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L’ÉMERGENCE DU CONSERVATISME MODERNE ET LA RÉVOLUTION CONSERVATRICE INACHEVÉE

1.1.2.1. Le renouveau intellectuel du conservatisme

Les transformations que subit le sociolibéralisme au cours des années soixante, transformations que les conservateurs perçoivent comme des dérives, contribuent largement à éperonner la résurgence du conservatisme américain au cours du second 20ème siècle. Les changements sociétaux qui s’affirment au cours de la décennie, entérinés par les politiques d’identité mises en place par l’administration Johnson, constituent autant de points d’appui au renouveau du conservatisme porté par les organisations de terrain. À partir du milieu des années soixante, elles se fédèrent peu à peu en une large coalition que Viguerie contribue à catalyser, et qui engage une contre-révolution en réaction aux poussées de la contre-culture. Toutefois, ce renouveau est avant tout un renouveau intellectuel stimulé par l’opposition aux politiques du New Deal qui fait émerger une réflexion sur le conservatisme, à l’initiative d’intellectuels tels que William F. Buckley, Irving Kristol ou encore Elliot Cohen. Elle nourrit un débat très dense relayé par des publications conservatrices qui apparaissent dès 1945 avec la publication de Commentary148.

147« C’est à ce moment que les fantassins du Sud et de l’Ouest s’organisent progressivement en une armée unie, que les intellectuels commencent à définir leur politique et que la démographie continue de faire prendre à l’Amérique le chemin du Sud ». Micklethwait and Wooldridge, Right Nation, 64.

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Le renouveau du conservatisme ne doit pas être confondu avec ce qu’on désigne par « néo-conservatisme », comme le font bien souvent les journalistes français qui emploient l’un pour l’autre, désignant les conservateurs américains de l’époque contemporaine comme des « néoconservateurs ». Contrairement aux derniers qui sont issus du sociolibéralisme – voire parfois du marxisme –, les premiers sont issus de la fusion de trois traditions intellectuelles distinctes : les « traditionalistes », comme Russell Kirk et Richard Weaver notamment, qui défendent une vision antimoderne de la société et vilipendent le progrès technologique responsable selon eux du déclin spirituel du pays ; les libertariens, défenseurs du libre-échange et pourfendeurs de l’interventionnisme étatique et des politiques économiques keynésiennes, tels Friedrich Hayek et Milton Friedman, et les anticommunistes comme Whittaker Chambers et James Burnham149.

C’est la publication The National Review, créée en 1955 par William F. Buckley Jr., qui opère la fusion de ces trois traditions, impulsant ainsi une nouvelle dynamique intellectuelle au conservatisme. C’est précisément cette démarche de « fusionisme » (fusionism)150 qui confère son statut à la revue. Ancien étudiant de Yale, Buckley garde un goût amer de son passage à l’université dont les professeurs, tous acquis aux fondamentaux du consensus sociolibéral, excluent du champ des discussions acceptables les idées qui n’y seraient pas conformes et considèrent avec mépris les croyances religieuses de leurs étudiants151.

The National Review exerce une influence cruciale sur le renouveau conservateur à

plusieurs titres. En premier lieu, elle constitue un véritable forum de débats sur le conservatisme : c’est principalement sur ses pages que se dessine le corps de doctrine du nouveau conservatisme152. En second lieu, le magazine en définit les frontières en expurgeant les éléments extrémistes tels les libertaires radicaux rejetant la morale judéo-chrétienne – Ayn Rand entre autres –, les anticommunistes aux tendances antisémites, notamment ceux qui s’expriment dans The American Mercury, et enfin les intellectuels gravitant autour de la John

Birch Society, groupe ultraconservateur crée par Robert Welch en 1958 dont les positions

idéologiques trahissent un anticommunisme paranoïaque et une tendance au racisme. En définissant ces tendances comme inacceptables, Buckley donne à The National Review les moyens d’asseoir sa crédibilité intellectuelle et lui permet de s’adresser à un lectorat, certes, très instruit mais modéré politiquement. Enfin, le magazine apporte une dimension

149 Vaïsse, Mouvement néoconservateur, 79-80.

150 Vaïsse, « George W. Bush a-t-il trahi le conservatisme américain ? ».

151 William F. Buckley, Man and God at Yale (Washington, D.C.: Henry Regnery Company, 1951).

152 Le renouveau intellectuel du conservatisme n’est pas l’objet de la présente étude. Aussi nous limitons-nous à n’évoquer que deux revues parmi la quinzaine qui émerge à partir de 1955.

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internationaliste au conservatisme, jusque-là isolationniste comme en témoigne l’opposition du sénateur Robert Taft – principal représentant du conservatisme au sein du GOP au milieu du siècle – à l’entrée en guerre des États-Unis en 1941. Le repositionnement internationaliste du conservatisme sous l’effet de The National Review est un des apports de la composante anti-communiste de la revue, incarnée par James Burnham. Il s’oppose à la position de conciliation avec le bloc communiste défendue par les républicains réalistes et constitue la ligne directrice de la politique étrangère suivie par Reagan vingt-cinq ans plus tard153.

Les nouveaux conservateurs qui gravitent autour de The National Review sont en opposition avec les néoconservateurs, qui à l’époque sont encore des sociolibéraux de Guerre Froide, et dont ils se méfient, considérant que toute allégeance sociolibérale porte en elle le ferment communiste. Les néoconservateurs quant à eux considèrent que les conservateurs de la Review sont en décalage avec la réalité socio-économique du pays et observent avec stupéfaction la nostalgie qu’ils semblent nourrir pour un âge d’or perdu. Eux se sentent au contraire à l’aise dans l’époque et sont partisans de l’innovation technologique. Ainsi, les nouveaux conservateurs constituent un courant minoritaire et singulier dans le paysage politique des années cinquante, et ce d’autant plus que le sociolibéralisme est l’idéologie dominante au sein des partis démocrate et républicain.

Dix ans plus tard, Daniel Bell et Irving Kristol créent The Public Interest, deuxième publication conservatrice d’envergure à destination d’un public intellectuel et érudit. La revue traite des questions de politique intérieure exclusivement, plus particulièrement la politique sociale ; les questions de politique étrangère n’y sont pas traitées. Convaincus que les échecs du fascisme et du marxisme ont sapé l’ambition intellectuelle de transformation de la société, Bell et Kristol souhaitent reconquérir cet idéal en proposant une revue qui délégitime l’idéologie et la pensée préconçues. L’objectif de The Public Interest est très justement résumé par Justin Vaïsse :

Alimenter la réflexion sur les politiques publiques en offrant des articles approfondis sur les principaux aspects de la vie sociale des Etats-Unis, en évitant les idées toutes faites, les clichés et les approches sentimentales ou idéologiques [et] chasser les discours mal informés, voire absurdes sur les grands sujets du moment […]154.

Initialement favorables à un certain degré d’intervention étatique à qui ils reconnaissent certaines vertus lorsqu’elle est opérée de façon juste et rationnelle, les penseurs de The Public

Interest définissent au fil de leurs articles un programme d’action technocratique. Ils y

153 Vaïsse, Mouvement néoconservateur, 81.

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expriment leur foi dans la technique et les sciences sociales (sociologie, statistiques, ou encore économétrie) pour résoudre les problèmes des sociétés, et sont convaincus que la réforme vient de l’intérieur d’un État qui serait composé de savants, de techniciens et d’universitaires : leur idéal de gouvernement est celui d’un gouvernement d’experts et de scientifiques.

Si en 1966 Kristol approuve, non sans certaines réserves, les décisions prises par Johnson dans le cadre de The Great Society, la dissection mathématique du réel, son exploration scientifique rigoureuse et quantitative ainsi que l’attachement aux faits font très vite naître la désillusion. Face à la complexité du réel, les intellectuels de The Public Interest perdent foi en la capacité du savoir scientifique à changer les choses. La revue amorce ainsi un tournant conservateur deux années après sa création : à partir de 1967, elle met en garde sur les limites de l’intervention étatique et de l’ingénierie sociale. C’est au printemps de cette même année que Patrick Moynihan, sociologue démocrate et ancien assistant du ministre du travail sous Kennedy et Johnson, y souligne l’échec de la « Guerre contre la pauvreté » (War on Poverty) engagée par Johnson.

Pour les intellectuels de The Public Interest, la sphère culturelle constitue la première limite aux politiques sociales, devant le constat que l’éthique bourgeoise du travail et de l’effort n’est pas partagée par tous, y compris les plus défavorisés. La revue se focalise donc de plus en plus sur les obstacles qui font échouer les mesures sociales, à savoir le manque d’instruction, le délabrement de l’environnement familial et « la loi des conséquences imprévues » (the law of unintended consequences), telle la rupture de la cellule familiale causée par les subventions versées aux mères célibataires et la crise du logement qui résulte du contrôle des loyers155. Le numéro de septembre 1971, intitulé « The Limit of Social Policy », résume la direction prise par la revue. Dès lors, la revue articule une critique politique très cohérente de l’intervention sociale et défend l’idée que la capacité de l’État pour réformer la société est limitée. Elle exprime donc une certaine hostilité à l’égard de l’État paternaliste en dénonçant le fait qu’il crée des attentes qu’il ne peut pas satisfaire mettant ainsi en danger l’équilibre du pays. Enfin, elle développe l’argument que l’obstacle à l’intervention de l’État se trouve dans la crise de la culture et des valeurs. The Public Interest amorce donc un repositionnement idéologique en 1967 en réaction à l’évolution du sociolibéralisme vers la

155 Vaïsse, Mouvement néoconservateur aux États-Unis 103. La loi des conséquences prévues est une idée d’Adam Smith reprise par Robert K Merton aux Etats-Unis.

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gauche au cours des années soixante et à l’ascendant que prend la frange radicale de la Nouvelle Gauche sur le Parti démocrate pendant la décennie.