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Partie I :

4.1. Sources d'immersion

4.1.1 Environnement interactif sonore et en 3D temps réel : extension du corps dans un monde virtuel

Le premier facteur créant l'immersion dans les jeux de rôle en ligne est l'environnement interactif sonore et en 3D temps réel dont ces jeux disposent. Ce facteur est commun aux applications de réalité virtuelle, aux mondes virtuels et à l'ensemble des jeux vidéo en 3D temps réel.

L'utilisateur a la sensation de se déplacer en contrôlant la caméra qui explore le monde virtuel 3D. C'est le contrôle du point de vue qui permet de s'immerger dans l'espace virtuel. Il est important de noter ici la notion d'espace. D'un point de vue cognitif, la 3D temps réel – à l'instar de l'image stéréoscopique – permet de percevoir l'espace, grâce au mouvement de la caméra dirigée par l'utilisateur117. Ces univers sont ainsi conçus comme des espaces que les joueurs doivent pouvoir habiter.

L'environnement est également sonore. Suivant la complexité des univers on trouve de multiples détails sonores : bruits de pas, de l'eau, d'un mécanisme, musique d'ambiance, etc.

qui ajoutent de la matière et modifient largement la perception de l'environnement. Il est à noter que les sons, contrairement aux musiques, sont généralement localisés en 3D. La version la plus simple de cette spatialisation sonore est réalisée par l'augmentation du volume quand l'utilisateur se rapproche de la source sonore.

Pour la réalité virtuelle et les jeux vidéo, l'immersion correspond à l'isolement de l’utilisateur du monde réel, en lui délivrant une information riche, multi-sensorielle et cohérente, en accord avec les définitions de Mel Slater118 et du Traité de la Réalité Virtuelle119.

Un autre facteur important concerne l'interactivité. L'interaction offerte par ces environnements est importante pour les jeux de rôle en ligne, car elle permet d'accéder au gameplay, c'est-à-dire aux mécanismes ludiques. Elle n'en est cependant pas moins importante pour les autres applications. C'est dans l'interactivité que la 3D temps réel prend tout son sens :

Il est naturel pour l’homme de s’échapper de la réalité quotidienne pour différentes raisons (artistiques, culturelles ou professionnelles). L’évolution des techniques aidant, l’homme a pu satisfaire ce besoin par des représentations principalement visuelles ou sonores, mais figées du monde. Figées dans le sens où l’utilisateur ne peut observer la représentation qu’en spectateur, que ce soit une peinture, une photographie, un film d’images réelles ou d’images de synthèse. La réalité virtuelle lui offre une dimension supplémentaire en lui procurant un environnement virtuel dans lequel il devient acteur. Que le lecteur ne s’y méprenne pas, la nouveauté n’est pas dans la création d’environnements virtuels plus performants dans leur représentation, mais bien dans la possibilité de pouvoir «agir virtuellement» dans un monde artificiel (ou «interagir», vu sous un angle plus technique).120

117 François Garnier, « Emergence of a space medium : Aesthetic and technical study of spatial perception in virtual reality », in VRIC 2011 proceedings (présenté à 13th Virtual Reality International Conference, Laval, France, 2011).

118 Mel Slater, « A Note on Presence Terminology », Presence-Connect 3, no 3 (2003).

119 Philippe Fuchs, Alain Berthoz, et Jean-Louis Vercher, « Introduction à la réalité virtuelle », in Le traité de la réalité virtuelle : Volume 1, L’homme et l’environnement virtuel, vol. 1, 4 vol. (Paris: Presses de l’Ecole des Mines, 2006), 3-21., p. 310 et suivantes.

120 Ibid., p. 3.

Si les composants de base de ces environnements (applications de réalité virtuelle, jeux vidéo, jeux de rôle en ligne) sont très proches, ce qui différencie les jeux de rôle en ligne des autres supports se trouve dans l'accès à l'interactivité. Les applications de réalité virtuelle utilisent des interfaces physiques généralement complexes, mais proches du corps humain, elles sont dites « pseudo naturelles », comme les SAS Cube, les gants de données, les interfaces à retour d'efforts. À l'intérieur des applications, les interfaces logicielles sont souvent inexistantes. Les jeux vidéo proposent, quant à eux, des périphériques variés pour accéder aux jeux : Wiimote, joystick, pad, volant, etc. Les interfaces logicielles sont beaucoup plus importantes et diversifiées.

Le parti pris des jeux de rôle en ligne est en revanche la standardisation de l'interface : des contrôleurs simples : un clavier et une souris, avec des contrôles normalisés, accompagnés d'une interface graphique complexe, mais presque toujours identique d'un jeu à l'autre121. Ces interfaces étant déjà très bien connues des joueurs, l'accès à l'interaction se fait de manière tout aussi naturelle qu'avec les interfaces de réalité virtuelle. Du fait de l'entraînement, un joueur expérimenté sera d'ailleurs bien plus à l'aise avec ce type de contrôle qu'avec les interfaces pseudo-naturelles, qui demandent toujours un minimum d'apprentissage.

Alain Berthoz explique ainsi qu'une fois un apprentissage terminé, le cortex préfrontal est libéré pour d'autres tâches :

« Lors de l'apprentissage, nous mettons en œuvre le cortex préfrontal. Puis, lorsque nous avons appris une série complexe de gestes, ce cortex est libéré et le mouvement devient automatique. (...) En quoi est-ce une simplification ? Parce qu'un cortex préfrontal libéré est susceptible d'établir des liens nouveaux, de prendre des décisions, de combiner des informations multiples sur la valeur des choix possibles, d'arbitrer des conflits, d'inhiber des comportements, de faire des opérations logiques, de participer aux fonctions dites exécutives. »122

Ainsi, le fait d'utiliser une interface déjà connue permet au joueur de porter son attention sur le contenu du jeu plutôt que sur la prise en main de l'interface. Cette standardisation permet donc au joueur de jeu de rôle en ligne d'interagir naturellement dans l'environnement de jeu, ce qui est particulièrement important pour l'immersion.

L'immersion des jeux de rôle en ligne est donc inscrite dans un espace visuel et sonore dans lequel les joueurs expérimentés peuvent naviguer de manière qui peut être qualifiée de transparente.

121 Voir à ce sujet l'anecdote décrite p. 61.

122 Alain Berthoz, La simplexité (Odile Jacob, 2009)., p. 45.

4.1.2 Fiction

On l'a vu, les jeux de rôle en ligne, sont des univers de fictions. La fiction, quel que soit son support – film, roman, etc. – a un pouvoir immersif extrêmement important. L'immersion, ici, signifie que le spectateur est coupé du monde réel par la concentration sur l'univers de fiction, chaque support offrant une expérience de fiction différente.

Les jeux de rôle en ligne offrent une expérience mixte entre fiction vidéo ludique et fiction de jeu de rôle sur table.

Dans le métro ou dans le train, on voit souvent des lecteurs complètement absorbés dans leur roman, parfaitement immergé dans l'histoire et isolé de l'extérieur. Dans les jeux de rôle en ligne, il y a de nombreux éléments en plus de la fiction et rares sont les joueurs à être tenus en haleine par l'histoire au point d'en être coupés du monde. Les scénarios de fiction proposés sont en fait étalés sur de très longues durées, ce qui dilue largement la tension narrative. Le scénario est rarement très original, car souvent standardisé : il faut plaire à des milliers de personnes d'âge, culture et genre différents, la plupart du temps en suivant l’œuvre d'un auteur connu. Ainsi, la fiction proposée sert plus de toile de fond et de justification aux actions ludiques des joueurs qu'à les immerger dans une histoire passionnante.

Les joueurs peuvent néanmoins expérimenter une immersion très importante dans la fiction du jeu. Par rapport aux fictions classiques, dans les jeux de rôle en ligne, on est en effet dans un monde qui fonctionne et où le spectateur agit.

Il existe deux modalités principales à l'immersion fictionnelle dans les jeux de rôle en ligne : quand le joueur devient simple spectateur et quand il participe à l'écriture d'une histoire en train de se jouer.

La première modalité d'expérience fictionnelle se présente quand le joueur est passif, dans les phases de fiction pré-écrites et scriptées où le joueur n'a aucune prise sur le jeu ou encore quand il est spectateur des vidéos qui ponctuent parfois le jeu. C'est une expérience proche de celle du spectateur de télévision ou de cinéma, sans être identique toutefois. D'une part, le joueur se trouve seul devant son ordinateur, arrêté après une phase d'action, d'autre part, ce qu'il regarde n'est pas neutre, c'est la conséquence – automatisée – de ses actions.

L'autre modalité d'immersion fictionnelle dans les jeux de rôle en ligne émerge quand les joueurs créent leur propre histoire, soit en scénarisant une phase d'action de jeu, comme on

l'a vu pour Eve Online123, soit quand ils créent eux-mêmes un véritable scénario, à travers le roleplay124.

Ces deux formes de narration portées par les joueurs sont possibles d'une part parce qu'il s'agit d'univers interactifs et donc ouverts, d'autre part grâce à la présence de la communauté des autres joueurs qui rendent l'histoire vécue unique tout autant qu'ils constituent les spectateurs de cette fiction interactive.

4.1.3 Jeu

Il n'est pas rare de voir des joueurs de cartes ou d'échecs si concentrés qu'ils s'isolent entièrement de leur environnement. À propos de cette concentration liée aux jeux en général, Caillois125 comme Huizinga126 parlent d'absorption plutôt que d'immersion. En effet, si cette concentration isole bien du monde réel, elle ne transporte pas pour autant le joueur dans un autre monde.

De ce fait, dans les jeux traditionnels, la très grande mobilisation des ressources cognitives ne va pas forcément de pair avec immersion. Dans les jeux vidéo et les jeux de rôle en ligne, en revanche, cette concentration se fait sur un univers de fiction partagé. Ainsi, la concentration n'est pas ici un repli sur soi, car il faut, d'une part, être attentif à l'environnement et aux autres joueurs dans le contexte du jeu et, d'autre part, se transporter intellectuellement dans l'univers du jeu.

Pour conclure, on peut dire que les jeux de rôle en ligne, qui sont des fictions ludiques prenant place dans des environnements interactifs en 3D temps réel, disposent déjà de trois sources d'immersion très puissantes.