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Que nous apprennent les archives sonores du théâtre sur l’espace théâtral vécu et son histoire ?

Dans le document Soundspaces (Page 97-99)

Bénédicte Boisson

Les archives sonores du théâtre, qui représentent pourtant 9500 des 15000 documents visuels, sonores et multimédia conservés par le département Arts du spectacle de la Bibliothèque Nationale de France143, sont généralement peu exploitées par les chercheurs en études théâtrales.

Pour étudier une œuvre passée, ces derniers se tournent plus spontanément vers des captations audio-visuelles, quand elles existent, ou vers le texte de la pièce accompagné de photographies. La dimension audible du théâtre – texte joué, voix, musique et bande-son –, que les disques, retransmissions radiophoniques ou captations sonores des spectacles peuvent restituer, ne fait ainsi que rarement l’objet d’investigations particulières. Tout se passe comme si elle n’était pas considérée comme un élément essentiel de l’art théâtral, dont il faudrait retrouver les traces, alors qu’elle a intéressé nombre de metteurs en scène du XXe siècle. Ces archives, rendues aujourd’hui plus facilement accessibles grâce à leur numérisation, peuvent nous apprendre beaucoup. D’un point de vue historique et esthétique, elles nous renseignent sur la dimension orale et aurale de cet art vivant et nous en révèlent l’importance. Leur prise en compte permettrait alors de souligner l’historicité de notre vision actuelle du théâtre et de dépasser un biais historiographique : celui d’un changement – relativement récent – dans la conception de la théâtralité, ramenée à sa double dimension de production scénique visuelle et de rencontre non médiatisée entre acteurs et spectateurs. Une telle conception, que l’on peut dater de la fin des années 1960, a pu rendre créateurs et chercheurs sourds à une autre mémoire du théâtre, et au- delà à une composante permanente de cet art.

Les disques ou les retransmissions radiophoniques peuvent s’avérer utiles à l’historien, même si ces supports ne restituent pas le son exact d’une représentation ni l’acoustique de l’événement théâtral. Tout d’abord, ils font entendre les mots effectivement prononcés pendant la représentation, qui ne correspondent que rarement avec exactitude à la version imprimée, même chez les metteurs en scène ne revendiquant aucune liberté vis-à-vis du texte. Le livre ne peut donc les remplacer pour reconstituer les mises en scène. D’autre part, si au cours du XXe siècle la voix théâtrale s’est progressivement détachée des règles de la déclamation pour être intégrée au jeu de l’acteur et à son interprétation, elle n’en reste pas moins soumise à des techniques particulières. Les enregistrements permettent d’accéder à ces évolutions de la voix « parlée » et de l’écoute théâtrales, qui peuvent à leur tour être révélatrices des mutations de la voix et de l’écoute quotidiennes. La voix devint également, au cours de cette même période, un objet d’expérimentation en soi pour de nombreux metteurs en scène, afin d’élaborer une théâtralité relevant non du visible mais de l’audible et dont les archives sonores rendent compte.

Mais elles ont une autre fonction. Ecouter le théâtre, plutôt que le regarder sur un support audio-visuel ou grâce à des photographies, oblige à isoler la dimension sonore de l’ensemble de la représentation et à la considérer pour elle-même. On découvre alors non seulement que les

143Voir Huthwohl J., « À l’écoute du patrimoine théâtral », J.-M. Larrue et M.-M. Mervant-Roux (dir.), Le son du théâtre.

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choix des metteurs en scène se traduisent aussi sur le plan du son – choix d’interprétation, rythme, rapport entre scène et salle souhaité –, mais aussi que le son peut constituer, comme l’a montré Daniel Deshays, à partir d’exemples cinématographiques, le « plan de cohérence144 » de

l’œuvre. L’écoute se suffit dès lors à elle-même et l’archive sonore n’est plus considérée comme l’indice partiel d’une représentation disparue. Ceci déplace la prééminence généralement accordée au visuel et oblige à repenser les rapports du visible et de l’audible dans les mises en scène. Enfin, ces archives orientent l’attention du chercheur vers la temporalité et la durée. La fluidité du sonore et son évanescence rapprochent l’auditeur de l’expérience théâtrale, bien plus que des photographies ou des photogrammes, instants figés d’une représentation qui ne l’était pas. Les archives sonores incitent à sortir d’une approche de la représentation par tableaux, pour renouer avec le théâtre comme art du temps et de l’élaboration progressive de l’expérience du spectateur.

Par ailleurs, le paratexte des archives sonores : documents les accompagnant, tels que les pochettes de disque, ou commentaires des présentateurs au cours des retransmissions radiophoniques des pièces, peuvent être des indices précieux de l’évolution du théâtre vers sa dimension visuelle et de rassemblement vivant. Trois disques de théâtre, datant respectivement de 1954 (Le livre de Christophe Colomb de Paul Claudel mis en scène par Jean-Louis Barrault), 1964 (Oh les beaux jours de Samuel Beckett mis en scène par Roger Blin) et 1968 (Paradise Now du Living Theatre) constituent des exemples révélateurs. Le premier disque ne livre que peu de photos du spectacle, le second est édité avec un numéro de L’Avant-scène présentant des photographies commentées de la mise en scène, que l’on recommande à l’auditeur de regarder en écoutant, tandis que sur le troisième, on fait état de l’incapacité de ce support à rendre compte d’un événement tenant du happening et appelant la participation des spectateurs. Ces disques de théâtre, mais aussi leur disparition progressive – leur production s’est effondrée à la fin des années 1960, peu à peu remplacée par la captation vidéo – permettent de mieux comprendre le changement touchant alors la conception de l’œuvre théâtrale et la relation à cette dernière : le document audio a été délaissé par des créateurs désormais soucieux de faire ressentir l’événement collectif dans lequel s’abolit la séparation entre scène et salle, et la seule écoute phonographique ou radiophonique d’une pièce, solitaire et distancée, est désormais vécue comme lacunaire145. Dans un théâtre qui s’affirme de plus en plus comme co-présence,

expérience directe, immédiate et partagée entre acteur et spectateur, l’essentiel du jeu se situe entre distance du regard et proximité physique, entre image scénique et chair du public. Or, l’audition d’une archive audio, quelle qu’elle soit, témoigne d’un autre mode d’élaboration de l’événement théâtral et de son espace : les mots, les sons, les bruits suggèrent le perçu autant qu’ils l’accompagnent ; ils fondent l’espace vécu du théâtre comme ils fondent – selon d’autres règles – l’espace urbain.

144Démonstration réalisée par Daniel Deshays au cours de la soirée « Films sonores. Le son au cinéma. Extraits de films commentés par Daniel Deshays », lundi 5 juillet 2011, école thématique Soundspace, Roscoff, 4-8 juillet 2011. 145Voir à ce sujet Mervant-Roux, M.-M, « Pour une histoire des disques de théâtre », J.-M. Larrue, M.-M. Mervant-

Dans le document Soundspaces (Page 97-99)

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