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Spécificités, approches, enjeu

Dans le document Soundspaces (Page 113-118)

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Introduction

Lieux et sons

Comment se définissent l’étendue ou le territoire sonores ? Quels phénomènes, sensibles et sociaux, se développent dans les interfaces produits par la spatialisation du sonore ? En quoi le sonore offre-t-il une spécificité dans la connaissance spatiale ? Quelle est sa part irréductible, son ultime identité ?

Ainsi s’expriment quelques-unes des questions qui président à cette seconde partie, fortement enracinée dans l’expérience quotidienne, à travers diverses modalités vécues, examinées au prisme du sonore. L’interface sons/lieux est ici notre terrain d’études privilégié, parce qu’elle permet d’aborder au moins trois qualités fondamentales des phénomènes sonores et de leur spatialité : tout d’abord, la grande diversité des sources cohabitant dans un espace caractérisant sa polyphonie. A travers leur équilibre, leurs agencements ou leurs conflits, se joue une part de l’identité territoriale. Ensuite la dimension polysensorielle des phénomènes sensibles ; le sonore est en interaction permanente avec les autres sens, nécessitant une approche multi-disciplinaire. Enfin, les espaces concernés vont du logement à la région urbaine, en intégrant les multiples temporalités qui les découpent (rythmes circadien, saisonnier, économique...).

Ainsi, les relations du sonore et de l’espace, éléments de caractérisation des ambiances architecturales et urbaines, impliquent-elles l’approche physique, la dimension sensible (sensorialité et signification) et l’analyse sociologique sur les comportements et pratiques.

Sons et relations sociales

Ce dernier point ouvre directement sur les résonances sociales du sonore. Chaque enquête le constate : le sonore - et le sensible en général - sont des embrayeurs de paroles. Le bruit, ressenti comme nuisance, est une convocation de l’attention d’écoute et l’occasion d’expertises habitantes extrêmement fines ; lorsque le son émerge dans la conscience par la gêne et l’événementiel, il suscite souvent une attention très poussée alors qu’en situation ordinaire, il est souvent secondarisé dans l’habituel et l’attention flottante.

Les situations présentées dans cette deuxième partie l’attestent : le mot « son » reste finalement peu utilisé dans le langage courant. C’est l’écoute qui focalise et centre le sonore. Demandant attention, éducation, habituation, susceptible d’être affinée par des apprentissages multiples, l’écoute, développant toute une pluralité de registres et de systèmes de relation, ne devient-elle pas souvent l’objet d’étude du chercheur à la place du sonore ? Il nous faut être attentifs à bien cerner leurs parts respectives et à ne pas considérer que les acquis sur l’un légitime systématiquement le savoir sur l’autre.

Les temporalités de la vie sociale appellent à des recueils répétés d’informations, pour une saisie à la fois plus complète et plus complexe. La parole recueillie est un triple lien : vers les routines et les habitudes, vers la mémoire et l’histoire, et vers l’imaginaire. Dans le registre de la mémoire, on constate souvent que l’archivage sonore a facilement tendance à mettre l’accent sur les ambiances remarquables. Il ne faut jamais oublier que l’ordinaire constitue certainement la partie majeure de l’écoute, avec toute la matière sonore du langage qui en fait partie intégrante. La volonté de fixer les sons du passé ouvre le débat sur la patrimonialisation du sonore, considérée par certains comme un danger à cause de la sacralité institutionnelle qui établit une distance entre les sons, majoritairement liés aux activités profanes, et la société. En complément d’un archivage

« noble » et institutionnel, se met en place (de plus en plus malgré son foisonnement et la fragilité de ses supports) un archivage profane qui prend en compte les multitudes d’archives diffuses de la société (films familiaux, répondeurs, portables...), qui stockent des états du sonore partiels et éphémères mais qui ont aussi valeur de témoignages.

Le sonore questionne les normes de la vie sociale (codes et règlements) et les normes esthétiques. La dimension politique, éthique et culturelle de ce questionnement engage la responsabilité du chercheur et appelle à la grande vigilance qui doit l’animer pour préciser le statut spécifique des différentes paroles qu’il restitue : Qui est interviewé ? Avec quelle légitimité de représentation ? Comment sortir du cas particulier et de l’anecdotique dans les processus descriptifs et analytiques ? Quelle valeur de généralisation peut-on légitimement accorder aux résultats obtenus ? Comment s’articulent le quantitatif et le qualitatif, non seulement entre mesures et appréciations subjectives, mais aussi au sein même de l’approche des sciences sociales ?

Les présentes contributions interrogent notre champ de recherche : les modalités courantes de la réflexion sur le bruit ne témoignent-elles pas de la résurgence d’un néo-hygiénisme ? D’une forme de codage par la réification donnant l’impression de mieux en contrôler la gestion ? Le danger d’une impasse, aussi bien théorique qu’opérationnelle, se manifeste clairement lorsque la partie technique ou normative devient l’unique mode d’expression dans l’approche et la gestion du sonore. Aux chercheurs la responsabilité d’analyser et de rendre communicables les stratégies de contournement dont le sonore est l’enjeu ou l’instrument, c’est-à-dire de toujours articuler le sensible, le social et le technique.

Etudes de cas et outils méthodologiques

Deux chapitres organisent cette partie. Le premier, Ambiances sonores in situ, présente quatre études de cas donnant des exemples concrets d’analyse de la dimension sonore en des lieux particuliers. À travers l’approche historique de la ville occidentale au XIXe siècle, Olivier Balaÿ démontre le caractère fortement conjoncturel et évolutif des systèmes de porosité et d’étanchéité sonores imbriquant habitat et vie sociale. De nos jours et dans un tout autre système culturel, Noha Saïd présente les crieurs publics de la ville du Caire, qui, dans un tissu urbain populaire, témoignent également de l’action du sonore comme marqueur social, signal économique, indicateur de temps et porteur des émotions collectives. Autre exemple d’approche phénoménologique de la dimension sonore d’un lieu spécifique, Hélène Marche présente sa recherche sur le contrôle social des ambiances sonores dans les services de cancérologie. Riche d’enseignement sur la dynamique des sensations et des émotions, son article interroge également la position de l’enquêteur : réflexivité, négociation et conditions de l’immersion ethnographique. En ces lieux, le silence ne s’oppose pas au sonore mais en est une qualité. Enfin, liée à une recherche opérationnelle pour la RATP conduite par Ricardo Atienza et Damien Masson, la thématique des effets pragmatiques des annonces sonores dans le métro parisien débouche sur les usages des corps en situation. Ce support empirique permet d’illustrer le potentiel d’une compréhension de l’environnement sonore par le prisme d’une approche en termes d’ambiances, qui pense conjointement environnement physique et sensible, conduites et émotions. À la fois présentation d’une localisation sonore spécifique et intervention opérationnelle, cette approche amorce déjà le chapitre suivant.

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Le second chapitre, Expérimentations sensibles, interroge les processus de formalisation, les techniques de restitution, la transmission des savoirs sur le son et la communication des analyses effectuées. Une question domine l’ensemble des techniques et outils impliqués par la recherche sur le sonore en ses différentes étapes : comment articuler les trois champs qui témoignent d’une situation sonore : l’observation, les paroles et commentaires recueillis auprès des différents acteurs, et l’enregistrement ? Autrement dit, quels sont les processus de traduction du sonore en d’autres modes d’expression ? Comment décrire en mots des sensations auditives ? Comment représenter en images graphiques les sons et leur temporalité ? Plus généralement, comment représenter du temps, de l’événementiel, du discontinu ?

On le comprend, ce chapitre développe une perspective à la fois opérationnelle et une réflexion épistémologique. Il se veut à la fois un recueil d’outils pratiques d’approches du sonore et la poursuite des questions de fond sur la représentation : que perd-on dans ces processus de traduction ? Que gagne-t-on ?

Ariane Wilson lance le débat en présentant l’action architecturale comme une sorte de lutherie géante à la fois influencée par les pratiques, les rythmes, les schèmes corporels, et conditionnant à son tour la propagation du son, l’écoute et les comportements. La pédagogie de l’écoute ainsi ouverte vise à inscrire celle-ci parmi les savoir-faire de l’architecte. Dans une visée voisine et complémentaire, Grégoire Chelkoff et Sylvie Laroche présentent un système interactif de cartographie sensible. Il s’agit du site www.cartophonies.fr. qui met en lien des territoires sélectionnés avec des enregistrements de leurs ambiances sonores, permettant d’aborder cinq thèmes : les sociabilités vocales en action, les espaces d’écoute et les distances habitées, les marqueurs phoniques (les cloches du territoire), les traces sonores de la mobilité, les liens entre écoute et nature. Déjà présent dans Cartophonies, la dimension mémorielle devient centrale avec les modélisations d’espaces historiques développées par Bruno Suner et Pascal Joanne. Si la reconstitution visuelle est devenue aujourd’hui un outil repéré d’appréhension de lieux détruits ou transformés, la reconstitution de l’acoustique virtuelle reste encore peu répandue. À travers deux exemples, sont explicités ici à la fois la spécificité de ces techniques et tout l’intérêt patrimonial et heuristique de ces simulations qui intègrent immersion et mouvement. Ensuite, Patrick Romieu ouvre aux questions anthropologiques en abordant l’expérience de l’écoute ordinaire et de ses expressions parlées ou écrites. Il constate que les terrains acoustiques sont souvent des espaces d’affrontement larvé comme de luttes plus franches. Les injonctions culturelles territorialement construites ont fortement tendance à plier l’écoute à leurs règles. Or, la perception auditive témoigne de formes naissantes et fugitives dont le sens n’est jamais définitivement acquis. L’écoute naïve, curieuse, ouverte, peut être une chance donnée à l’individu de laisser provisoirement de côté des certitudes parfois bien restrictives. Comment prendre en considération les incertitudes de l’expérience sonore ordinaire ? Elargissant le propos, et à partir de nombreuses études morphologiques de situations urbaines, Thomas Leduc et Philippe Woloszyn analysent les relations perceptives entre la vue et l’ouïe, approfondissant l’approche du paysage sonore par l’analogie avec le paysage visuel : si le son donne à voir, le champ de vision donne-t-il à entendre ? La méthode présentée consiste à considérer le contour du champ d’isovists d’un promeneur comme un indicateur de diffusivité acoustique des façades pour produire une cartographie sonore d’un espace urbain liée à la quantification et à la qualification du bassin de vision d’un observateur immergé dans cet environnement.

Cette seconde partie, enracinée dans l’expérience ordinaire, souligne particulièrement les qualités immersives du sonore : regarder nous met face à une image, entendre nous situe au cœur

d’un environnement. Les études rapportées ici témoignent du domaine sonore comme un révélateur particulièrement pertinent d’au moins trois dimensions de notre « être au monde » : la corporéité, l’émotion et l’altérité (Torgue, 2012).

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Chapitre 1 : AMBIANCES SONORES IN SITU

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