• Aucun résultat trouvé

Désenchanter le sonore : quelques considérations sur les méandres inférieurs de l’écoute

Dans le document Soundspaces (Page 168-174)

Patrick Romieu

Qu’il soit chercheur ou simple curieux, celui qui s’intéresse aujourd’hui à la question sonore aborde un monde complexe et en apparence peu ordonné. Des rives de la nuisance malheureuse aux horizons hédonistes et esthétiques d’une écologie acoustique en quête de reconnaissance, en passant par l’univers des arts sonores apparemment émancipés de la tutelle musicale, le son, terme générique flou et peu significatif (Chion, 2002), se décline en de multiples versions et s’expose en de nombreuses pratiques. Les questions territoriales, autrefois domaines réservés de la géopolitique, ont de plus en plus tendance à se formuler en termes sensoriels et particulièrement sonores. Cette « sonorisation » des faits de société concerne les sentiments d’appartenance, les pratiques habitantes, la mémoire des lieux. Le fluide, l’atmosphérique, l’ambiantal s’immiscent dans les blocs durs qui ont longtemps fait office de balises tangiblesà l’expérience. Dans le même temps la notion de globalité, aujourd’hui évoquée dans toute analyse d’inspiration socio-politique, induit à tort ou à raison le sentiment du banal et de l’indifférencié. En ces remaniements inégaux quant à leurs importances et leurs conséquences où la préoccupation économique, sinon marchande, prédomine, le son, en dépit ou en raison de son faible pouvoir de faire sens sans équivoque, se présente à l’observateur comme le dénominateur commun de mondes, d’espaces sociaux au demeurant hétéroclites et souvent contradictoires. La critique savante restant vigilante, les travaux orientés vers une problématique sonore plus ou moins élaborée selon les cas se multiplient et commencent à exprimer leurs diversités. De fait, les disciplines traditionnellement vouées à l’étude des sons qui avaient suggéré, sinon imposé en leur temps des ordres de classifications, des hiérarchies, attribué des propriétés, ordonné des systèmes de validation et de croyance, se trouvent en difficulté pour rendre compte de cette anthroposonie émergente. Possibilité est maintenant donnée pour que la complexité de l’écoute problématise plus finement la question sonore en dépassant les postures erronées d’un face à face stérile entre l’homme et son environnement. Un dialogue s’engage entre les pratiques d’aménagement et la recherche. Il doit être l’occasion de formuler des postulats issus de la considération socio- anthropologique des milieux sonores.

Un ordre binaire

Notre découverte du monde sonnant n’a de cesse. D’une part parce que les ambiances se renouvellent en fonction de contextes très instables où les régimes d’action et les environnements n’expriment jamais le même milieu, d’autre part parce que certains agencements physiques ou symboliques expriment des tutelles de régulation dont la fonction est d’aplanir les fluctuations des milieux de vie et des irrégularités psychiques de chacun. Les ritualisations ont pour objectif une perception claire et non équivoque de la situation. C’est ainsi que sous certaines conditions les horizons d’un devenir imprévisible doivent être anticipés, aménagés. Et c’est en s’acquittant d’une ouverture et d’une clôture fermes que le partage du vécu acoustique devient alors possible. De tout temps et de tout lieu l’expérience musicale a ordonné ces procédés maintenant naturalisés.

Des domaines extra musicaux, tel le monde campanaire, illustrent à leur manière cet impératif perceptif. C’est également le principe de la fenêtre auditive (Chion, 2002, p.53), largement convoqué dans les balades d’écoute et les pédagogies qu’elles autorisent. A considérer ces digues perceptives on comprend dès lors plus facilement la fortune d’un terme tel que celui de paysage sonore, en vogue depuis plusieurs décennies. En effet, à défaut de se différencier, les expériences esthétiques du voir et de l’entendre s’articulent en une unité perceptive, quitte à amoindrir le « surgissant » du son, aux capacités de ravage et de débordement dont on tente de s’immuniser par le biais de nombreux dispositifs. Il y aurait à interroger les relations entretenues dans notre expérience sonore par ces processus complexes asservis au fonctionnement neural et les fluctuations indolentes, imprécises, de l’écoute flottante ordinaire. En effet une écoute « avertie » ou « préparée » se doit par principe d’éviter toute surprise préjudiciable à l’harmonie supposée et recherchée par le biais de cet agencement artificiel. S’il s’agit d’un principe méthodologique apparemment sensé, un examen attentif des rouages subtils de ce type de situation révèle un fond idéologique certain. En effet, en préparant le tri des sons purs et impurs, des sons supportables et insupportables, bienvenus ou malvenus, accordés ou désaccordés, les normes d’un acoustiquement correct244 s’imposent subrepticement bien au delà des contextes concrets

d’écoute, et ceci sous des allures d’évidence, ou pire encore, se déduisant raisonnablement de protocoles le plus souvent présentés comme experts et scientifiques. En de nombreuses occasions Jean-François Augoyard a souligné la répartition manichéenne du monde sonore. Bons et l méchants animent en effet le champ d’une idéologie acoustique sournoise et cette partition simpliste incline vers une réduction de climats acoustiques par ailleurs riches et complexes autour des figures élémentaires d’un gendarme du bruit et d’un voleur du silence, mais aussi, et de façon plus pernicieuse sans doute, d’un médecin et d’un malade. Et c’est sans conteste un peu rapidement que Muray Schafer (1977) a énoncé en son temps, du haut de son expertise, qu’un monde acoustiquement malade devait s’en remettre à un médecin musicien ! D’emblée et sans crier gare Schafer verrouille dés-lors des oreilles attentives qui ne demandaient qu’à s’ouvrir et repousse sans surprise la musique du côté de l’ordre et de l’harmonie. La supercherie se renforcera d’autant pour les cas où l’écoute décrétée avertie vise un dispositif ad hoc, banalement aménagé, si ce n’est aseptisé et sans grande chance de surprise acoustique.

Bien sûr les seuils d’entrée et de sortie perceptives aménagent l’écoute, l’orientent et contribuent à la mise en éveil d’une vigilance acoustique fine. Cette attitude, apparemment anodine ou de simple technique, se trouve de fait insérée en un vaste agencement anthropologique. En effet, l’oreille-sentinelle, ainsi ressuscitée pour un instant du fait de l’écoute vigilante d’un monde toutefois bordé d’innombrables réassurances, retrouvera sans peine sa fonction territorialisante, quelques uns de ses rites, ses tutelles protectrices et son découpage ségrégatif. L’auditif rejoue ici selon son mode propre de connaissance le geste de tracé de sillon de Romulus, engendrant l’espace et accouchant d’un site protecteur. Le réalisé et le réalisable, autrement dit le compris et le compréhensible, sont désormais assujettis à demeure du fait de cette opération symbolique. Dans le même temps le chaos (Deleuze et Guattari, 1980) est à percevoir comme espace de menace et se déploie en errance et ldélire245. Si l’on comprend sans

difficulté la prégnance de ce modèle anthropologique, on saisit de même que le son ne participe en réalité que très peu de cette répartition binaire. Les ondes acoustiques, nous le savons,

244Une mise en relation des postures acoustiquement correctes et d’un politiquement correct dominant s’impose. 245Etymologiquement « sortie du sillon creusé par l’araire ».

169

contournent ou traversent les obstacles et contribuent ainsi à asseoir la puissance anthropologique du sonore. Ce dernier n’assigne pas toujours, en dépit des désirs de puissance qu’il exacerbe, ne désigne que rarement, et encore de manière fort imprécise. L’espace sonore échappe la plupart du temps à une image géocentrique du monde (Sloterdijk, 2003, p.530), se déployant hors des repères établis par l’acuité visuelle. Il propose ainsi à l’évocation des horizons invisibles, des espaces sans confins apparents. Notre fond culturel regorge de ces figures errantes et sonores, telles les chasses aériennes fantomatiques de la tradition médiévale germanique, où l’espace sonore se déchire et se trace d’un vacarme épouvantable, exprimant un non habitable pur, un enfer d’où l’homme est exclu. Certaines expressions contemporaines de la problématique du bruit empruntent à ce socle anthropologique puissant de la ténèbre assourdissante. Nous voudrions insister sur le fait que les aménagements sonores aujourd’hui pensés, aussi différents soient-ils, ne peuvent ignorer ces figures profondes. S’il n’est pas question de renier la légitime aspiration contemporaine à une plus grande euphonie des espaces de vie il est dans le même temps nécessaire de considérer la complexité anthropologique présidant aux logiques de construction, de réhabilitation, d’installation ou encore de pédagogie du son. On ne peut certes que se réjouir d’une plus grande prise en compte de la question acoustique dans les projets collectifs, de l’émergence d’une écologie volontariste, de la multiplication des offres d’écoute de l’espace public, comme de la problématisation récente de la sonorité par les Sciences de l’Homme et de la Société. Mais il ne faut pas oublier pour autant que le son compose de tout temps l’environnement de l’homme et que la reliance anthroposonique ne date pas uniquement de la révolution industrielle, de l’apparition des nouvelles technologies, ou des exigences contemporaines de confort. Les cultures sonores, d’autant plus efficientes que mal identifiées, travaillent sous la ligne de flottaison des dispositifs d’action et d’échange de nos vies quotidiennes. En cela elles élaborent un espace dynamique disponible aux innombrables prises en charge, aussi bien discursives, symboliques, idéologiques, économiques.

Des écoutes intéressées

C’est ainsi que ce qui est visé par l’écoute - plus encore dans le cas d’écoute aménagée - mais aussi les types d’espace et de lieu sélectionnés pour cette écoute, représentent des options esthétiques aux effets souvent puissants. Des privilèges extra-acoustiques relatifs au statut et au caractère volontiers distingué de la source, faire valoir cumulés au fil du temps culturel, vont considérablement élargir les évocations sono-induites en les enrichissant de profils culturels secondaires. C’est ainsi que l’écoute préparée d’un objet campanaire patrimonial n’est pas reçu de la même manière que le bruissement d’une petite fontaine de village. L’écoute culturelle masque et colore de ses charmes l’écoute seulement analytique ou descriptive qui recherche quant à elle des qualités acoustiques telles que le timbre, le grain ou encore, en ajoutant un peu de complexité, les effets en relation avec l’espace tels que la réverbération ou l’ubiquité. La question importante est ici de discerner précisément les prétextes et les objectifs de l’écoute : se résume-t-elle à valoriser par l’intermédiaire de la perception acoustique des objets du monde valorisés par ailleurs ou apporte-t-elle des éléments de connaissance en relation avec la perception, la matière sonore ? On doit pouvoir distinguer stratèges et stratégies de séduction que le médium sonore flatte et dissimule avec une étonnante facilité. Les lieux les plus prestigieux de l’action sonnante, les

acteurs sonores les plus compétents246, la transparence acoustique des climats écoutés ne

constituent pas a priori des espaces heuristiquement ou pédagogiquement plus féconds que d’autres. Il ne faut pas oublier que l’écoute, comme la musique, n’expriment au final que des instants privilégiés de l’expérience de vie. Une attention auditive plus globale, quelle soit celle d’un site ou d’une situation singulière, se doit d’inclure des visées différentes, allant de l’écoute naturelle flottante - ce que Pierre Schaeffer indexait sous le terme de l’ouïr (Schaeffer, 1966) - à l’écoute experte la plus tendue. Comme pour toute approche concernant des faits de vie, place doit être laissée à la surprise, à l’étonnement, à l’ennui, à la colère. Une « auscultation » descriptive digne de ce nom et réellement disponible au devenir de l’écoute se doit d’intégrer la souplesse et la spontanéité du naturel, ses préjugés comme ses craintes. Désenchanter le sonore peut ainsi favoriser une attitude méthodologique globale qui n’interdira sûrement pas, lorsque le désir ou l’opportunité de la vie le proposeront, de restituer à l’oreille les enrichissements qui peuvent la satisfaire. Toutefois la posture préconisée, on l’aura compris, est ici plus phénoménologique que culturelle.

Le son va rarement seul

Le perçu détaillé d’un climat sonore s’impose par dépassement de la considération des sources comme par dépassement de la seule modalité acoustique. Le sentiment atmosphérique ajoute à la simple discrimination des objets sensibles et sensibilisants en proposant une esquisse imparfaite plutôt qu’un plan ou une configuration tangible des sources ou des lieux. Accéder à l’ambiant constitue d’une certaine manière un luxe, un relâchement de la vigilance archaïque au profit d’instants plus esthétiques ou euphoriques. Nous supposons que l’accès au sentiment atmosphérique est le plus souvent une conquête établie sur la perception de survie, ou tout au moins, un perçu plus complexe que la réponse réflexe à un signal d’alarme. Ce n’est qu’après l’âpreté et l’inhumanité du combat que Blaise Cendrars, soldat poète au front de la Grande Guerre, peut s’offrir le luxe de ce qu’il nomme joliment une « rêverie auriculaire » nocturne, élaborée à partir des bruits lointains du bombardement et colorée par intermittence des effets lumineux de la « lourde »247. En ce cas la sous-détermination sémantique du sonore glisse du

handicap à l’agrément en se trouvant éventuellement renforcée d’un rythme visuel. L’identification des flux où des différences perceptives entre sources s’estompent est indispensable à la posture d’analyse des ambiances alors que dans le mode vécu de l’expérience vive, plus ces nuances tendent vers l’imperceptible ou le mélange, plus le ressenti semble s’assouplir et l’atmosphère devenir transparente. Ainsi, s’intégrer dans un climat donné, autrement dit l’accepter, revient à s’affranchir des assurances ordinaires de la perception afin d’accueillir sans difficulté la possibilité de nouveaux agencements dont la part d’imprévisibilité s’accepte. Or ce lâcher prise spécifique à l’instant ambiant, vécu sur un mode essentiellement infra-rationnel et subsymbolique, se trouve doté par le chercheur de conséquences épistémologiques et méthodologiques d’importance : la prise en compte de la multimodalité sensorielle s’affiche comme un atout essentiel et déterminant de l’anthropologie sonore.

246Le musicien, par définition expert dans l’art sonore, se pose souvent comme le seul acteur légitime du monde acoustique.

171

En deçà des catégorisations

Nous remarquerons que dans les milieux préoccupés à titre professionnel de la question sonore le terme d’ambiance est moins usité que celui de paysage. Ambiance et atmosphère induisent en effet un impressionnisme de mauvais aloi. Le terme de paysage, de son côté, est validé de longue date. Nombre de ses motifs participent du fond culturel commun et son ancrage perceptif dans le champ visuel lui octroie une quasi évidence positive. Il compte par ailleurs son histoire, ses artistes, ses spécialistes. Enfin les idées de déprise et de flou cognitif, accompagnant les notions d’ambiance et d’atmosphère, invitent à déconsidérer la relation du son à sa source au profit d’une attention portée à ses capacités de production d’espace. Et ce n’est pas tant la difficulté à concevoir, à faire admettre ou à enseigner le parcours acoustique en ces dimensions socio-anthropologiques qui pose problème, qu’un possible déclassement vécu de sources souvent identifiées, nous l’avons vu, comme nobles et rares. Comme si le son pur de l’objet unique, s’échappant de sa noble et tangible prison, s’encanaillait des mauvaises rencontres du milieu ! Qui pourrait contester le fait que nombre de situations sonores se trouvent encore trop souvent évoquées selon les principes d’une sorte d’individualisme méthodologique des objets et sources sonores, comme enfermées dans ce que Michel Chion (2002, p. 99-131) a appelé le cordon causal ? Comment ne pas voir que les relations de cause à effet se trouvent trop souvent renversées au bénéfice d’une approche naturaliste et que la complexité des situations sonores - qu’il faut affronter et déconstruire patiemment par la recherche - s’effacent trop souvent sous la fausse évidence des préjugés et des concepts naturalistes.

Conclusion

Toute forme d’expressivité, toute écriture participe du désir de capture. Capture de signes dont on espère qu’ils feront sens sous certaines conditions. Tel est le piège que rencontre celui qui s’intéresse, pour une raison ou une autre, à la chose sonore d’aujourd’hui. Les espaces de la vie ordinaire sont parcourus de cette injonction sémantique et les dérives sont précisément identifiées et balisées. Hors musique, le monde sonore - qui n’est donc pas nécessairement joué mais partiellement écouté et interprété - se trouve dans la difficile situation d’être soit surdéterminé par des concepts et des descripteurs venus de nombreux horizons où la musique tient encore fermement position, soit sous-déterminé et rejeté dans le non sens, le hors sillon délirant. Les velléités de capture que les possibilités d’enregistrement contemporaines ont démultipliées contribuent toutes à leur manière à l’illusion du maintien d’un minimum signifiant du sonore. On supposera toujours en effet un intérêt, même minime, et donc un sens, même infime, à ce geste de capture, qui se trouve par ailleurs gratifié de toute une échelle de compétences. Toutefois la relation de sens entre le son et ses geôliers occasionnels est bien antérieure à la technologie et s’inscrit en profondeur dans l’histoire des hommes. Elle est dispersée, hétéroclite. Cette archéologie difficile participe de la compréhension du sonore. A ce titre elle est indispensable. S’en est peut-être la face lumineuse, qui sera ordonnée plus tard dans du sens et dès lors apte à la dispute. Et il y a enfin la part du « chut ! », de la chute, part réfractaire du son qui n’est ni silence ni déchet, mais autre chose, peut-être la « part maudite »248. Si l’on ne

peut la nommer on peut l’entendre et en tout cas la supposer. Sous quelles conditions ? Comment préside-t-elle à l’agencement des dispositifs sonores que nous sommes en mesure de nous

proposer et de nous imposer ? Cela peut être une direction de recherche. Par définition, celui qui prête son oreille est modeste. Il n’a que faire de grands mots.

173

Pour une approche du paysage sonore par analogie au visuel – si le son

Dans le document Soundspaces (Page 168-174)

Outline

Documents relatifs