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L’ENVIRONNEMENT SONORE

Dans le document Soundspaces (Page 182-188)

Introduction

La troisième partie de cet ouvrage porte sur les Territoires politiques de l’environnement sonore. Elle se concentre sur la mise en politique des questions et enjeux sonores. Nous souhaitons particulièrement en approfondir les dimensions territoriales, que ce soit par l’analyse de conduites de l’action, de leurs cadres cognitifs et référentiels, de leurs démarches de construction et savoir- faire d’évaluation. Pourquoi ? Parce que l’action publique est présentée ce jour comme bien plus territorialisée, que ce soit par des évolutions réglementaires remarquées ces vingt dernières années, et/ou par le poids dorénavant exercé par certains dispositifs (de participation citoyenne notamment). La composition des espaces sonores résulterait alors de plus en plus de telles évolutions. Il convient dès lors d’en comprendre leurs effets.

En fait, si les expériences sonores, leurs sens phénoménologiques, livrent l’habiter des lieux, elles contribuent également à des changements importants pour l’action, en vertu d’enjeux présentés comme nouveaux. Pour preuve, l’évolution qu’a pu connaître l’offre méthodologique et plus largement l’aide à la décision sous l’égide sinon de prises en compte effectives tout du moins de souhaits réitérés d’approches plus qualitatives des expériences sensibles. Il est vrai que le sonore apparaît, peut-être plus qu’auparavant, et en ville certainement plus qu’ailleurs, comme l’un des ressorts premiers de la préhension directe et de l’interprétation de l’environnement. Surtout, les ressentis et expériences auxquels il donne lieu sont appelés de plus en plus à s’exprimer sur les scènes participatives de projets, dans les processus de plus en plus territorialisés de construction de l’action.

Suivant Céfaï (2009), nos expériences individuelles des mondes sont toujours triples, à la fois sensuelle, expérimentale et interactionnelle, au point qu’elles sont à ce jour « le réarmement des capacités morales et politiques des habitants » par la reconnaissance de la capabilité des acteurs. Elles permettent de comprendre les actions individuelles et collectives, dessinant « de façon neuve des figures de la res publica » (p. 261). C’est ainsi que de telles expériences, sonores, apparaissent souvent comme le creuset de mobilisations collectives, fréquemment associatives, ne cessant de se développer à l’occasion de projets en tous genres. Sans même ici parler des quasi controverses socio-techniques concernant les outils et indicateurs de suivi des pressions, effets, impacts… sonores sur les populations, à l’occasion des grands aménagements, équipements… de transport par exemple.

Du fait des changements théoriquement introduits dans les cadres, formes et modalités de mise en œuvre de l’action locale, le sonore (ré)investit donc les territoires, dans leur construction et fonctionnement politique.

Pour preuve de cette prégnance du politique, ces mobilisations pour nombre questionnent la nature très institutionnelle, à forte teneur instrumentale de l’action historiquement fabriquée, en France singulièrement. Certes, le trait peut apparaître grossier, tant il existe ce jour une diversité de modalités d’action et d’outils d’intervention sur et par le sonore : des modalités non seulement acoustiques (dont les murs anti-bruit peuvent en constituer une trace tangible), mais aussi urbanistiques (ex : planifications locales aux abords d’activités dites bruyantes), architecturales (ex : composition d’ambiances de places publiques), paysagères (ex : pédagogie sensorielle dans des parcs). Nous serons amenés à en exposer plusieurs. Toutefois, cette action dépend encore très largement d’une tradition de savoirs, nomothétiques, attenants au gouvernement de la vie urbaine,

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avec un étalonnement important des ressentis et vécus de nuisances, d’ambiances et de paysages sonores sur des seuils dits de tolérance phonique.

Cette culture du risque conduit à une normation croissante par exemple de certains usages sociaux, jugés responsables de la détérioration de l’environnement sonore (à l’exemple des fêtes et autres activités récréatives), ou encore de pratiques professionnelles pour la composition, l’organisation ou la gestion des territoires, avec la standardisation de certains outils, à l’exemple de ceux imposés par la Directive européenne 2002/49/CE (END), avec l’uniformisation de leur mise en œuvre par la circulation transnationale des fameuses bonnes pratiques (benchmarking). En ce sens, le sonore produirait particulièrement du politique : non plus simplement par les réactions suscitées et leurs effets spatiaux (par exemple, la modification d’un projet pour cause d’impacts pressentis), mais plus encore en orientant pratiques et comportements vers certains usages spatialisés et certaines compositions territoriales.

Il ne s’agit toutefois pas ici de montrer une nouvelle fois le fossé entre la labilité des expériences de l’ordinaire profane et la fixité des constructions normatives de l’action, donc de mesurer la performance, forcément relative, des interventions telles qu’historiquement fondées en droit. Ces deux réalités, phénoménale et technico-juridique, se construisent selon nous en miroir, comme unité dialectique du divers. Il s’agit bien plus d’admettre la complexification mutuelle par l’hybridation de ces deux entrées, et ainsi d’appréhender la diversité des questions que posent les productions territoriales de la mise en politique du sonore.

Or, sans vouloir catégoriser trop rapidement, cette hybridité interpelle directement les relations historiques unissant savoirs et pouvoirs. Pour exemple, l’expert (acousticien, architecte, urbaniste) participe activement de l’orientation cognitive et instrumentale de l’action, territoriale comme d’autres. Pour autre exemple, une multiplicité d’outils à forte assise scientifique (ex : certificats de construction et indicateurs de suivi) détermine pour beaucoup les modes de faire territoriaux. En fait, ce sont ces figures d’expert et instruments de la techno-science qui donnent à ce jour à voir la mise en politique du sonore, singulièrement par les conceptions dès lors véhiculées de ce qui fait lieux et territoires dans les productions locales, lieux et territoires justement au creuset des expériences sonores de l’habiter et des mobilisations qu’elles donnent à entendre.

Il ne s’agit donc pas de dresser un portait des actions territoriales en la matière, avec force de détail sur l’évolution des dispositifs réglementaires ou la diversification des outils techniques. Mais, bien plus celui d’approcher le poids de certains savoirs et champs de connaissances dans cette mise en politique et, partant, dans les productions territoriales du sonore. Nous prenons donc ici comme pierre de touche les liens unissant :

- d’une part la construction de l’intervention sur les sociétés et sur leurs territoires,

singulièrement ce jour dans le cadre d’exercices démocratiques se voulant renouvelés (i.e. dialogiques) ;

- avec, de l’autre, la production de rationalités pour des espaces tout à la fois de vie et d’action,

matériels et immatériels, historicisés et en devenir.

Comment les conceptions de ce qui fait lieux et territoires, encore largement encloses dans les acceptions très spatialistes de l’étendue cartésienne (décrivant un espace homogène, orthonormé, au fondement de la géomatique), dans laquelle s’inscrivent tous les attributs physiques (objectifs

ou objectuels) de l’environnement, évoluent-elles ou peuvent-elles évoluer par la territorialisation des actions et par la dialogisation des processus ? Quel est le rôle d’acceptions plus (multi)sensorielles, anthropocentrées… des lieux et territoires de vie, posant d’entrée la forme de la « bulle » ou de la « coquille » du sujet percevant, avec incorporations et traductions sensibles des manifestations sonores ? Pour quelles constructions politiques du sonore, de ses territoires et de leur habiter ? Par quelle offre de savoirs qui n’a de cesse d’être reconnue comme diverse (ex : savoirs habitants et citoyens274) ?

Ceci impliquerait d’abord de donner la parole au dedans des savoirs, et plus encore à des chercheurs qui développent des questionnements réflexifs, parfois critiques, vis à vis de la mise en politique, et surtout qui dévoilent la composition de plus en plus hybride des territoires du sonore, intégrant peut-être plus que par le passé des conceptions plus situées, vécues et ancrées de l’espace de vie275. A la charnière entre une expression de l’habiter d’un lieu par l’expérience du

quotidien et de la construction politique formant rationalisation des conduites et ordonnancement territorial (planification, stratégies, projets urbains), il s’est alors agi de placer au cœur de l’effort d’élucidation :

- les représentations en jeu des territoires, lieux et espaces, de l’environnement sonore dans ses fonctions humaines et sociales, dans ses composantes spatiales et constructions territoriales, notamment par les objets officiels de sa publicisation (sons et bruits, nuisances et paysages, seuils et normes, calme et bien-être), mais aussi par les pratiques professionnelles

(conception des études, programmation projet, planification territoriale,

observations/évaluations de suivi) ;

- et plus largement de saisir ce qui fait à ce jour l’habiter sonore d’un lieu et donc l’habitant d’un territoire, tant dans l’ensemble des codifications juridiques et politiques, dans les arènes démocratiques que dans les construits scientifiques de l’appréhension des environnements sonores (ex : individu statistique de l’enquête psychacoustique, au fondement des pratiques professionnelles).

D’horizons disciplinaires complémentaires (géographie, sciences politiques, ethnologie, sociologie… mais également urbanisme, architecture-paysage, santé environnementale), les contributions réunies ici ont alors en commun d’interpeler toutes plus ou moins directement la fabrique politique du sonore par les savoirs scientifiques, et plus largement par l’évolution des connaissances, et leurs relations à la construction territoriale de l’action. Il s’agit encore plus précisément d’expliciter les conceptions susmentionnées de l’intérieur des découpages que les savoirs instruisent, avec quelques grands schèmes modernes vifs de connaissances :

- historiquement prédictives, d’une part, qui sont basés sur des données prétendument « objectives » parce que présentées comme descriptives d’objets spatiaux (bâti, voies, végétal, mobilier, eau, etc.), sociaux (fréquentation des lieux, activités d’usages…) et environnementaux (ex : enveloppes acoustiques des ambiances au sens de la métrologie environnementale),

274 Deboulet A. et Nez H. (dir.), Savoirs citoyens et démocratie urbaine, Presses Universitaires de Rennes, Res Publica, 2013. ; Faburel G., « L’habitant et les savoirs de l’habiter comme impensés de la démocratie participative », Cahiers Ramau, n°6, L’implication des habitants dans la fabrication de la ville. Métiers et pratiques en question, Presses de l’Ecole d’Architecture de la Villette, 2013a, p. 31-53.

275 Di Méo G., Géographie sociale et territoires, Paris, Ed. Nathan Université, Coll. fac. Géographie, 1998 ; Lussault M.,

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- évaluatives, d’autre part, fondées non seulement sur l’appréciation de l’expérience paysagère pour caractériser les perceptions, ressentis et vécus situés, mais aussi sur l’analyse de différentes mises en action du sonore, mettant en lumière des fonctions autres que prédictives des connaissances et savoirs mobilisés, des compétences d’un autre type, par exemple professionnelles, faisant autrement rapport entre savoirs et pouvoirs.

Au final, il s’agit donc dans cette partie de considérer la compréhension liminaire des productions de rationalité comme essentielles à l’analyse de l’évolution des territoires politiques du sonore. Suivant en cela Stengers, nous comprenons les différents écrits réunis comme un moment voire espace d’hésitation pour « faire bégayer les assurances » (Stengers, 2002, p. 97). « Toi qui as le pouvoir de convoquer des experts, montre-moi quels experts tu réunis, et je te dirai comment tu entends poser le problème, et quel type de réponse tu cherches, « en toute objectivité », à obtenir. » (Stengers, 2002, p. 30-31). L’enjeu étant alors, par l’hésitation, de fonder des outils et dispositifs :

- par moins d’objectivation du subjectif que de subjectivation de l’objectif,

- moins de médiation de la neutralité axiologique et plus de traduction d’attaches et d’objets

pleinement échevelés (Latour, 1999),

- moins de seule interprétation scientifique et plus de com-préhension (au sens de « prendre

avec soi ») démocratique.

Les sept contributions de cette partie présentent chacune une recherche, une méthode, une réflexion, une réalisation abordant une diversité d’objets et de sujets, allant de la construction d’outils d’intervention (cartes, indicateurs), à l’analyse des savoirs qui les fondent (ex : gêne), partant de l’analyse de la position du chercheur pour cheminer vers l’interpellation des métiers de la conception, cheminant de la présentation de nouvelles modalités évaluatives vers une appréhension différente d’évolutions sociales et plus largement de la prégnance habitante des politiques, territoriales, du sonore. Il en ressort de manière transversale une pluralité assumée des manières d’appréhender les problématiques sonores, singulièrement en questionnant les codifications scientifiques et les figures de l’expertise savante, qu’elle soit d’essence modélisatrice, logico-formelle ou phénoménologique.

Philippe Zittoun aborde en premier lieu la politisation du son, singulièrement sous l’angle de la cartographie sonore et de sa cognition politique par les savoirs auxquelles elle donne lieu. Yorghos Remvikos déplie le modèle scientifique historique de la gêne, de ses effets sanitaires et de leur mesure, pour en montrer les implications et limites politiques pour la gestion de phénomènes territorialisés. Philippe Woloszyn et Frédéric Luckel proposent alors d’autres moyens évaluatifs pour nourrir l’approche de l’environnement sonore, particulièrement en mobilisant une connaissance paysagère dialogique entre savoirs, tournés vers la pratique projectuelle de l’environnement urbain. Ceci clôt la première séquence consacrée à l’analyse du sens de la production de connaissances pour les outils et instruments de l’action territoriale.

La deuxième séquence se saisit quant à elle d’un autre dedans, non plus de la construction outillée de l’action, et plus de la production de rationalité elle-même, sous l’angle non plus du modèle encore distancié d’aide à la décision, mais de l’interpellation des producteurs eux-mêmes, directement impliqués dans la fabrique de l’action. Paul-Louis Colon revient sur une expérience de cartographie participative pour notamment livrer le poids des jeux de langage et ainsi questionner son propre rôle scientifique et sa propre position épistémologique dans la

construction visée. Elise Geisler et Théa Manola dressent le portait des limites actuelles et surtout des possibles à venir, ainsi que des évolutions en germe, dans l’interpellation des métiers de la conception de l’espace par la construction du sonore.

Enfin, après l’intérieur des outils et instruments de l’action par le modèle de l’aide à la décision, puis l’intérieur d’une recherche autrement impliquée et des métiers historiquement constitués, la dernière séquence se focalise quant à elle sur la matière sociale et les évolutions phénoménologiques mentionnées au départ. Étienne Walker aborde la question des cohabitations nocturnes dans les hypercentres au prisme des perceptions des ambiances sonores (Caen, Rennes et Paris). Il met alors en « lumière » ce que le sonore permet non seulement de comprendre de l’évolution de pratiques sociales dans l’espace, ainsi que de la chronotopie urbaine, et plus encore annonce des formes nouvelles de régulation. Guillaume Faburel montre quant à lui ce que peuvent apporter les habitants pour la construction de l’action territoriale, à la fois par la compréhension des expériences sonores et de leur habiter, mais plus encore par la composition, légitimation et évaluation de l’action, en adressant des questions vives à l’agencement dit moderne et historique des savoirs et des pouvoirs.

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