• Aucun résultat trouvé

2. La traduction de jeux vidéo

2.3. Les spécificités linguistiques

Comme nous avons pu le voir dans les sous-parties précédentes, de nombreux éléments techniques de la traduction des jeux vidéo sont des obstacles à la cohérence des textes traduits. Nous allons étudier à présent certaines problématiques linguistiques, spécifiques aux jeux vidéo, qui peuvent également gêner le travail des traducteurs et limiter la qualité du texte en langue cible.

2.3.1. Les répétitions et incohérences

Nous allons tout d’abord nous arrêter sur les répétitions et les incohérences trouvées dans les documents originaux. En effet, le format des jeux vidéo, quel que soit leur genre, est propice aux répétitions et aux références intratextuelles. Les instructions ou notes informatives se rapportent en effet régulièrement aux éléments du menu, encyclopédies, permettant aux joueuses et joueurs de consulter la terminologie spécifique d’un jeu, ou inventaires d’objets, et contiennent bien souvent le nom des objets et leur description, etc.

C’est pourquoi la cohérence terminologique est primordiale (Quirion, 2003). Nous allons illustrer un premier problème de cohérence avec un exemple tiré de notre expérience.

Pour un nouveau jeu, sans mémoire de traduction, sans accès au contenu visuel, nous avions reçu différents documents à traduire, répartis en fichiers de même type : dialogues, noms de personnages, noms d’objets, descriptions d’objets… Or les noms d’objets n’étaient pas souvent repris dans les descriptions, qui se voulaient parfois amusantes, comme un

objet qui avait par exemple pour seule description : « Peeuw! This stinks! What could anyone use this for? ». Impossible ici de savoir ce dont il s’agissait. Il était donc difficile pour les traducteurs de retrouver quels segments correspondaient à quels objets, surtout s’ils étaient plusieurs à travailler sur différents documents. Cela nous avait coûté beaucoup de temps car nous avions dû reprendre chaque segment pour vérifier la cohérence terminologique de tous les documents. Par chance, nous avions repéré le problème assez tôt dans le processus, mais ce type de problèmes peut survenir bien plus tard et nécessiter la révision de l’intégralité du travail réalisé.

Les cas des mots polysémiques, qu’ils le soient en langue source ou en langue cible, sont aussi particulièrement problématiques dans le cadre de la traduction des jeux vidéo car dans différents contextes, un même mot peut avoir plusieurs sens, et ce sera donc au traducteur d’identifier ces contextes. Toutefois, il est difficile de s’assurer que de futures traductions suivront la même logique.

Comme nous l’avons vu un peu plus haut (2.2.4.), les changements et ajouts constants que subissent les jeux vidéo en font des candidats idéaux pour l’utilisation des mémoires de traduction et des bases terminologiques. Un genre de jeux est tout particulièrement adapté à ce genre d’outils : la simulation. Il s’agit souvent d’un cadre très précis, avec beaucoup de répétitions, qui contient donc de nombreux termes techniques, ce qui encourage l’utilisation des outils de TAO (Fernández Costales, 2012). On pourrait citer par exemple les différents types de wagons disponibles dans Train Simulator 2019 (Dovetail Games, 2018), ou bien les pièces utilisées dans le simulateur de vol spatial Kerbal Space Program (Squad, 2015). Pour les autres types de jeux moins réalistes ou qui s’appuient plus sur la narration et l’histoire, O’Hagan et Mangiron (2013) suggèrent l’utilisation d’encyclopédies ou d’organigrammes, ce qui faciliterait la tâche des traducteurs et garantirait une meilleure cohérence dans l’ensemble du jeu. Elles proposent aussi de créer des arbres de dialogues, des structures permettant de dessiner des branches de narration plus complexes, qui dépendent des choix des joueuses ou joueurs (Ellison, 2008). La Figure 3 est un exemple simplifié d’un arbre de dialogue qui se divise en branches en fonction des réponses choisies.

Bien sûr, les arbres de jeux vidéo sont infiniment plus complexes mais ils offrent un meilleur contexte aux traducteurs lorsqu’ils y ont accès.

Figure 3 : Exemple d’arbre de dialogue simplifié3

2.3.2. L’hégémonie de l’anglais

Depuis une dizaine d’années, les jeux vidéo ont pris une ampleur telle qu’ils touchent toutes les couches de la société, tous les âges et tous les genres. Cela concerne particulièrement trois régions du monde : l’Amérique du Nord, l’Europe et le Japon (Ensslin, 2011, p.1), même si c’est un marché en pleine expansion dans d’autres régions, comme l’Amérique du Sud et surtout l’Asie. La Chine a en effet récemment pris la tête du classement des pays sur le marché mondial du jeu vidéo (Newzoo, 2019).

Le graphique, Figure 4, qui classe les pays selon leurs revenus, en milliards de dollars, sur le marché du jeu vidéo en 2018 (Statista, 2019), indique des résultats semblables. Les huit premiers pays représentent en effet les trois régions principales citées plus haut, à savoir l’Amérique du Nord (États-Unis et Canada), l’Europe (l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France) et le Japon, accompagné de la Chine et de la République de Corée. Bien que tous ces marchés ne soient pas intéressés par les mêmes genres (Mangiron, 2016), certains jeux sont universels et ont donc une communauté de joueurs et de joueuses à travers multiples régions du monde. Les plateformes de discussions créées par ces communautés, ainsi que les forums d’entraide et toutes les autres formes de communications qui existent pour échanger sur les jeux vidéo, constituent ce qu’on appelle la culture du jeu vidéo (da Silva, 2014), aussi appelée « culture gaming ».

3Exemple tiré du site http://www.mathsoup.xyz/mathsoup.xyz/content/ISN/HTML-CSS/TD-XML/TD%20XML.html

Figure 4 : Classement des pays selon leurs revenus sur le marché des jeux vidéo (en milliards de dollars)

Cette culture parallèle, qui ne suit pas réellement de formes ou de règles, s’adapte au langage utilisé dans les jeux vidéo. Or, lorsqu’il s’agit de jeux qui ont une influence internationale, la langue la plus utilisée est l’anglais, même si elle est le plus souvent employée comme lingua franca (Mangiron & O’Hagan, 2006). L’exemple le plus flagrant est celui des jeux multijoueurs en ligne, comme par exemple les MOBA (Multiplayer Online Battle Arena), dans lesquels les joueurs et joueuses peuvent discuter entre eux à travers une messagerie interne. En observant le langage des personnes en train de jouer, les échanges sur la messagerie interne ou même les forums en ligne du jeu Heroes of the Storm (Blizzard Entertainment), un jeu MOBA sorti en 2015, il devient apparent que, quelle que soit la langue maternelle des joueurs et joueuses, tous utilisent l’anglais. Si certains échangent parfois dans leur langue maternelle, on constate tout de même que les termes anglais sont souvent repris pour évoquer certains éléments essentiels du jeu, et ce, malgré une traduction officielle proposée par les développeurs. Dans le cas de Heroes of the Storm, le site officiel du jeu4 propose en effet une version entièrement traduite en français.

Toutefois, comme nous allons le voir ci-dessous, ces termes ne sont pas ceux utilisés par les francophones qui y jouent.

4Accessible à https://heroesofthestorm.com/fr-fr/

Termes en anglais Termes en français (traduction officielle)

Termes utilisés par les francophones5

Map Carte Map

Lane Voie Lane

Ultimate ability Capacité héroïque « Ulti » (abbréviation de ultimate)

Healer Soigneur Healer

Tableau 2 : Exemples de termes dont la traduction n’est pas utilisée dans la culture du jeu Heroes of the Storm

Nous pouvons donc observer que ce sont des termes anglais relatifs à des éléments essentiels au fonctionnement du jeu qui reviennent très régulièrement dans les discussions et sont conservés en anglais par les francophones. Il s’agit bien sûr d’un choix personnel de la part des joueurs et joueuses, car les traducteurs ne laissent pas d’anglicismes de ce genre dans la traduction officielle des jeux. Toutefois, lorsqu’il est question d’une saga ou d’une adaptation de série télévisée, et que la culture populaire existe déjà autour du sujet, il peut être difficile de s’en détacher. La traduction de certaines expressions ou certains termes pourrait déranger la communauté, déjà habituée à une terminologie bien spécifique (Fernández Costales, 2012). Cela signifie aussi que de nouvelles traductions peuvent parfois contenir de mauvais choix, faits dans un opus précédent par exemple, afin de ne pas perturber les joueurs et joueuses qui auraient déjà l’habitude de ce terme.

Ce problème de domination de l’anglais dans la « culture gaming » illustre l’un des problèmes emblématiques de la traduction de jeux vidéo : ce fragile équilibre entre fidélité et adaptation. Nous allons soulever un autre point lié à ce problème dans la partie suivante.

2.3.3. L’adaptation incessante

Nous savons maintenant que tous les jeux développent, à plus ou moins grande échelle, leur propre culture et communauté. Nous allons voir à présent que les jeux ne créent pas seulement une culture, ils s’en nourrissent. Il s’agit d’un univers extrêmement riche en

5Exemples tirés des forums sur https://eu.forums.blizzard.com/fr/heroes/

références. Cela apparaît bien sûr dans de nombreux jeux directement dérivés de films, séries, livres ou BD, mais aussi dans beaucoup de jeux originaux qui font, subtilement ou non, allusions à la culture pop (Mangiron Hevia, 2007, p.316), que ce soit à travers le style, la musique, les noms ou encore les dialogues. En s’appuyant sur le travail de Mèmeteau (2014), nous pouvons définir la culture pop comme étant celle qui rassemble, qui fait parler d’elle et que l’on se réapproprie (fanart, fanfiction…). D’après cette définition, la culture pop existe donc à l’échelle mondiale, mais aussi nationale et régionale et c’est en cela qu’il devient compliqué d’adapter ces références. Les traducteurs doivent avoir suffisamment de connaissances pour déterminer la pertinence d’une référence dans le locale cible et donc décider de l’adapter ou non (Mangiron Hevia, 2007). C’est encore une fois une question d’équilibre.

Pour comprendre comment ce choix est fait, nous allons tout d’abord définir plus précisément l’adaptation : « procédé de traduction qui consiste à remplacer une réalité socioculturelle de la langue de départ par une réalité propre à la socioculture de la langue d’arrivée convenant au public cible du texte d’arrivée » (Delisle, Lee-Jahnke, & Cormier, 1999). Dans la mesure où les « réalités socioculturelles » peuvent prendre de multiples formes dans les jeux vidéo, il est donc impératif pour les traducteurs de savoir les repérer et les adapter en fonction du public et de la langue cible ou du marché cible. Les traducteurs peuvent avoir recours à plusieurs techniques pour effectuer ces adaptations, y compris utiliser des néologismes, surtout lorsqu’il s’agit de noms de personnages ou de lieux qui portent une signification. En voici quelques exemples (communication personnelle) :

(nom de personnage) « Ironguts » → Nerdacier (nom de personnage) « Oathshirker » → Sansermon (nom de personnage) « Splitmarrow » → Briséchine (nom de personnage) « Rotmouth » → Rancebouche (nom de lieu) « Narrowmoor » → Landétroite

La liberté créative dont bénéficient les traducteurs dans le domaine des jeux vidéo est telle, qu’on peut parler de « transcreation » (Mangiron & O’Hagan, 2006). Nous avons eu recours

à cette technique plusieurs fois au cours de notre stage et l’un des exemples qui nous a particulièrement plu concernait une description d’objet amusante, qui portait sur le thème de l’orage et des éclairs.

Référence Paroles très connues du groupe Queen (le thème à conserver était le tonnerre)

Dérivée de l’exclamation favorite du Capitaine Haddock

Tableau 3 : Exemple de transcréation (communication personnelle)

Bien que les chansons du groupe Queen soient connues à travers une grande partie du monde, le sens de leurs paroles n’est pas toujours compris. C’est pourquoi le choix a été fait ici, de remplacer la référence par une expression très populaire dans la communauté francophone, mais qui reprenne bien le thème du tonnerre, qui était le sujet principal de ce segment dans le contexte donné.

Le dernier point que nous allons aborder dans ce chapitre demande une grande flexibilité de la part des traducteurs, mais offre au contraire très peu de place à la créativité. Comme nous l’avons vu précédemment (2.3.2.), l’anglais est l’une des langues les plus utilisées dans le monde des jeux vidéo. Même lorsqu’il est question d’un jeu provenant d’une autre langue, souvent le japonais, chinois ou coréen, la localisation du jeu sera d’abord faite vers l’anglais avant qu’il ne soit distribué aux traducteurs des autres langues (communication personnelle), notamment européennes, pour que la traduction se fasse à partir cette version déjà localisée. S’il est en effet plus facile de trouver des traducteurs pour travailler à

partir de l’anglais, cela pose néanmoins de nombreux problèmes, et ce, même si la localisation est de bonne qualité. En effet, l’anglais est l’une des exceptions parmi les langues indo-européennes car elle n’utilise pas de genre pour les noms communs et possède un pronom non genré qu’est « you ». Celui-ci pose également le problème du choix entre le tutoiement et le vouvoiement dans des langues comme le français et l’espagnol, mais ce n’est pas encore ce qui entraîne le plus de difficultés pour les traducteurs.

Le jeu vidéo est en effet une forme de divertissement qui s’écarte des formes traditionnelles puisqu’elle interagit directement avec les joueurs et joueuses. Au cinéma comme en littérature, à part quelques exceptions de narrations à la deuxième personne, tout est concentré sur les personnages et l’action, et non sur les spectateurs. Or dans les jeux vidéo, nous pouvons être à la fois acteur et personnage, et c’est le fait que ces personnages

« parlent » qui permet de créer une atmosphère et un environnement (Fernández Costales, 2012). Si nous nous appuyons sur l’exemple du français, qui utilise le masculin comme forme neutre, il est toutefois difficile aujourd’hui d’imaginer un jeu dans lequel n’apparaîtrait que la forme masculine. Cela serait aller à l’encontre des mises en place d’écriture inclusive, et donc un affront aux millions de femmes qui jouent aux jeux vidéo et qui prennent une place de plus en plus importante dans ce marché. Selon des études, elles représentent en effet près de 50 % de la population qui joue en Europe (GameTrack, (ISFE,

& Ipsos Connect), 2018) et aux États-Unis (Entertainment Software Association, 2018).

Bien que la question du genre et de la neutralité apparaisse dans d’autres contextes, elle est presque constante dans le domaine des jeux vidéo (communication personnelle) pourtant ce n’est pas un problème abordé fréquemment en recherche. Toutefois, nous avons pu trouver un article très intéressant sur le sujet, car même s’il porte sur la traduction du neutre dans une littérature très spécifique, où le genre des personnages est volontairement masqué en anglais, Fort (2008) évoque les différentes solutions possibles pour contourner cette difficulté, sans dénaturer le texte. Il nous apparaît toutefois que certaines de ces solutions ne sont pas applicables à la traduction des jeux vidéo car elles demandent d’enfreindre certaines règles grammaticales ou typographiques, ce que l’écrit littéraire peut supporter dans certaines conditions, mais pas le texte vidéoludique. Voici quelques pistes données : « Dans la plupart des cas, les traducteurs recourent à une transposition

grammaticale, celle d’un attribut en nom » (Fort, 2008, p.3), ou bien « il leur [les traducteurs] arrive aussi d’infléchir le temps d’un verbe pour éviter d’avoir à faire l’accord du participe » (Fort, 2008, p.4). Ce sont d’ailleurs des techniques que l’on peut observer dans les exemples suivants.

Segment en anglais Traduction à variable Traduction neutre

Hexed! Ensorcelé.e ! Sortilège !

Are you sure? Êtes-vous sûr.e ? Voulez-vous vraiment continuer ? You are ready to move to… Tu es prêt.e à… Il est temps que tu passes à….

Tableau 4 : Exemples de traductions neutres (communication personnelle)

Il arrive heureusement en pratique que certains jeux pour lesquels le dialogue est essentiel, et qui ont un budget suffisant, créent deux branches de dialogues possibles, une pour les personnages féminins et une autre pour les personnages masculins, même en anglais.

Divinity Original Sin II (Larian Studios, 2017) est l’un de ces jeux, et a donc permis aux traducteurs de travailler sur des versions différentes de certains dialogues, leur évitant ainsi de rendre le texte neutre pour leur permettre de se concentrer sur le style et l’intonation des échanges entre personnages.