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Présidence Johnson, Nouvelle Gauche et éclatement du Centre Vital: l’apogée puis l’essoufflement du consensus sociolibéral

L’ÉMERGENCE DU CONSERVATISME MODERNE ET LA RÉVOLUTION CONSERVATRICE INACHEVÉE

1.1.1. Présidence Johnson, Nouvelle Gauche et éclatement du Centre Vital: l’apogée puis l’essoufflement du consensus sociolibéral

De Roosevelt aux années soixante, la politique du Parti démocrate est définie par deux paradigmes : interventionnisme étatique dans la conduite des affaires économiques du pays, et anticommunisme farouche concrétisé par une politique d’ « endiguement » (containment) du bloc soviétique sur le plan des relations internationales. L’idéal keynésien d’une réglementation raisonnée des politiques fiscale et monétaire au service de la prospérité matérielle incarné par la politique du New Deal dès 1933, le soutien modéré au combat pour les droits civiques ainsi que la lutte contre le communisme forment jusqu’alors le « consensus sociolibéral » (liberal consensus). Idéal centriste porté par la « coalition du New Deal » composée de démocrates de centre-gauche, de républicains modérés et de grands syndicats de cols bleus, il constitue le paradigme idéologique autour duquel s’organisent le débat et l’action politique. Arthur M. Schlessinger le désigne par la métaphore du « centre vital » (Vital Center), titre d’un ouvrage qu’il écrit en 1949139.

Au tournant des années soixante, une nouvelle forme de gauche commence toutefois à émerger en dehors du périmètre idéologique de ce centre vital. Elle prend appui sur les mutations culturelles qui se sont opérées au cours de la décennie précédente sous l’effet notamment du mouvement Beat, porteur de valeurs opposées à celles du consensus sociétal et culturel des d’Eisenhower et qui, dès les années soixante, trouvent un écho grandissant sur les campus et catalysent la contestation des étudiants contre l’ordre établi. Fédéré en 1959 autour

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de la Sudents for a Democratic Society (SDS), le mouvement de la contestation étudiante adopte le « Manifeste de Port Huron » (Port Huron Statement) en 1962, document fondateur écrit par Tom Hayden qui établit de nouveaux paradigmes idéologiques autour desquels vont se centrer le débat et l’action politiques au cours de la décennie. Catalysée notamment par l’engagement des États-Unis au Vietnam et la lutte pour les droits civiques, la contestation étudiante définit une « contre-culture » : outre le rejet de la domination des grandes sociétés capitalistes et de l’armée, et la dénonciation des essais nucléaires, le mouvement étudiant prône la libération de l’individu des contraintes de la morale dominante ainsi que le rejet des idéaux bourgeois du travail, de la compétition et de la réussite matérielle, et affirme le droit à la jouissance. Fait notable, le manifeste de 1962 ne fait aucunement référence au rôle de la classe ouvrière qui constitue pourtant l’assise populaire du consensus sociolibéral140. Le Free

Speech Movement (FSM), qui voit le jour à l’Université de Berkeley en 1964141, apporte une contribution essentielle à la contestation étudiante qui par ailleurs s’agrège à d’autres éléments contestataires de diverses tendances – anarchistes, écologistes, féministes, figures importantes de la lutte pour les droits des noirs ou encore homosexuels activistes – pour former un mouvement plus large désigné par le terme de « Nouvelle Gauche » (New Left)142.

Sur le plan de la politique étrangère, les tenants de la Nouvelle Gauche rejettent l’anticommunisme viscéral qui caractérise le consensus sociolibéral et le Centre Vital. Ils défendent une position conciliatrice avec le bloc communiste et s’opposent à la guerre de manière virulente. Sur le plan des droits civiques, ils s’impliquent de manière soutenue dans la lutte pour l’égalité des droits et les campagnes de déségrégation. Forces centripètes du mouvement, la SDN et le FSM plaident avec virulence en faveur d’une refonte intégrale des valeurs sur lesquelles repose la société américaine. Elles portent à l’avant-scène du débat politique le rapport du citoyen à la démocratie – toutes deux prônent la mise en place d’une démocratie participative qui donnerait au citoyen la possibilité d’intervenir à tous les stades

140 “Port Huron Statement of the Students for a Democratic Society, 1962”, Links to Resources for Students for a

Democratic Society (SDS) and related groups and activities

http://coursesa.matrix.msu.edu/~hst306/documents/huron.html

141 Le Free Speech Movement est un mouvement étudiant qui se forme de manière spontanée et informelle à l’Université de Californie à Berkeley en octobre 1964, suite à l’interdiction absolue décrétée par la présidence de prendre la parole publiquement pour évoquer des sujets ayant trait à des affaires extérieures au campus. C’est la campagne menée par des étudiants en faveur de l’inscription massive des noirs sur les listes électorales après les

Freedom Rides de l’été précédent qui suscite l’intransigeance de la présidence. Suite à l’arrestation musclée de

l’ancien étudiant Jack Weinberg pour avoir participé à une réunion d’une association noire sur le campus, les étudiants organisent un mouvement de contestation pacifique, point de départ de la contestation étudiante dans tout le pays. Voir Pierre Mélandri, Histoire des États-Unis contemporains (Bruxelles, Belgique : André Versailles Éditeur, 2008), 498.

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du processus décisionnel –, la défense de l’environnement, les questions des libertés individuelle et sexuelle, et de la place des femmes dans la société, autant de thèmes qui s’imposent peu à peu au Parti démocrate pour finir par en constituer la « nouvelle politique » (New Politics)143. L’émergence de la Nouvelle Gauche remet donc fortement en cause le consensus sociolibéral, ainsi que son incarnation politique dans la coalition du New Deal, et donne lieu à un débat d’un nouveau genre au sein du Parti démocrate entre les héritiers de la tradition sociolibérale newdealiste d’un côté, et les partisans de la new politics et les acteurs de la contestation étudiante de l’autre.

Les luttes frontales entre les deux factions redéfinissent le sociolibéralisme et en dernière analyse, l’identité du Parti démocrate : sous l’influence de la Nouvelle Gauche, celui-ci prend un tournant radical qui l’éloigne de l’idéal de modération qui caractérisait le Centre Vital. Aux yeux des acteurs de la Nouvelle Gauche, ce sont les étudiants et les minorités et non plus la classe ouvrière qui constituent l’avant-garde: les travailleurs des classes inférieures, stuporeux et endoctrinés, ne sont plus à même de mener la lutte. De plus, il ne s’agit plus de simplement garantir le progrès social pour les masses, comme c’était le cas dans la période de la Grande Dépression, mais de mener des luttes nouvelles pour le bénéfice de l’individu, dans un cadre de prospérité nouveau. C’est donc contre ce qu’elle considère comme l’arrière-garde sociolibérale et la coalition des syndicats et des cols bleus que la Nouvelle Gauche va lancer son assaut. Plus favorable à Hubert Humphrey, elle tient la dragée haute à l’administration Lyndon B. Johnson jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Richard M. Nixon.

L’administration Johnson permet pourtant de grandes avancées sur la plupart des fronts. Afin de « faire prendre de la hauteur à la vie de notre nation et […] faire progresser notre

civilisation américaine », objectif affiché de la Grande Société144, en 1965 le président étend les prérogatives de l’État fédéral aux domaines de l’éducation (création du Head Start

Program à destination des élèves de maternelle), de la culture (fondation des National Endowment for the Arts et National Endowment for the Humanities) et surtout de la santé par

la mise en place de deux dispositif d’envergure, Medicaid et Medicare. Sur le plan des droits civiques, l’administration fait voter le Civil Rights Act en juillet 1964 et le Voting Rights Act l’été suivant, rendant illégales les discriminations à l’embauche et au vote sur la base de l’appartenance ethnique et les tests d’alphabétisme. La présidence de Johnson marque donc le

143 Vaïsse, Le mouvement néoconservateur, 94.

144 “[…] elevate our national life, and to advance the quality of our American civilization”, Lyndon B. Johnson, ‘Great Society’ Speech, delivered at the University of Michigan, May 22nd, 1964. Richard D. Heffner (Ed.) A

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recentrage des Démocrates autour des politiques de rattrapage des droits des groupes minoritaires jusque-là à la marge du processus politique, rattrapage désormais reconnu sous le paradigme intégrateur des « politiques d’identité » (identity politics) auxquels les conservateurs répondent plus tard par les « politiques de moralité » (morality politics).

Ce paradigme se vérifie également sur le plan judiciaire à travers les décisions de la Cour suprême d’Earl Warren qui reconnaît des droits nouveaux à différents groupes de la société américaine : après la suppression de la prière à l’école en 1962, la cour complexifie la procédure en cas de poursuites pour obscénité en 1964, légalise la contraception en 1965 et accorde les bénéfices de l’application régulière de la loi (due process) aux criminels en 1967. L’ensemble de ces mesures ne fait qu’entretenir les tensions entre tenants de la Nouvelle Gauche qui les trouvent insuffisantes, et les partisans du Centre Vital qui voient en elles une dérive dangereuse et le dévoiement du consensus sociolibéral145.

La fin des années soixante marque donc l’essoufflement du consensus sociolibéral et des démocrates. À l’approche de l’élection présidentielle de 1968, la situation du président Johnson est pour le moins délicate. D’une part, le consensus sociolibéral est sévèrement remis en cause et l’idéal keynésien se voit désavoué par les faits. Les promesses à moitié tenues de la Grande Société suscitent la déception : sous-financé et mal géré, le programme de relance sociale du président Johnson semble inefficace à résoudre les problèmes auxquels doivent faire face les États-Unis. S’il est parvenu à soutenir le boom économique, il a aussi provoqué la hausse de l’inflation et du chômage. D’autre part, Johnson doit désormais faire face à une hostilité sans merci envers son engagement dans la guerre du Vietnam. L’intervention américaine stimule la gauche sociolibérale qui étend son influence au-delà du cercle des intellectuels pour atteindre l’establishment démocrate également, au sein duquel elle est incarnée par Eugene McCarthy et Robert F. Kennedy qui font dissension et dont le président doit essuyer les coups de semonce.

Ce dernier doit par ailleurs faire face à l’hostilité grandissante du pays et de la classe politique – à l’intérieur comme à l’extérieur de son propre camp – contre la déségrégation, question qui s’affirme comme le paramètre central du dialogue politique au cours de la deuxième moitié des années soixante. Enfin, il ne parvient pas à raviver la confiance des citoyens dans les politiques interventionnistes et dans l’État Providence. Pire, il s’en attire les foudres par l’hypertrophie galopante de l’État que provoquent les politiques de la Grande

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Société. À la veille des élections de 1968, il semble que les avancées sociales permises par Johnson soient en train de susciter un ressentiment des citoyens n’ayant d’égal que l’ampleur des mesures qui ont été nécessaires à leur réalisation, une situation que résument les historiens John Mickelthwait et Adrian Wooldridge :

Many of the Great Society programs were undoubtedly laudable, but even the best policies can have unintended consequences. The programs built up a dynamic of their own, throwing up bureaucratic empires, and stoking white resentment. And they relentlessly dragged the Democratic Party ever further from its centrist roots, swelling the coalition of the fed-up that had voted for Goldwater.146

Nixon voit dans cet essoufflement du sociolibéralisme l’occasion de modeler une nouvelle majorité républicaine qui agrégerait les blancs du Sud, les Catholiques du Nord ainsi que les cols bleus déçus par les Démocrates et hostiles aux politiques d’intégration raciale. Son action s’inscrit dans une perspective à long terme : il s’agit de remplacer la coalition du New Deal par une coalition républicaine susceptible de redéfinir les paradigmes politiques de manière durable. Le candidat malheureux de 1960 durcit le ton sur la question vietnamienne mais sa position trop modérée sur le salaire minimum et la « discrimination positive » (affirmative

action) aliène la frange conservatrice radicale du parti incarnée par Reagan qu’il parvient de

justesse à mettre en défaut lors de la convention nationale républicaine de 1968. Au cours de son premier mandat, il s’emploie à rallier la frange de l’électorat ayant soutenu la candidature de George Wallace, Gouverneur de l’Alabama, lors de l’élection de 1968. Bien qu’elle lui eût coûté des voix, elle apparaît aux yeux de Nixon comme une phase intermédiaire dans le transfert des blancs du Sud et de la classe ouvrière du Nord vers le GOP.

De manière ironique, ce sont les politiques du New Deal qui, conjuguées aux divisions entre Démocrates sociolibéraux de la vieille tradition newdealiste et Démocrates de la Nouvelle Gauche, provoquent indirectement l’essoufflement du consensus sociolibéral au tournant de la décennie soixante-dix. En permettant aux classes moyennes d’améliorer leur niveau de vie, les politiques sociolibérales mises en place depuis les années 1930 provoquent un exode suburbain de grande ampleur. Désormais installées en grande banlieue (suburbs), les classes moyennes forment un corps électoral d’un genre nouveau : de moins en moins sensibles aux problèmes urbains, elles expriment un certain scepticisme envers les bienfaits

146 « Bon nombre des mesures sociales de la Grande Société étaient sans nul doute louables mais mêmes les

meilleures politiques peuvent avoir des conséquences imprévues. Les mesures mirent en mouvement leur propre dynamique, enfantèrent des empires de bureaucratie et entretinrent la flamme du ressentiment des blancs. Et elles firent grossir les rangs de la coalition des mécontents qui avaient voté pour Goldwater ». John

Micklethwait and Adrian Wooldridge, The Right Nation: Conservative Power in America (New York: Penguin, 2004), 64.

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de l’interventionnisme étatique et méprisent les vieilles machines électorales. Ce changement démographique est un facteur de taille par le poids politique croissant du Sud et de l’Ouest, régions où se trouvent les déçus du sociolibéralisme. Comme le rappellent Mickelthwait et Wooldridge: « This was a period when the footsoldiers in the South and the West gradually

became a more unified army, when the intellectuals began to shape policy and when demography continued to drag America in a Southwestern direction »147. Ainsi, les classes moyennes de ces régions se désolidarisent peu à peu du Parti démocrate qui se retrouve aux mains des nouveaux sociolibéraux de la Nouvelle Gauche. Ces derniers font table rase de la hiérarchie traditionnelle du parti et revoient les règles de désignation des délégués censés confirmer le candidat démocrate à la suite des primaires : la convention nationale démocrate de 1972 est un fiasco complet. Le sénateur George McGovern, pourtant vainqueur à maintes reprises au cours de sa carrière dans le Dakota du Sud, état de forte tradition républicaine, est battu à plate couture par Nixon qui s’assure une réélection confortable.

1.1.2. Renaissance intellectuelle, reconquête du terrain et émergence de la