• Aucun résultat trouvé

Les crieurs publics : un dispositif sonore dans les quartiers populaires du Caire

Dans le document Soundspaces (Page 124-130)

Noha Said

Les crieurs de la rue

« Ô clémentines, fleurs de jardins » « يفسوي اي نيانجلا درو » « Ô tomates, les folles »194 « ةطوق اي هنونجم »

« Ô patates douces, très sucrées dans le four » «اطاطب اي نرفلا ران يف يوأ ةلسعم »

Le fait de célébrer la gloire des fruits ou de chanter les légumes au cœur de la rue est-il un phénomène sonore exclusivement arabe ? Le Caire est l’une des villes qui ont encore la force et le droit de sonner avant que la modernité ne lui torde ses cordes vocales et lui apprenne à se taire à jamais. Ce n’est pas par hasard qu’al-wanas (سنولا dans le langage familier ou سنلأا dans le langage soutenu) - un mot difficile à traduire mais qui évoque le réconfort émotionnel lié à la présence d’autrui, la sensation d’être accompagné – renvoie à une expression phonique. Ce mot définit la relation sonore par laquelle la ville situe ses habitants dans un ensemble sonore et corporel.

Ce chapitre présente un des phénomènes composant le paysage sonore des quartiers populaires du Caire : les crieurs de rue. Les crieurs publics concernent plusieurs métiers qui prennent des noms différents selon les domaines : ba’a moutagaleen, dans le commerce, menadi, pour le transport en microbus, muezzin pour l’appel à la prière et messaharaty, le réveil public et le rappel des pratiques religieuses. Chacun de ces métiers a ses règles, ses temporalités et ses potentialités à la fois économiques et phoniques, dont nous voudrions dévoiler les rôles dans la constitution de la société, en un temps d’adaptation à des conditions difficiles. L’approche adoptée par cette étude propose une analyse des phénomènes in situ à partir des techniques d’observation, d’enregistrements sonores et du recueil de la « parole habitante » sous la forme de « parcours commentés ».

Ba’a Moutagwleen نيلوجتملا ةعابلا : « les vendeurs ambulants »

Dans ce système de vente, le marchand déambule au sein du quartier. Il répète le nom de ses produits à voix haute et d’une façon articulée comme s’il chantait, signalant ainsi sa présence. Ces vendeurs ambulants choisissent des rues où le calme domine pour avoir le meilleur arrière-fond à l’émergence de leur voix (Figure 14).

Figure 14 : Les crieurs publics des rues.

Ces photos ont été prises à Choubrah, l’un des quartiers populaires au Caire. Cliché : Noha Said.

Si quelqu’un est intéressé par un produit, il appelle le marchand depuis sa fenêtre. Un exemple en est donné dans le film « Oum Ratiba »195, du nom d’une jeune fille qui habite un

quartier populaire du Caire. En effet, le cinéma et les romans s’appuient souvent sur des scènes de vendeurs ambulants pour caractériser les quartiers populaires du Caire. La scène ci-dessous montre comment le processus d’achat (appel, demande, négociation des prix, échange des produits et de l’argent) fait partie de la quotidienneté sonore de la rue dans ses quartiers (figure 15). Dans la dernière photographie, on voit le panier, moyen de transmission des produits et de l’argent entre le vendeur et son client.

- Vendeur ambulant : « ô patates douces, très sucrées dans le four » - Oum Ratiba : « Combien coûte le weqqah196 de patates douces ? »

- Vendeur Ambulant : « Trois piastres »

- Oum Ratiba : « Un ta’arifa (cinq mallîm « millièmes »), c’est bien ? »

- Vendeur Ambulant : « Pourquoi ? Est-ce que nous les volons ?

- Oum Ratiba : « Ce n’est pas possible de me les vendre pour trois piastres ! Donnez-moi un waqqah pour 5

mallîms… Soyez généreux et mettez une patate de plus !

Avant, on achetait un kilo de patates douces pour 3 mallîms ! - Vendeur Ambulant : « C’était au temps d’Ahmed Ourabi ! » (vers 1880)

- Oum Ratiba : « Taisez-vous ! »

- Vendeur Ambulant : « Donnez-moi l’argent ! » - Oum Ratiba : « Le voilà votre argent ! »

195« ةبيتر مأ », Alsayyed Bedaire réal. Marie Mouneeb ; Hassan Fayek ; Abel-Moun’èm Ibrahim… [et al.], 1959. Drame. Long métrage, 1h 40, d’après le livre de l’écrivain Youssef Al-Seba’éi publié en 1951. La scène relatée débute le film.

125

Figure 15 : Une scène de film Oum Ratiba qui montre le processus d’achat des vendeurs ambulants

Ce type de commerce est basé sur la confiance entre le vendeur et le client puisque le premier choisit et pèse pour le deuxième. Cette confiance est une condition essentielle de la bonne marche des affaires du vendeur.

Chaque crieur a sa « chanson », dont le rythme et les mots typiques sont liés aux marchandises proposées. En plus de la voix du vendeur, la vente de certains produits est annoncée avec des instruments de musique orientale tels que le tambour, les castagnettes ou le sifflet. Les habitants identifient le passage de certains vendeurs grâce à ces micro-pièces musicales composées par le marchand lui-même. Par exemple, le vendeur de boisson à la réglisse (figure 16) utilise des castagnettes produisant un son métallique rythmé. Les jours de grande chaleur, ce son accompagne une chanson bien connue des cairotes :

« اي ريمخو افش سوسقرع ناشطع اي ىنهتو ريمخو دراب و »

« Ô réglisse, bienfaisante et fraîche… » « Ô assoiffé … bois et jouis... »

Figure 16 : Le vendeur de réglisse dans son costume traditionnel (à droite),

castagnettes en cuivre (à gauche). Cliché : Noha Saïd

Figure 17 : le vendeur de barbe à papa et le sifflet utilisé pour produire le son. Cliché : Noha Saïd

De même, le son d’un sifflet indique le passage du marchand de barbe à papa (figure 17) ; la frappe d’une surface métallique signifie le passage du marchand de bouteilles de gaz anabeeb. Certains marchands, qui achètent les rebuts « Khorda ةدرخ» dont les gens veulent se débarrasser, sont plus bruyants car ils utilisent des voitures et des microphones pour crier : « Beekia, Beekia ». Le mot Beeka, d’origine italienne « Roba Vecchia », veut dire « old stuff », les « vieilleries ». Ce mot a été égyptianisé et est devenu beekia avec la même signification.

Les vendeurs ambulants suivent des cycles temporels. Certains métiers tels que les vendeurs de boisson apparaissent l’été, d’autres pendant le ramadan. Au fil de la journée, le passage des vendeurs ambulants suit aussi le rythme du temps et des besoins, au petit matin les vendeurs de lait et de journaux, en matinée les vendeurs de légumes et de fruits, etc.

Les Menadi يدانم : « les crieurs de microbus »

Les microbus sont l’un des modes de transport en commun très courant en Egypte. Ce système a été développé suite à une crise des transports en commun à la fin des années 1980, liée à la difficulté d’absorber les demandes croissantes de déplacement au sein de la mégapole. Ce mode se répartit entre le secteur privé et le secteur public : les véhicules eux-mêmes appartiennent à leur chauffeur ou à une société privée, mais le gouvernement intervient pour réglementer les stations de ces microbus au sein des espaces publics. Leurs chauffeurs constituent une microsociété avec un code social contrôlant le fonctionnement de ce mode de transport. Ainsi, dans la file d’attente, il est interdit à un chauffeur de prendre le tour d’un autre chauffeur. Dans les principales stations de microbus, ils bénéficient d’un service « nomade » de café ou de thé.

Au plan sensoriel, les stations de microbus constituent des micro ambiances au sein des espaces publics car leur mode de fonctionnement est principalement basé sur le son. A chaque microbus est lié un crieur qui appelle les gens en répétant les noms des destinations sur un rythme s’accélérant jusqu’au remplissage du microbus, soit quatorze sièges. L’ambiance produite est un brouhaha de cris et d’agitation corporelle répondant aux appels des crieurs, notamment pour les destinations les plus demandées telles que Ramsis, Tahrir ou Abbassya. Dès que le microbus est complet, il part ; le suivant prend sa place et le même processus recommence.

Au cours de son trajet, un microbus s’arrête aux autres stations quelques secondes s’il a encore de la place. Ce court arrêt oblige à une communication plus rapide entre le chauffeur et les clients afin de ne pas entraver la circulation. Un langage corporel s’est ainsi développé à base de signes faits par les mains, inspirés par la forme ou le nom des destinations.

Par exemple, au square d’Al-Houssari, le geste des mains en mouvement circulaire veut dire que le microbus va au rond point du Liban à Al-Mohandessin ; faire un V avec les doigts indique le septième arrondissement puisque le chiffre en arabe correspond à ce signe ; tandis que le V inversé signale le huitième arrondissement venant du chiffre (figure 18).

Figure 18 : Les gestes des mains pour identifier certaines destinations à la station d’Al-Houssary Le muezzin ةلاصلا نذؤم : « l’appel à la prière »

Le sonore sert également de rappel aux pratiques religieuses, avec l’appel à la prière. La personne chargée de l’appel est nommée al-muezzin. Par la présence de cette voix, le Caire se définit comme une ville arabo-islamique. L’appel à la prière est lancé cinq fois par jour, établissant de par son rythme régulier, une perception du temps rythmée comme par une horloge sonore.

L’appel à la prière est un phénomène sonore tellement habituel et intégré que les gens ne le commentent plus. Pourtant certains – notamment ceux qui voyagent à l’étranger - ressentent un

127

état de manque en l’absence de cette voix comme si le rythme régulier de l’appel avait structuré leur écoute. L’appel à la prière est un phénomène sonore très ancien qui remonte au prophète Mahomet. Le premier muezzin fût Belal Ben Rabah dont l’histoire dit qu’il avait une très belle voix. Au Caire, l’appel à la prière a été introduit lors de la conquête par Amr Ibn Al-As en 641 et de la construction de la mosquée qui porte son nom197.

Traditionnellement, l’appel à la prière possède une dimension esthétique, lançant des mélodies dans le paysage urbain. Les Occidentaux voyageant en Orient pendant la première moitié de XXe siècle ont été frappés par ce phénomène sonore qui monte petit à petit de

plusieurs minarets de la ville en recouvrant progressivement le paysage sonore, puis redescend progressivement jusqu’à disparaître : l’agitation de la ville se calme et le silence domine, les regards se lèvent vers le haut. Les moments créés par l’appel à la prière sont des moments de méditation où chacun se déconnecte de son entourage et de ses activités en répétant les mots de l’appel. À la voix de l’appel, font suite les réponses corporelles d’un mouvement en direction des mosquées.

Au cours des dernières décennies, l’appel à la prière a beaucoup perdu de ses qualités. D’abord, les mairies ne font plus attention à la qualité des voix des muezzins. Ensuite, l’utilisation d’amplificateurs poussés en intensité pour dominer le paysage sonore d’une ville déjà bruyante, change complètement la perception de l’appel par une voix agréable et paisible en une agression sonore. De plus, l’appel à la prière constitue un effet de proéminence couvrant l’ensemble du paysage sonore. Cette dominance apparaît nettement sur les deux prises de son effectuées dans une zone résidentielle calme de la ville d’Al-Réhab, avant et pendant l’appel à la prière (figures 19).

Figure 19a : Sonagramme enregistré dans une zone résidentielle. Le calme qui domine

le paysage sonore est accompagné de faibles voix d’enfants jouant dans la cour et de la conversation des gens.

Figure 19b : Au moment de l’appel à la prière dans la même zone résidentielle

Le Messahraty 198يتارحسملا : « le réveil public »

Il s’agit d’une personne qui passe dans les rues pour réveiller les personnes qui jeûnent pendant le mois du Ramadan. Il déambule avec un tambour et un bâton (Fig. 8), chantant une chanson qui répète les noms des enfants qui habitent les rues, pour réveiller les endormis et les inciter aux pratiques religieuses. Cette pratique remonte aux origines de l’islam. Cet héritage sonore des villes islamiques ajoutait une touche spirituelle et reliait ces villes par une coutume identique. Aujourd’hui ce personnage a quasiment disparu de tous les quartiers sauf des quartiers populaires.

«ميادلا دحو ميان اي ىحصا » « نمحرلا دحو ناسعن اي ىحصا» « Réveille-toi l’endormi et prie pour l’Eternel » « Réveille-toi le somnolent et prie pour le Miséricordieux »

Conclusion

Au cœur du chaos sonore dominant et identifiant le Caire, nous avons pu trouver des traces de logiques de fonctionnement sur lesquelles une vie sonore se construit. Les métiers décrits ne sont pas seulement le reflet de la pauvreté, du hasard ou de l’informalité mais au contraire chacun d’eux développe les conditions spatiales et temporelles indispensables à son déroulement et à son efficacité. Les espaces publics bruyants et les rues résidentielles calmes sont des cadres sono- spatiaux qui aident à l’émergence de certains phénomènes sonores.

L’étude des crieurs publics dévoile le rythme comme un acteur-clé : des règles temporelles précises contrôlent leurs apparitions dans le paysage sonore des quartiers. La combinaison de ces rythmes et de l’émergence continue de phénomènes crée un paysage sonore métabolique dans les espaces résidentiels des quartiers populaires. Certains habitants se disent dérangés par cette situation. Tandis que d’autres voient ce paysage comme une « musique populaire » jouée depuis toujours et composée de voix, de cris, d’instruments et de silence. Le silence prend ici une signification complètement différente du calme dominant les quartiers modernes. Comme dans la perception musicale, le silence peut ici devenir lourd, chargé par l’anticipation, l’imagination et le rythme.

Les petits métiers abordés ici témoignent d’inventions, de ruses, de luttes contre des conditions de vie difficiles. Ils construisent un réseau de relations interpersonnelles, un partage, une mémoire collective, une identité sonore, une cohésion humaine. Dans la perception des habitants, ces sons et leurs significations participent d’une culture sonore partagée et affirment la persistance d’un paysage sonore éphémère et fragile, inscrit dans l’histoire. Il s’agit bien là de l’héritage culturel sonore de la ville du Caire.

198Al-messahraty يتارحسملا. Le nom vient de l’arabe Al-sahar qui définit la période allant du soir tard jusqu’au lever du soleil. Le mot Al-messahraty signifie à la fois le métier et le moment où celui-ci s’exerce.

129

La régulation sociale des ambiances sonores dans les services de

Dans le document Soundspaces (Page 124-130)

Outline

Documents relatifs