuis son arrivée sur la scène politique à l’occasion du défi lancé au président Gerald Ford lors des primaires républicaines de 1976, Reagan joue un rôle crucial de porte-parole de la libre entreprise et d’apologiste des grandes entreprises et de leur quête de la richesse.

Toutefois, au moment de quitter la Maison Blanche, l’héritage qu’il laisse est loin d’être celui de la révolution conservatrice qu’escomptaient ses soutiens sur le terrain et à Washington : son action n’a pas résulté dans la mise en place effective d’un dispositif législatif susceptible de redéfinir la société selon les canons du conservatisme économique et moral. Son bilan politique doit plutôt être évalué sur la base de sa contribution essentielle à la remise en cause des fondements idéologiques du sociolibéralisme sur les plans économique, social et culturel. Reagan a donc joué un rôle crucial sur le plan des idées en relançant le débat sur le juste rôle de l’État dans une société démocratique et libérale. La vraie révolution Reaganienne est donc une « révolution rhétorique » dans la mesure où le 40ème président a fortement contribué à changer les paradigmes du débat politique : après son passage à la Maison Blanche, l’héritage idéologique et rhétorique du New Deal est définitivement soldé et aucun candidat démocrate à la fonction suprême ne pourra plus faire campagne sur la base d’un programme sociolibéral se revendiquant comme tel. Ainsi, William J. Clinton se

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présente aux Américains fin 1991 comme un « Nouveau Démocrate » (New Democrat) et le terme liberal est banni jusqu’au lexique des démocrates eux-mêmes. Enfin, la révolution rhétorique engagée par Reagan permet au conservatisme d’acquérir sa légitimité ainsi qu’une forte visibilité, et de s’installer durablement au centre du jeu politique : c’est désormais autour des paradigmes du conservatisme que s’organisent le débat et l’action politique.

Malgré le peu de changements sur les fronts de la politique économique et des questions morales, l’assurance de son discours ainsi que la crédibilité solide que lui confère son bilan en matière de politique étrangère légitiment son action auprès des Américains et assoient son statut de tête de file du mouvement conservateur. À ce titre, il est une figure incarnant l’entrée dans une nouvelle ère, qui a davantage redéfini la culture politique que changé concrètement la société. Lors d’une réunion fin 1988, à Newt Gingrich qui lui exprime son mécontentement devant le nombre de réformes n’ayant pas été conduites, Reagan répond : « Well, some things you’re just going to have to do after I’m gone »276.

1.3. Affirmation d’un conservatisme révolutionnaire à la Chambre à partir de 1982 1.3.1. Emergence d’un conservatisme radical parmi les Républicains de la

Chambre

En parallèle à la « révolution reaganienne » qui se met en marche, émerge une nouvelle génération de jeunes représentants républicains à l’esprit volontariste et réformateur, qui ne souffrent pas du syndrome de désarroi post-Watergate dont semble être frappée une grande partie des membres plus âgés de l’establishment républicain. Élu à la Chambre en novembre 1978, Newt Gingrich s’affirme en dirigeant de cette frange nouvelle du GOP qu’il fédère au sein de l’Opportunity Conservative Society (COS), « un groupe informel de membres de la

Chambre partageant les mêmes convictions » 277. Fondé sur la base du Project Majority Task

Force de 1979278, l’année de l’élection de Gingrich à la Chambre, le groupe est créé en 1982. Il compte parmi ses membres principaux les représentants Vin Veber du Minnesota, Jack Kemp de New York ainsi que les sénateurs Trent Lott du Mississippi et Mack Mattingly, compagnon d’armes de Gingrich en Géorgie. Si le groupe est porté par l’arrivée de Reagan au pouvoir, les membres de la COS entendent bien affirmer leur indépendance envers la nouvelle

276 « Eh bien, il y a certaines choses que vous allez tout bonnement devoir accomplir après que je serai parti ». Steven Hayward, The Age of Reagan (New York: Crown Forum), 2009.

277 “An informal group of like-thinking House members.” David S. Broder, “Opening GOP Minds,” The

Washington Post, October 23rd, 1983.

278 Le Project Majority Task Force, élaboré par Kemp et Gingrich, édicte pour la première fois la nécessité pour les républicains de regagner la majorité à la Chambre et pose les bases d’une stratégie pour y parvenir.

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administration et se posent en observateurs critiques de son action. Ainsi, quand la COS commence à faire connaître son action à partir de 1983, le journaliste David S. Broder note que le groupe est composé de « conservateurs d’une génération plus jeune que la loyauté à

Ronald Reagan ne rend pas aveugle au fait que le monde est en train de changer d’une manière que le président et ses contemporains sont à peine en mesure de reconnaître » 279.

Sous la direction de Gingrich, et en coopération avec Mattingly au Sénat, la COS entend engager le renouveau de la société américaine en réhabilitant, grâce au progrès technologique, les valeurs traditionnelles, valeurs qui constituent selon lui le socle de l’expérience américaine. Le jeune représentant de Géorgie définit ainsi son projet : « We are in fact

building a new America around a new statement, a statement that traditional American values work and when combined with advanced technology will allow us to build a conservative opportunity society »280. Au fond, le propos de Gingrich contient l’essentiel du projet des conservateurs depuis la résurgence du conservatisme nouveau dans les années soixante : il s’agit de refondre la société américaine dans son entier sur la base de ce qui serait les valeurs « éternelles » de l’Amérique en utilisant l’innovation technologique. Ce faisant, il donne également la preuve irréfutable qu’il est un conservateur révolutionnaire. D’ailleurs, le projet de la COS est pétri des idées défendues par la Nouvelle Droite. Dès 1980, il engage un travail acharné pour repérer et recruter des candidats républicains acquis à sa conception du conservatisme et en position de mettre en échec des représentants démocrates sortants, effort qu’il intensifie à partir de 1986, année où il prend la direction de GOPAC, une organisation dédié à la formation des cadres républicains281. Paradoxalement, le GOP subit cette année-là de lourdes pertes à l’occasion des élections de mi-mandat dont Mack Mattingly ressort battu.

Le cœur de doctrine de la COS est constitué par les fondamentaux du Reaganisme – baisse des impôts, coupes dans les programmes de l’état providence, équilibre du budget, hausse du budget de la défense, prière à l’école et opposition à l’avortement. Bien décidé à contribuer à la mise en œuvre de ces principes par son activisme législatif, Gingrich s’attaque

279 “Younger-generation conservatives whose loyalty to Ronald Reagan does not blind them to the fact that the

world is changing in ways that he and his contemporaries can hardly reckon.” Broder, “Opening GOP Minds.”

280 « Nous sommes en fait en train de construire une nouvelle Amérique autour d’un postulat nouveau, le

postulat que les valeurs américaines traditionnelles fonctionnent et que lorsqu’elles seront combinées avec les avancées technologiques, elles nous permettront de construire une société conservatrice des possibles ».Mel

Steely, The Gentleman from Georgia (Macon, GA: Mercer University Press, 2000).

281 « A new generation of Republican leaders is out there. And it’s GOPAC’s mission to promote them as they

champion the conservative ideas and policies that will create jobs and address the challenges our communities face. Since 1978, GOPAC has been searching the ranks of state and local governments for promising Republican leaders, and giving them the education and financial support they need to lead America ». “About

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au dossier épineux du système de retraite (social security) et présente plusieurs projets de loi dans ce sens. Au final, son action échoue et lui attire les foudres des démocrates autant que celles de son propre camp, y compris celles de Jack Kemp. Fort de cette expérience, il évite avec soin de mettre cette question en débat par la suite282. Ce n’est qu’en 1997 qu’il s’y intéresse de nouveau mais cette fois-ci de manière secrète et bipartite en tandem avec Clinton, projet qui est mis en échec une nouvelle fois par le scandale Lewinski283. Attaché à la réforme de l’armée, Gingrich se montre très actif au sein de The Military Reform Caucus, groupe parlementaire qui compte Dick Cheney et Gary Hart parmi ses membres et dont l’action vise à restituer à l’armée son prestige perdu ainsi qu’à la doter de moyens plus conséquents. Enfin, sous la houlette de Duncan Hunter, représentant de la Californie, la COS s’empare de la prière à l’école, sujet dont le président Reagan avait fait un de ses chevaux de bataille mais pour lequel il montre trop peu d’âpreté au combat aux yeux de Gingrich. Ainsi, lors des special

orders, Hunter organise un débat sur une proposition d’amendement à la constitution

instituant le droit à la méditation à l’école284.

Si la jeune génération du GOP à la Chambre est particulièrement stimulée par l’arrivée de Reagan à la Maison Blanche, elle entretient un rapport au 40ème président pour le moins ambivalent. Au départ, Gingrich se montre très enthousiaste à son égard car il incarne un grand nombre des valeurs auxquelles il est fortement attaché et, à l’instar du représentant de Géorgie, il a une conscience accrue que la communication est un élément consubstantiel à l’action politique :

Newt was delighted with Ronald Reagan, who personified so many of the things in which Newt believed. Reagan was clearly the heir to Barry Goldwater as leader of the conservative cause. His affable manner and ease of communication with the American people would go a long way for the Reagan Revolution. […] The Republican Party had to connect with the conservative movement as it never had before.285

Malgré le soutien affiché à Reagan, Gingrich s’emploie très vite à jouer le rôle de la mauvaise conscience conservatrice du président en lui rappelant son engagement envers l’orthodoxie

282 Steely, Gentleman from Georgia, 155.

283 Le projet de réforme du système des retraites, entrepris secrètement par Gingrich et Clinton lors de réunion informelles à la Maison Blanche est révélé par Steven M. Gillon en 2008. Steven M. Gillon, The Pact: Bill

Clinton, Newt Gingrich and the Rivalry that Defined a Generation (New York: Oxford University Press), 2008.

284 Marguerite Sullivan, “School prayer proposal pushed by Hunter in House,” Evening Tribune, March 16th, 1984.

285 « Newt était ravi par Ronald Reagan qui incarnait tant de ce en quoi croyait Newt. Reagan était sans conteste

l’héritier de Barry Goldwater dans le rôle de tête de file de la cause conservatrice. Son affabilité et l’aisance avec laquelle il communiquait avec le peuple américain allaient contribuer beaucoup à la Révolution Reaganienne […]. Il fallait que le Parti républicain soit en phase avec le mouvement conservateur comme jamais auparavant ». Steely, Gentleman from Georgia, 131.

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conservatrice dès lors que l’action du 40ème président en dévie. Les discussions autour du budget de 1982 et l’opposition de Gingrich est l’exemple le plus frappant de la façon dont ce dernier entend jouer ce rôle. Largement infléchi par l’influence des démocrates de la Chambre, le budget que présente l’administration Reagan en 1982 est refusé par la minorité républicaine. La COS prend la tête du mouvement d’opposition à la proposition et milite auprès des représentants du GOP pour qu’ils la rejettent. Gingrich se lance quant à lui dans un tour de force médiatique visant à mettre le président en défaut : au cours de l’été 1981, il apparaît partout sur les chaînes hertziennes et câblées. Dans l’hémicycle, il enjoint ses collègues à rejeter le projet de loi en déclarant : « You, the Members of the People’s House,

are the country’s last stronghold against mistaken policy »286. Outre le reniement d’un des principaux engagements des campagnes de 1976 et 1980, Gingrich voit dans la proposition du président le piétinement d’un des fondamentaux de la doctrine des conservateurs révolutionnaires : « Newt, though a great admirer of President Reagan, was not about to go back on the most consistent plank in all his campaign platforms: the need for tax cuts »287. Par son opposition au budget de 1982 et son désaveu de l’action de l’exécutif, Gingrich montre sans ambigüité qu’il se pose en protecteur de l’orthodoxie républicaine et que l’administration Reagan va devoir s’accommoder de sa présence.

Outre son rôle de gardien des canons du conservatisme, dès son arrivée au Congrès, toute l’action de Gingrich vise à donner une envergure nationale à l’élection des représentants. Pour ce faire, il s’attèle à convaincre le chef de la minorité républicaine Robert Michel de définir un projet commun que tous les candidats républicains porteraient dans leurs circonscriptions. Dès 1980, il convainc Michel d’organiser une conférence de presse sur les marches du Capitole pour dévoiler le programme des candidats républicains aux législatives288, démarche qui préfigure l’opération de communication autour du Contract With America lors de la campagne de l’élection de mi-mandat de 1994.

286 « Vous, les Membres de la Chambre du Peuple, êtes le dernier rempart du pays contre les erreurs de la

politique ». Steely, Gentleman from Georgia, 145.

287 « Newt, bien que fervent admirateur du président Reagan, n’était pas près de revenir sur ce qui avait été un

volet constant de tous ses projets électoraux : la nécessité de baisser les impôts ». Steely, Gentleman from Georgia, 139.

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1.3.2. Projet à long terme : faire émerger une majorité républicaine a la