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Quelles archives pour l’analyse des espaces d’écoute du passé ?

Dans le document Soundspaces (Page 95-97)

Melissa Van Drie 


Dans quelle mesure l’archive peut-elle nous informer sur les espaces d’écoute du passé ? La fin du XIXe siècle, que nous prendrons comme exemple, constitue un moment-charnière dans

l’histoire du son : les pratiques et espaces d’écoute sont considérablement transformés par les progrès notables de l’acoustique, des sciences de l’ouïe, et l’invention presque simultanée du téléphone, du phonographe et du microphone (1876-1878). Ce phénomène concerne particulièrement le théâtre, ce qui n’apparaît pas dans les histoires de cet art alors que l’acoustique et l’acte d’écouter sont à la base même de la définition de l’événement théâtral. L’attention portée aux nouveaux dispositifs techniques, révèle à quel point les dimensions sonores et auditives ont nourri les reconfigurations scéniques et la conception moderne de l’espace théâtral.

Pour aborder un tel sujet interdisciplinaire, la mobilisation de sources relevant de l’histoire de la technologie, de la presse industrielle et juridique, ainsi que de l’histoire du théâtre sont nécessaires. Il s’agit en effet d’identifier et d’analyser les relations intermédiales entre le théâtre et les technologies sonores à une période où les fonctions des appareils ne sont pas encore bien cristallisées, ni dans le théâtre, ni à une échelle plus large du social. Or, l’histoire des espaces sonores et des cultures auditives n’entre pas dans les catégories traditionnelles de la documentation archivistique, marquées par la prédominance du visuel, qui, jusqu’à très récemment, régnait sur la quasi totalité des domaines du savoir. Une telle interrogation historique et culturelle sur l’espace de l’écoute dépasse largement une simple enquête sur les premiers enregistrements sonores. Concernant les traces papier, les notices cataloguées présentant un lien avec le sonore portent souvent sur un objet précis, sur un inventeur, ou bien témoignent de l’usage particulièrement fréquent de certains dispositifs en une période donnée. Avec la croissance des médias sonores (industrie du disque, radio, téléphonie), ceux-ci sont de plus en plus mentionnés. Au théâtre, l’usage du son médiatisé, par exemple, apparaît dans les années 1920 et 30.

Pour appréhender les espaces d’écoute proprement théâtraux ou théatralisés, et les échanges entre ces espaces, quelles archives nous ont-été utiles ? La mise en place de nouveaux dispositifs d’écoute (phonographes, théâtrophone) dans divers espaces publics de Paris est évoquée par des narrations anecdotiques, des représentations iconographiques (croquis techniques, dessins documentaires ou comiques) et des discours techniques. Ces indications apparaissent dans la presse spécialisée dans les domaines de la technologie et de la science (comme La Nature), dans des textes publicitaires diffusant les inventions d’industriels pionniers (comme Edison, Pathé, Testavin pour le théâtrophone), ou dans des expositions sur le développement de la télécommunication, destinées soit au grand public, soit à un public érudit (du Moncel ou Montillot). Divers articles, anecdotes et caricatures provenant de la presse quotidienne et illustrée (Le magasin pittoresque, Le journal amusant, Le monde illustré, Les soirées parisiennes, L’illustration) témoignent également de la circulation et des enjeux de réception de ces nouvelles technologies.

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technologiques et aux archives elles-mêmes : les écrits de Bruno Sébald, Élisabeth Giuliani, Xavier Séné, Giusy Pisano sur les phonogrammes et la Collection Charles Cros de la BnF ; les travaux de Laurent Mannoni et Giusy Pisano sur les appareils sonores de la Cinémathèque française et leur rôle dans les premiers spectacles du cinéma ; les recherches de Rick Altman sur le cinéma des premiers temps et la culture auditive (Altman xxx)et celles de Jonathan Sterne sur l’histoire culturelle de l’écoute (Sterne xxx) ; les ouvrages des spécialistes-collectionneurs de phonographes comme Henri Chamoux ou Patrick Feaster, de chercheurs en télécommunication comme Frédéric Nibart ; enfin des visites dans les collections privées et magasins de restauration des appareils (comme la phonogalerie et Stéger à Paris). Les catalogues de phonogrammes (provenant de la fin des années 1890), les revues spécialisées et les enregistrements sonores (dès 1900) conservés dans les Départements de l’Audiovisuel et des Arts du spectacle de la BnF permettent de mieux imaginer les répertoires et les nouvelles caractéristiques temporelles et spatiales de l’écoute, induites par les procédés d’enregistrement et de diffusion.

À travers cet ensemble de documents et d’objets, les liens entre espaces sonores médiatisés et nouvel espace théâtral s’éclairent. Deux exemples :

Le premier est le théâtrophone. Mentionné dans les ouvrages technologiques, ignoré de l’histoire du théâtre, ce réseau d’auditions téléphoniques diffuse dès 1881 des spectacles (théâtre et opéra) en direct à des spectateurs éloignés du lieu de la représentation. Ce dispositif impose une reconceptualisation radicale de l’espace et de la représentation du théâtre, puisqu’il propose la première écoute médiatisée acousmatique, effectuée par des écouteurs, par casque. Un premier modèle du spectateur-auditeur virtuel peut dès lors être reconstitué à partir des documents mentionnés ci-dessus, complétés par des archives sur les répertoires (BnF, Arts du spectacle, Opéra, Archives Nationales, SACD). Les références au son médiatisé du théâtre font écho aux nouvelles écritures dramatiques et scéniques (Maeterlinck ou Jarry) qui expérimentent le silence, l’écoute, la cacophonie, les techniques de déclamation et les nouveaux rôles du texte.

Le deuxième exemple concerne l’espace de jeu et le rôle de l’acteur. Les archives de la presse, l’iconographie, les catalogues de disques et les disques eux-mêmes montrent des figures pionnières ayant construit des ponts entre l’enregistrement sonore et la création théâtrale. Ce n’est pas un hasard si les premiers artistes du théâtre qui ont montré un intérêt pour ces appareils (Sarah Bernhardt, Charles Cros, Coquelin cadet et ainé), qui ont enregistré et écouté leurs propres voix et prêté leur nom aux machines parlantes (S. Bernhardt), ont également contribué à créer de nouveaux genres dramatiques, recherchant une nouvelle vocalité et une forme moderne de monologue.

Aborder l’histoire de l’écoute au théâtre par des archives externes à cet art ouvre de multiples pistes pour exploiter d’une façon nouvelle les archives du théâtre elles-mêmes et montre sur un exemple symptomatique comment appréhender plus finement un monde disparu que l’on croyait très bien connaître.

Que nous apprennent les archives sonores du théâtre sur l’espace théâtral

Dans le document Soundspaces (Page 95-97)

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