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LA FIN DE LA FAIRNESS DOCTRINE EN 1987: UN TOURNANT DANS L’ENVIRONNEMENT MÉDIATIQUE

2.2. Codes, normes et pratiques de la presse et des médias électroniques américains : la neutralité comme principe cardinal

2.2.3. L’influence du « politiquement correct » dans le débat public

Le « politiquement correct » (Politically Correct, PC) est le dernier élément du cadre dans lequel se tiennent les débats politiques et sociétaux dans les médias ; il exerce son influence également dans les journaux d’information télévisée et dans la presse écrite à partir des années quatre-vingt-dix (avec quelques prémisses dès la fin des années soixante-dix). Corollaire aux politiques d’identité menées depuis l’ère Kennedy/Johnson, le PC est l’extension linguistique du principe de rattrapage des droits des minorités (affirmative

action) : pour les partisans du PC, la lutte pour l’égalité des droits doit être étendue au champ

du langage car ce dernier véhicule et reproduit les stéréotypes raciaux et sexistes401. Selon eux, le changement du langage constitue une arme supplémentaire dans l’arsenal des

398 Applicability of the Fairness Doctrine in the Handling of Controversial Issues of Public Importance, 29 Fed. Reg. 10426 (1964)

399 Kathleen Ann Ruane, “Fairness Doctrine: History and Constitutional Issues,” CRS Report for Congress (2011), 3.

400 Ruane, “Fairness Doctrine,” 287.

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défenseurs des droits des minorités. Il s’agit de changer l’expression pour modifier les représentations des groupes minoritaires dans la société et donc y faciliter leur incorporation. L’exploration du politiquement correct impose de distinguer les questions de label, c’est-à-dire la diffusion du terme « politically correct » lui-même, du phénomène auquel il renvoie. Ce dernier apparaît dès le milieu des années soixante-dix, particulièrement sous l’influence du mouvement en faveur de l’ERA. Bien que la ratification soit mise en échec par l’activisme de Schlafly, les féministes n’abandonnent pas leur combat et continuent à travailler à la réforme constitutionnelle. En 1977, la commission sur les droits civiques (US Commission on Civil

Rights) publie un rapport sur la discrimination envers les femmes dont est porteuse la

législation américaine402. Le rapport, qui identifie les domaines dans lesquels les femmes sont le plus lésées, marque le point de départ d’un combat visant à obtenir des changements sémantiques significatifs. Quatre ans après sa publication, il fait encore débat, comme en témoigne le numéro de novembre 1981 de The Phyllis Schlafly Report qui dénonce l’absurdité des changements demandés : « About 750 out of 800 changes in Federal laws demanded by the ERAers are ridiculous semantic changes »403. Entre autres, Schlafly dénonce le remplacement de longshoreman (un docker) par stevedore ou de newsboy (un crieur de journaux) par newsman prôné par le rapport. Les tenants du PC font effectivement des contre-propositions systématiques aux formules figées courantes dès qu’elles évoquent le genre ou l’appartenance ethnique.

Dans ce domaine en particulier, les modifications lexicales permettent aux minorités ethniques de négocier la définition de leur identité, en résolvant la tension entre l’origine de leurs parents et ancêtres et leur appartenance à la nation américaine. Ces modifications lexicales s’expriment par l’utilisation du trait d’union (hyphenation), pour affirmer la double composante de l’identité. Ainsi, African-American est substitué à Black dans un refus de réduire l’identité des noirs américains à leur seule couleur de peau et dans une optique de réappropriation de leur appartenance à la nation. Sur ce modèle, certains Américains commencent à se revendiquer comme Italian-Americans, Irish-Americans et autres

German-Americans. Ce phénomène se manifeste également dans les cercles universitaires où la

reconnaissance et l’affirmation des minorités ethniques donne lieu à la publication des

hyphenated studies, c’est-à-dire des études à caractère scientifique sur l’identité propre des

402 Sex Bias in the U.S. Code, A report of the United States Commission on Civil Rights (April 1977).

403 « Environ 750 des 800 changements des lois fédérales qu’exigent les partisans de l’ERA constituent des

changements sémantiques ridicules ». “How ERA Could Change Federal Laws”, The Phyllis Schlafly Report 15,

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groupes minoritaires. Lieu de transmission et de formation des savoirs, l’université est donc à l’avant-garde du phénomène et constitue, dans la tradition anti-intellectualiste des conservateurs révolutionnaires, la cible de prédilection dans les années quatre-vingt-dix.

C’est précisément au cours de cette décennie que le terme en lui-même trouve une résonnance de grande ampleur. Si le terme apparaît dès 1970 sous la plume de l’essayiste de la Nouvelle Gauche Toni Cade Cambara, il se généralise dans les années quatre-vingt-dix sous l’influence des détracteurs du phénomène qui l’utilisent de manière très fortement péjorative. Une étude quantitative menée en 1996 montre qu’entre 1991 et 1996, le terme de « politically correct » a été utilisé pas moins de 10 000 fois, ce qui pousse l’hebdomadaire d’actualité Newsweek à en dénoncer les tenants comme « la police de la pensée » (thought

police) en décembre 1990404. Autrement dit, c’est au moment où la contestation du politiquement correct en tant que processus de changement linguistique prend son ampleur que le terme lui-même intègre le lexique courant, avec une connotation péjorative, d’autant que les politiques d’identité s’essoufflent.

Le phénomène s’étend également au domaine du journalisme et de la presse, et contraint les journalistes à respecter une certaine bienséance sémantique, formalisée dans des « règles de rédaction » (speech codes) dont se dotent certains journaux. Ainsi, les journalistes de The

Los Angeles Times sont priés de bien vouloir se référer au Guidelines on Ethnic and Racial Identification avant de rédiger leurs articles. De la même manière, en 1988, le nouveau

rédacteur en chef du journal présente ses excuses à ses journalistes pour avoir suggéré que le journal pourrait élargir son lectorat féminin en proposant des articles à teneur plus émotionnelle et moins analytique405.

Ainsi, quand The Rush Limbaugh Show est lancé sur les ondes en cette même année, le politiquement correct en tant que phénomène sémantique tangible est fortement ancré dans les pratiques linguistiques des citoyens et des hommes et femmes de médias, mais le terme lui-même ne connaît pas encore l’utilisation intensive qui est la sienne au cours des années quatre-vingt-dix. Pendant la période de « l’âge d’or » du talk-show radiophonique, Limbaugh et ses comparses intègrent l’instrumentalisation du terme de « politiquement correct » dans leur stratégie de délégitimation des politiques d’identité. De manière plus globale, le terme constitue une grande partie de l’enjeu des « guerres de l’identité » (cultural wars) que livrent les tenants du conservatisme révolutionnaire dans l’après-Reagan sous la houlette de

404 Frau-Meigs, Médiamorphoses américaines, 118.

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Gingrich, guerres dans lesquelles les animateurs de talk-shows radiophoniques jouent un rôle crucial.

Le travail sur le langage, qui passe le plus souvent par l’invention d’une nouvelle terminologie, est en effet une des caractéristiques majeures de la stratégie discursive déployée par Limbaugh dès les débuts de son émission. À cet égard, son premier livre contient un glossaire, The Limbaugh Lexicon, des termes forgés par l’animateur et intégrés à son discours406. En 2010, la lutte sémantique est encore très vive dans les talk-shows radiophoniques contemporains et les exemples de questionnement ironique des animateurs sur l’opportunité d’employer tel ou tel terme ou d’évoquer tel ou tel sujet ne manquent pas. Le phénomène du politiquement correct est donc un aspect essentiel de l’analyse du contenu des talk-shows en ce qu’il constitue un point d’appui majeur des animateurs dans la contestation de l’ordre établi, fruit des changements sociétaux engagés dès les années soixante et qu’ils considèrent comme une aberration, c’est-à-dire quelque chose qui s’écarte grandement de la norme, dans la continuité historique américaine.

2.3. L’absence de perspective partisane affirmée comme corollaire au principe de