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Le conservatisme dans l’écosystème médiatique de l’ère hertzienne : une expression à la marge

LA FIN DE LA FAIRNESS DOCTRINE EN 1987: UN TOURNANT DANS L’ENVIRONNEMENT MÉDIATIQUE

2.3. L’absence de perspective partisane affirmée comme corollaire au principe de neutralité politique

2.3.1. Le conservatisme dans l’écosystème médiatique de l’ère hertzienne : une expression à la marge

La mise en application de la Fairness Doctrine conjuguée au respect scrupuleux de la norme d’objectivité dans le reporting ont pour corollaire l’absence de perspective partisane affirmée dans les médias – qu’il s’agisse de la presse d’information ou d’émissions radiophoniques et télévisées proposant des débats politiques ou de société – et donc l’absence de réelle visibilité du conservatisme dans les médias traditionnels de l’ère hertzienne. La Commission s’était d’ailleurs exprimée sans ambiguïté sur l’existence de médias dédiés à l’expression de la parole partisane :

There is not room in the broadcast band for every school of thought, religious, political social, and economic, each to have its separate broadcasting station, its mouthpiece in the ether. If franchises are extended to some it gives them an unfair advantage over others, and results in a corresponding cutting-down of general public-service stations407. La position de la FCC sur la question est donc sans appel : la segmentation de l’offre radiophonique et télévisée selon des lignes politiques ou thématiques est contraire à l’intérêt

406 “The Limbaugh Lexicon: You Too Can Speak Rushian,” Limbaugh, Way Things Ought to Be, 294.

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public. La spécialisation des médias électroniques par thèmes (narrow casting), initiée dès les années quatre-vingt et affirmée nettement après 1996 – et qui permet à certaines stations de radio de ne diffuser que des talk-shows conservateurs – est impossible à l’époque.

Sous le coup de la Fairness Doctrine, la tenue d’un discours ouvertement partisan dans les débats et talk-shows télévisés ou radiophoniques est donc automatiquement contrée par un droit de réponse, et ce, au nom du principe d’équilibre des points de vue. De ce fait, les animateurs se trouvent dans la quasi-impossibilité d’exprimer une opinion clairement conservatrice ou de lancer des polémiques en ciblant leurs adversaires sociolibéraux, sans se mettre en difficulté vis-à-vis de leurs producteurs ou susciter l’intervention de la FCC. Ainsi, Morton Downey, animateur conservateur sur la radio KFBK de Sacramento en Californie fait l’objet de nombreux rappels à l’ordre et finit par être remercié en 1984. Limbaugh, qui remplace Downey à partir du 15 octobre 1984408, fut d’ailleurs choisi par la station pour ses qualités de modération et de persuasion : « Next to Downey, he appeared sane, and to many,

persuasive »409.

La façon dont Limbaugh lui-même définit son positionnement idéologique et rhétorique à l’époque suggère un souci de susciter le débat sans verser dans la controverse frontale ni affirmer un biais conservateur trop nettement marqué : « I don’t care if people can detect a

conservative bias in my beliefs, […] but I don’t want to be considered an extremist »410. C’est ainsi qu’il concède certaines qualités à l’ancien président démocrate Jimmy Carter (« He was

overwhelmed by the political process but probably had more knowledge about science and technology than any president since Kennedy »)411 tout en admettant discerner certaines faiblesses chez l’ancien président républicain Richard Nixon (« Needlessly paranoid, perhaps

smarter than he ought to be, he gave people too much credit for being successful at deceit »)412. La sobriété de ton et le souci d’honnêteté dont témoigne le propos, tranchent avec le style du Limbaugh post-abrogation de la Fairness Doctrine. La raison en est que, avant la révocation de la doctrine, The Rush Limbaugh Show ne pouvait être proposé tel qu’il l’est désormais en diffusion sous licence depuis août 1988. À titre d’exemple, la prise de position

408 Paul D. Colford, The Rush Limbaugh Story: Talent on Loan from God, an Unauthorized Biography, (New York: St. Martin’s Press, 1993), 59.

409 « À côté de Downey, il parassait sain d’esprit, et aux yeux de beaucoup de gens, persusasif ». David Brock,

The Republican Noise Machine: Right-Wing Media and How it Corrupts Democracy (New York: Random

House, Inc., 2004), 264.

410 Dick Tracy, “Rush Limbaugh: Carrying KFBK’s Conservative Banner,” The Sacramento Bee, November 7th, 1984.

411 Tracy, “Rush Limbaugh: Carrying KFBK’s Conservative Banner.”

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de l’animateur contre la cause écologiste le 16 janvier 1992 montre de façon très nette que le contenu de son émission aurait automatiquement fait l’objet d’une plainte auprès de la FCC avant 1987. Accusant l’U.S. Fish and Wildlife Service d’entretenir le mythe de la crise écologique, il affirme alors :

A land grab of preposterous proportions is being carried out, slowly but surely, under the guise of saving the planet when the planet is not faced with extinction. There is no crisis on this planet! It is not fragile… it is not balanced precariously… this planet will outlast anything we do to it… this planet is not faced with doom in 10 years… And yet, these people are running around saying that we gotta take these actions immediately or life can’t be lived as we know it […]413.

Le thème de l’environnement est sans nul doute une question d’intérêt public. En ce sens, l’émission semble satisfaire au premier impératif de la doctrine. Pour autant, le caractère radical et polémique du propos, qui nie l’existence du danger écologique, aurait immédiatement impliqué l’obligation d’accorder du temps de parole à un représentant des écologistes pour qu’il réagisse à ces propos.

Ainsi, sous l’effet de la Fairness Doctrine, jusqu’en 1987, la radio à destination du grand public ne propose qu’un espace très restreint à l’expression du conservatisme. Il en va de même pour les émissions de débats télévisés dont Firing Line, animée par le fondateur de The

National Review William F. Buckley entre 1966 et 1999, constitue le seul talk-show télévisé

conservateur d’envergure nationale. Par ses 1 505 épisodes diffusés sans interruption pendant 33 ans sur des chaînes commerciales – entre 1966 et 1971 – et sur la télévision publique – de 1971 à 1999 –, Firing Line est l’émission d’actualité qui détient le record de longévité414. La perspective de l’animateur est très nettement conservatrice mais elle est presque tout le temps contrecarrée et nuancée par l’intervention d’invités et de panélistes d’allégeance politique souvent différente de celle de Buckley. Lorsque l’animateur officie seul, le souci de nuance et la finesse avec lesquels il développe son propos le prémunissent des contestations de ses adversaires auprès de la FCC, tout autant qu’ils lui permettent de s’assurer crédibilité et respectabilité.

L’espace médiatique où l’expression du conservatisme est la plus virulente est sans nul doute celui que constituent les médias chrétiens, experts dans la maîtrise des médias traditionnels et alternatifs tout à la fois415. Dans le domaine de la presse écrite,

413 The Rush Limbaugh Show, 16 janvier 1992.

414 “Inventory of The Firing Line (Television Program) Broadcast Records,” Hoover Institution Archives, 2009; http://cdn.calisphere.org/data/13030/8c/kt6m3nc88c/files/kt6m3nc88c.pdf. Consulté le 24 août 2011.

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l’hebdomadaire The Christian Science Monitor, l’un des périodiques les plus respectés du pays, est la publication la plus active dans la promotion du conservatisme social416. Les questions relatives à l’éthique et la morale constituent l’essentiel de son contenu. Si une grande partie du lectorat consulte désormais le journal dans sa version en ligne, le tirage du

Monitor atteint son niveau record en 1988 avec 191 500 exemplaires hebdomadaires417. C’est cependant dans le secteur des médias électroniques que le conservatisme, dans son versant social, est le mieux représenté. Le nombre des radios et télévisions dédiés à la promotion des valeurs traditionnelles connaît une hausse vertigineuse tout au long de la décennie soixante-dix : on en compte plus d’un millier à l’audience hebdomadaire qui se compte en millions d’auditeurs. En 1988, le nombre de radios chrétiennes dépasse la barre des 1 100 et celui des stations de télévision, celle des 300418. À la radio, The Lutheran Hour et Hour of Decision, animée par le Révérend Bill Graham – qui reprend le flambeau de la prédication radiophonique sur le réseau ABC Radio –, sont les émissions religieuses les plus écoutées. Dans les années quatre-vingt, elles sont diffusées par plus de 600 stations dans le pays. À la fin de la décennie, désormais animée par Dr. Dale A. Mayer, The Lutheran Hour est l’émission radiophonique hebdomadaire diffusée sous-licence qui détient le plus grand score d’audience des Etats-Unis419, et ce, bien que depuis la mort de Maier, elle s’adresse aux fidèles déjà affiliés à une église et non plus à un auditorat composé de chrétiens non-affiliés ou de non-croyants, comme c’est le cas jusqu’en 1950420.

Toutefois, si ces programmes survivent et maintiennent leur audience, ils perdent en visibilité et se marginalisent au sens premier du terme au début des années quatre-vingt-dix sous l’effet des changements que connaît l’environnement médiatique et notamment de la résurgence du conservatisme sur les radios grand public. À la télévision, c’est le Christian Broadcasting Network (CBN) qui assure la visibilité du conservatisme social. Crée par Pat Robertson en 1960, CBN diffuse depuis 1962 The 700 Club qui devient le premier talk-show télévisé chrétien du pays. Dans les années quatre-vingt, l’émission se politise de manière très marquée et permet ainsi à son animateur de se présenter à l’élection présidentielle de 1988.

416 Bien que Sword of the Lord et Christian Beacon, fondés respectivement en 1934 et 1936, sont d’ardents défenseurs des valeurs traditionnelles et du fondamentalisme religieux également, leur faible lectorat en fait des publications à la marge et à l’influence limitée. McPherson, Conservative Resurgence, 155.

417 McPherson, Conservative Resurgence, 153.

418 McPherson, Conservative Resurgence, 158.

419 Hangen, “Man of the Hour,” 113-134.

420 “The broadcast’s orientation had shifted from saving nonbelievers to pastoring the faithful”, Hangen, “Man of the Hour,” 126.

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Le conservatisme est peu représenté également dans la grande presse nationale. La

Fairness Doctrine ne s’applique qu’aux émissions de débats et de discussions : elle ne peut

être invoquée dans le cadre du contenu des journaux d’informations421. Or dans ce cadre, bien que considérée comme très imparfaite, la norme d’objectivité est suivie très rigoureusement par la majorité des journalistes. Elle impose, sinon la neutralité, au moins l’équilibre des points de vue dans le traitement de l’actualité et la majorité des grands titres de la presse nationale américaine suit le modèle de la presse objective. Toutefois, la norme d’objectivité ne constitue qu’une norme professionnelle adoptée par les membres de la profession, il ne s’agit nullement d’une législation. Ainsi, son respect quasi-universel n’est pas officiellement mandaté mais relève du choix des journalistes en tant que profession constituée, puisque la liberté de publication garantie par le Premier Amendement implique une liberté totale de contenu. Cela permet ainsi à quelques journaux de suivre une ligne éditoriale très nettement conservatrice, parmi lesquels The Washington Times, The New York

Post et The Wall Street Journal sont les plus notables.

Cette réalité doit toutefois être nuancée. D’abord, si en 1987 The Wall Street Journal est bien le premier journal d’information422, il n’est conservateur que dans ses éditoriaux : le contenu des articles d’information obéit à la norme d’objectivité. Beaucoup de lecteurs s’intéressent à l’actualité économique traitée dans les pages d’information sans lire les éditoriaux. A cet égard, si l’on ne dispose pas de chiffres pour l’année 1987, 22,2% des lecteurs affirmaient ne lire que rarement ou jamais les pages éditoriales en 2004, et seuls 49,5% les lisaient régulièrement423. Le lectorat de The Wall Street Journal ne peut donc être considéré comme uniformément conservateur. Ensuite, bien que The New York Post affiche un tirage quotidien du même ordre de grandeur que celui de The Washington Post (761 142 pour le premier ; 690 915 pour le second)424 comme le montre le tableau 1, il s’assimile davantage à un journal à scandale qu’à un vrai journal d’information.

421 “Appearance by a legally qualified candidate on any— (1) bona fide newscast, (2) bona fide news interview,

(3) bona fide news documentary (if the appearance of the candidate is incidental to the presentation of the subject or subjects covered by the news documentary), or (4) on-the-spot coverage of bona fide news events (including but not limited to political conventions and activities incidental thereto), shall not be deemed to be use of a broadcasting station within the meaning of this subsection”, 47 U.S.C. §315(a)(1)(2)(3)(4).

422 Avec 1 961 846 d’exemplaires tirés quotidiennement, il dépasse largement les tirages de The New York Times (1 022 899), de The Washington Post (761 142) et de The Los Angeles Times (1 113 459) en 1987. Editor &

Publisher, Yearbook 1988 (Audit Bureau of Circulation figures for 1987).

423 2004 National Annenberg Election Survey, Annenberg Public Policy Center. Outre la variable ‘Newspapers Read Most’ (cEA11), l’enquête comprend une variable portant précisément sur les éditoriaux de The Wall Street

Journal, ‘Read Wall Street Journal Editorial Pages’ (cEA12).

166 0 500 000 1 000 000 1 500 000 2 000 000 2 500 000

The Wall Street

Journal The New YorkTimes The WashingtonPost Angeles TimesThe Los The New YorkPost The WashingtonTimes

Fig. 6 - Tirage quotidien des journaux nationaux en 1987

Source: Editor & Publisher, Yearbook 1988 (Audit Bureau of Circulation figures for 1987)

Ne reste donc que The Washington Times qui constitue le seul journal d’information s’apparentant à un journal partisan. Bien que le journal se défende d’enfreindre la règle qui impose de séparer l’information de l’éditorial425, le commentaire de l’historien conservateur et membre de The Heritage Foundation Lee Edwards sur la fonction du journal met en doute son respect de la norme d’objectivité : « [The Washington Times] provided an arena for

defenders of tradition, family, faith, race-free decision making, and […] building on America’s Judeo-Christian heritage »426. The Washington Times a donc été conçu comme un instrument de promotion du conservatisme ; il a d’ailleurs fait l’objet d’un éloge du président George W. Bush427. Comparativement à celui des grands titres de la presse quotidienne nationale, son lectorat est toutefois très limité : avec 91 508 de numéros tirés quotidiennement428, The Washington Times affiche en 1987 un lectorat presque 8,5 plus petit que The Washington Post, titre le moins lu de la presse nationale non-partisane.

Outre The Washington Times et les pages éditoriales de The Wall Street Journal, l’expression du conservatisme dans la presse est véhiculée surtout dans les revues et magazines hebdomadaires ou mensuels. Toutefois, qu’il s’agisse de Human Events, The

425 Lee Edwards Ed., Our Times: The Washington Times 1982-2002 (Washington, D.C.: Regnery Publishing Inc., 2002) 70-71.

426 Edwards Ed., Our Times, 182.

427 “Confirmation of the Washington Times’s indispensable role in the nation’s capital was provided by

President George W. Bush, who told the newspaper’s editor in chief, ‘You’re a conscience of this town’.”

Edwards Ed., Our Times, xii.

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National Review, ou encore de The Public Interest, le lectorat de ces revues demeure de faible

envergure. De plus, il s’agit d’un public instruit et d’un certain niveau socio-économique. Ainsi, jusqu’à la fin des années quatre-vingt et l’avènement du talk-show radiophonique conservateur, l’expression du conservatisme dans les médias traditionnels est très limitée : à l’exception d’une émission de télévision diffusée sur la télévision publique, elle est circonscrite à la presse écrite, et à l’intérieur de celle-ci, à des publications hebdomadaires ou mensuelles.