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2. La traduction de jeux vidéo

2.2. Les spécificités techniques

Avec une moyenne de 150 nouveaux jeux par mois et plus de 9 200 jeux publiés en 20182, la plateforme de distribution Steam voit ses chiffres en constante augmentation depuis sa création en 2003. Elle culmine aujourd’hui à près de 30 000 jeux, 90 millions d’utilisateurs actifs et 47 millions de connexions chaque jour, ce qui donne une idée vertigineuse du

2Chiffres recueillis sur https://steamspy.com/year/

nombre de jeux disponibles et d’utilisateurs dans le monde, toutes plateformes confondues.

Les traducteurs de jeux vidéo se retrouvent donc confrontés à des styles et genres innombrables, ce qui est une chance puisqu’ils ont ainsi peu de chances de traduire deux fois la même chose. Néanmoins, cela nécessite de s’adapter à chaque cas. D’autres différences sont liées aux clients. En effet, certains n’envoient par exemple pas tous les documents au même format, et selon leur budget, ils n’ont pas tous les mêmes ressources.

Certains ont plusieurs années d’expérience et possèdent déjà une mémoire de traduction (MT) tandis que d’autres, souvent indépendants et nouveaux sur le marché, n’ont pas encore de MT ou de glossaire. Lorsqu’il s’agit de communiquer avec les créateurs, certaines sociétés ne prennent pas la peine de répondre aux questions des traducteurs, ou bien leurs interlocuteurs ne parlent aucune langue commune avec les traducteurs (communication personnelle), ce qui entraîne des difficultés supplémentaires.

Le code peut également poser problème, car toutes les sociétés ne codent pas leurs jeux sur les mêmes programmes, certaines ont donc des contraintes plus spécifiques que d’autres.

Cela peut concerner l’utilisation de caractères spéciaux, ou l’insertion dans le texte envoyé d’extraits de code que les traducteurs ne doivent absolument pas toucher. En effet, le texte traduit doit être inséré exactement à la même place dans le code lorsqu’il remplace le texte original (Mangiron & O’Hagan, 2006), mais cette tâche se complique lorsque le texte n’est pas entièrement indépendant du code. En effet, lorsque le texte est inséré directement dans le code du jeu, certains segments ne peuvent être dissociés, c’est donc aux traducteurs de faire attention à ne pas les déplacer ou les modifier. Or, les traducteurs sont rarement formés à cet exercice, et pour une personne non initiée, identifier ce qui est du code et travailler autour sans l’altérer peut être une grande source d’erreurs (Chandler, 2012).

L’autre raison pour laquelle des extraits de code pourraient se retrouver dans un texte à traduire est l’insertion de variables. Ce sont des éléments qui seront remplacés par un nom ou une image en fonction des choix du joueur ou bien en fonction de l’endroit où il se trouve dans le jeu. Leur présence est essentielle pour le jeu, bien que cela complique la tâche des traducteurs quand elles ne sont pas identifiées précisément, il faut donc que l’outil utilisé soit capable de les identifier et de les afficher (Bernal-Merino, 2007). La Figure 1 illustre différents exemples de phrases avec des éléments de code.

Exemple 1 = %𝐬′s [%𝐬] snatched [%𝐬]′s flag!

Exemple 2 = [0]'s jetpack was supercharged

Exemple 3 = rewards< 𝐛𝐫 >Found in: < 𝐟𝐨𝐧𝐭 𝐜𝐨𝐥𝐨𝐫 = ′#𝟏𝟓𝟕𝟓𝟏𝟓′ >Celestial

Figure 1 : Exemples de phrases en langue source avec du code visible (communication personnelle)

Nous avons fait ressortir ici en rouge des extraits de texte qui devraient être visibles dans le document à traduire, mais qui doivent impérativement rester inchangés. Dans l’exemple 1, [%𝐬] est une variable qui sera remplacée consécutivement par le pseudonyme du joueur, le nom du héros du joueur et enfin par le nom de l’ennemi. Puisque dans ce cas les variables ne peuvent être différenciées, le code devra rester dans le même ordre, la tâche du traducteur sera donc de traduire la phrase en s’assurant que les variables conservent leur ordre d’origine et donc leur sens. Idéalement, ce que certaines sociétés de jeux font déjà très bien, si le texte à traduire contient des variables, celles-ci seront libellées (« hero_name », « ennemi_name », etc.) afin de faciliter le travail de traduction (Fung, 2012).

Dans l’exemple 2, il n’y a qu’une seule variable [0], qui pourrait donc être déplacée, cependant elle est en début de segment, et certains outils de traduction comme MemoQ n’affichent pas les variables lorsqu’elles apparaissent en début de segment, ce pour faciliter la tâche des traducteurs. Si l’idée de départ est bonne, elle peut poser problème, comme c’est le cas dans cet exemple de possessif en anglais. Dans l’exemple 3, le code présent dans le texte n’a pas d’incidence sur le sens de la phrase, il indique seulement la couleur de police du texte délimité. Il suffira de ne pas le modifier et de bien laisser la partie concernée entre les deux balises.

Cette différence liée au code n’est qu’un exemple parmi tant d’autres des variations qui existent entre les jeux, selon leur taille, leur origine ou encore leur budget. Le style, le public visé, la plateforme utilisée, tout peut avoir une incidence sur le processus de traduction et doit donc être pris en compte. C’est pourquoi il est essentiel d’avoir un outil capable de s’adapter à ces différences, et des traducteurs sachant se servir au mieux de cet outil afin d’être rapidement en mesure de l’adapter au jeu concerné.

2.2.2. L’accès au jeu et à la source

Quel que soit le domaine, le principe même de traduction implique le passage d’un texte source à un texte cible, avec toutes les contraintes liées à chaque spécialité. L’une des étapes cruciales de la production est d’ailleurs la lecture complète du texte source, ainsi que les recherches associées, avant même de commencer la traduction (Fung, 2012). Personne n’envisagerait de traduire un roman sans l’avoir d’abord lu intégralement. Pourtant, dans le monde des jeux vidéo, cela est presque impossible. Pour des projets très courts, telles une petite mise à jour ou une annonce commerciale, une lecture rapide est parfois possible, malgré les délais souvent très limités. En revanche, lorsque la localisation concerne un jeu entier, sur lequel vont travailler plusieurs traducteurs, l’étape de lecture et de recherche se complique. D’une part parce que le temps imparti ne le permet pas, et d’autre part parce que les possibilités de recherches sont minimes si le jeu n’a aucune base existante. Avant la tâche de traduction, les traducteurs reçoivent en effet très peu de documents, rarement le jeu (Dietz, 2007) et parfois seulement le fichier source dont la présentation n’est pas toujours claire. De plus, le dialogue peut être mêlé aux noms de chapitres et à la narration, les descriptions pas toujours associées de façon explicite aux noms qu’elles accompagnent, les dialogues être dans le désordre et donner très peu d’indications sur les interlocuteurs (communication personnelle). Or la traduction est un travail qui dépend énormément du contexte (Fernández Costales, 2012) et rares sont les clients qui proposent de jouer au jeu avant d’entamer le processus de localisation (Mangiron & O’Hagan, 2006). Les raisons peuvent être diverses : problèmes de confidentialité ou un jeu pas tout à fait fini.

Les traducteurs ont donc l’habitude de travailler sans la source directe et doivent trouver des moyens de sortir de l’incertitude pour éviter les erreurs (Bernal-Merino, 2007).

Lorsqu’il s’agit d’une mise à jour ou d’une extension qui vient compléter un jeu déjà existant, les traducteurs peuvent s’appuyer sur l’expérience des joueurs à travers des vidéos diffusées en ligne ou des forums par exemple, pour avoir une meilleure compréhension des mécanismes du jeu et visualiser son univers (communication personnelle). Toutefois, lorsqu’il est question d’un concept entièrement nouveau et que le jeu n’est pas disponible, soit parce qu’il n’est pas fini soit pour des raisons de droit (Bernal-Merino, 2007), les traducteurs ne peuvent se fier qu’à leur instinct ou aux quelques

commentaires donnés par les clients. C’est un cas assez fréquent dans le domaine des jeux en réalité virtuelle (VR), car les développeurs sont sans cesse à la recherche d’idées innovantes. Cette nouvelle catégorie de jeux ne doit donc pas être négligée, surtout quand on sait que la France est l’un des meneurs dans ce genre en Europe (Akkaş, 2018).

Figure 2 : Exemples de segments équivoques sans contexte (communication personnelle)

C’est d’ailleurs ce que l’on peut voir dans la Figure 2, où l’exemple 1 présente plusieurs termes qui n’ont pas de sens précis, à moins de savoir exactement à quoi ressemblent les objets dont il est question. Dans l’exemple 2, le terme « blocks » est un terme commun, mais il peut avoir plusieurs sens si l’on ne connaît pas le contexte exact dans lequel les joueurs évoluent. L’exemple 3 est très commun, surtout lorsque la langue source est l’anglais, car de nombreux termes utilisés seuls, en dehors d’une phrase, peuvent être à la fois un nom ou un verbe. Ici, « RUN » peut être une étape dans un jeu de course ou une épreuve de vitesse dans d’autres types de jeu, mais il peut aussi s’agir du verbe courir, pour indiquer une commande de jeu par exemple. Ce ne sont là que quelques illustrations du manque cruel de contexte qui pénalise les traducteurs de jeux vidéo.

Si les traducteurs de jeux vidéo doivent parfois apprendre à travailler dans l’obscurité, ils sont aussi parfois confrontés à une abondance de sources. C’est le cas lorsqu’un jeu appartient à une franchise ou est une adaptation d’un livre, d’une série ou d’un film. Il faut alors vérifier tous les termes et noms utilisés précédemment afin de conserver la plus grande cohérence possible (Fernández Costales, 2012). Dans certains cas, cela est d’une grande aide car un glossaire peut rapidement être constitué et faciliter le travail de traduction, mais cela peut aussi être une nouvelle source d’erreurs. Si le jeu appartient par exemple à une série, tous les opus ne sont pas toujours cohérents en langue source, ce qui complique encore la tâche des traducteurs.

Exemple 1 = Just find the Deck Porter in the room with the clone printer and fit the Data Module, please

Exemple 2 = Clear all 𝐛𝐥𝐨𝐜𝐤𝐬 in the level Exemple 3 = 𝐑𝐔𝐍

Dans cette section, la difficulté apparaît principalement sur deux plans : la présentation des fichiers sources et la recherche. L’absence de contexte est presque une norme dans la traduction des jeux vidéo, c’est pourquoi il faut à la fois des outils permettant de faire des correspondances rapides, et des traducteurs efficaces dans leurs recherches. Toutefois, même en associant ces deux éléments, les erreurs de contexte sont encore bien trop présentes dans ce domaine et malheureusement très vite repérées par les joueurs, comme en témoigne l’abondance d’articles et de commentaires en ligne à ce sujet.

2.2.3. Les contraintes d’espace

La plupart des difficultés techniques qui concernent la traduction des jeux vidéo s’appliquent à toutes les combinaisons linguistiques, quelle que soit la langue source ou la langue cible. L’impossibilité de jouer au jeu, qui conduit à une absence de contexte (2.2.2.), est par exemple un problème universel. Or, certaines difficultés techniques peuvent être associées à une langue ou à une région linguistique, ce qu’on appelle aussi locale, c’est-à-dire un marché cible (Mangiron & O’Hagan, 2006). Le choix de certaines polices peut empêcher l’utilisation d’alphabets ou caractères spéciaux méconnus dans la langue source, ce qui peut également entraîner des complications pour respecter les normes de ponctuation de divers pays. Parfois, des formats automatiques sont mis en place afin de faciliter le travail d’écriture, pour les dates ou les heures par exemple, ce qui n’est pas idéal pour les traducteurs, car les locales utilisent chacun des formats différents. Ceux-ci sont très bien mis en évidence dans un tableau de Fung (2012) :

Tableau 1 : Résumé des différents formats d’affichage selon les langues (Fung, 2012)

Toutes ces différences linguistiques doivent ensuite être prises en compte dans un cadre auquel se confrontent tous les traducteurs de jeux vidéo : la contrainte d’espace. C’est un problème bien connu dans le monde de la traduction audiovisuelle, qui possède des normes et des codes bien précis. Or, dans le domaine vidéoludique, de telles normes n’existent pas, les limites dépendent le plus souvent de la place allouée aux mots dans la langue source par les développeurs (Bernal-Merino, 2015). Cela n’est pas toujours un obstacle pour les traducteurs, car dans de nombreux jeux, surtout les jeux de rôle (RPG) où les dialogues et l’histoire sont mis en avant, la taille des espaces contenant du texte est ajustable. La traduction doit en principe rester dans une limite raisonnable, que l’on estime le plus souvent aux environs de 20 % ou 30 % de plus que la langue source lorsque la langue source est l’anglais (Chandler, 2012). Afin de se laisser un peu de marge, les clients peuvent imposer des limites légèrement inférieures (10 % ou 15 %), mais d’autres n’ont pas cette liberté (communication personnelle). En effet, certaines plateformes de jeu, surtout les formats portables comme les tablettes ou les téléphones, imposent des limites de caractères déjà pour la langue source. Il n’est pas donc pas rare pour les traducteurs de recevoir une limite de caractères fixe par segment (Mangiron & O’Hagan, 2006), comme 120 ou 250 caractères.

D’après ce que nous avons pu observer au cours de notre stage, deux types de segments sources posent le plus de problèmes : les segments longs et les segments courts. Si la limite de caractères est fixée à un chiffre précis, et que le texte source approche ou atteint déjà cette limite, il sera très difficile pour les traducteurs de ne pas la dépasser sans éliminer une partie du contenu ou faire des abréviations, si le client l’y autorise. À l’inverse, dans le cas des segments courts, soit moins d’une vingtaine de caractères, il est plus souvent question d’un seul mot, parfois un nom de lieu, d’objet ou de personnage. Il est alors très rare de trouver un terme équivalent qui a le même nombre de lettres dans la langue cible. Lorsqu’il s’agit de noms ayant une signification, souvent en lien avec la personnalité ou le physique d’un personnage ou bien une caractéristique d’un lieu, la tâche est encore plus ardue.

Un dernier type de segment dont la longueur est particulièrement importante est le message de l’interface utilisateur (U.I.). Cela correspond à des messages d’erreur, d’alerte ou d’information adressés aux utilisateurs de tous types de programmes (« Ce programme a

fermé de manière imprévue, souhaitez-vous… »), qui sont aussi utilisés dans les jeux vidéo.

Bien souvent, il s’agit de messages qui apparaissent dans une boîte de dialogue prédéfinie et dont il est très difficile d’ajuster les dimensions. Il sera donc demandé aux traducteurs de respecter la terminologie assez spécifique de ce type de messages (Fung, 2012), tout en restant dans une limite très stricte du nombre de caractères.

2.2.4. L’ajout constant d’informations

La dernière difficulté technique que nous allons étudier dans cette partie concerne le modèle de diffusion choisi par les sociétés qui publient les jeux vidéo. Il y a encore quelques années, cela concernait particulièrement les grandes firmes qui proposent des jeux « AAA » ou « Triple-A », c’est-à-dire des jeux qui ont vocation à avoir un énorme succès et qui ont bénéficié d’un investissement conséquent, pouvant excéder plusieurs dizaines de millions d’euros. Aujourd’hui, de plus en plus d’éditeurs optent pour le modèle de « SimShip » lorsque leurs moyens le permettent. Il s’agit d’un modèle qui consiste à publier le jeu dans plusieurs locales en même temps, le jour de sa sortie (Ryan, Anastasiou, & Cleary, 2009).

L’alternative, plus souvent utilisée par les petits éditeurs, est de sortir des mises à jour ou

« patchs » après la sortie du jeu, qui contiennent les différentes versions de langue du jeu.

Cela permet d’étaler le coût de la localisation dans le temps et de choisir les langues à utiliser en fonction du succès du jeu. À l’inverse, le modèle de « SimShip » est plus coûteux, mais il permet de toucher de nombreuses régions du monde dès la sortie du jeu, ce qui peut être plus rentable puisque les plus grosses ventes d’un jeu se font au cours des quelques mois qui suivent sa sortie (Nussenbaum, 2004).

Le choix de ce modèle est source de nombreux problèmes pour les traducteurs puisqu’il implique une localisation en parallèle des phases finales du développement du jeu (Dietz, 2007). En effet, si la date de sortie a déjà été annoncée, les développeurs travaillent jusqu’au dernier moment sur le jeu, la localisation commence donc sur un jeu qui n’est pas fini (Fry, 1998) et qui peut parfois même être encore instable et changer en cours de traduction (Mangiron & O’Hagan, 2006). Dans ce cas, il faut avertir au plus vite toutes les équipes des différentes langues et leur fournir le nouveau texte rapidement. On parle alors de simples modifications de ponctuation après une dernière relecture ou de la réécriture

intégrale d’un dialogue. Les ajouts de texte sont aussi très fréquents à l’approche de la date de sortie (communication personnelle).

Une fois qu’un jeu est mis en vente, localisé ou non, il recevra des mises à jour et des

« patchs » assez régulièrement, surtout après son lancement (Švelch, 2019), afin d’ajuster des bugs ou régler des problèmes que la communauté de joueurs et joueuses a relevés. À chaque fois, ces ajouts devront être localisés dans toutes les langues déjà disponibles dans le jeu. Or, on ne peut pas garantir que les mêmes traducteurs se chargeront toujours du même jeu, il y a donc tout intérêt à tenir à jour une mémoire de traduction et une base terminologique, afin de garantir la cohérence du jeu dans le temps et à travers toutes les mises à jour et les changements de texte.