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Partie I :

1.1. Présentation générale de Delta Lyrae 6

1.1.1 Buts du projet

À l'origine de ce Delta Lyrae 6, se trouvait l'hypothèse qu'il était possible de créer seul un jeu de rôle en ligne. Cela devait tout d'abord permettre de révéler un certain nombre d'enjeux essentiels du processus de création de ces jeux, mal connus du monde académique. Il s'agissait aussi de profiter de l'absence de contraintes financières pour créer un jeu d'auteur, plus original, plus innovant et aussi plus proche de la complexité des jeux de rôle sur table et des GN actuels. En effet, si les jeux de rôle sur table ont bien évolué depuis leurs débuts et sont passés du simple « porte-montre-trésor » à l'intrigue politique, les jeux de rôle en ligne, en revanche, ont pris la voie inverse.

Ce projet soulevait de nombreuses questions. La première hypothèse, tout d'abord, – la possibilité de créer seul un jeu de rôle en ligne – ne semblait pas évidente. La réalisation d'un

jeu de rôle en ligne en 3D et à univers persistant est en effet particulièrement complexe, du fait de la nature même de ces jeux. Des studios de développement de jeux vidéo même aguerris ont été confrontés à de graves difficultés dans la réalisation de ceux-ci, qui ont parfois mené à l'abandon de ces projets.240

Il ne s'agissait cependant pas tout à fait de créer ce jeu entièrement seule, et en tous cas pas à partir de rien241. Il s'agissait plutôt d'indépendance de création : je souhaitais créer un jeu de rôle en ligne d'auteur.

Je souhaitais initialement créer un jeu de rôle en ligne adapté au roleplay et qui proposerait une expérience esthétique originale. Les jeux de rôle en ligne s'éloignent de plus en plus de la pratique du roleplay, pourtant créative en elle-même et à l'origine de nombreuses créations. D'après moi, cet éloignement n'est pas lié à une disparition de l'intérêt pour cette pratique ni à des problèmes techniques. J'ai émis l'hypothèse que la raison principale de cet éloignement était principalement d'ordre économique : les joueurs pratiquant le roleplay étant minoritaires, les sociétés commerciales n'avaient pas intérêt particulier à proposer un contenu qui leur soit spécialement dédié.

En se plaçant dans un contexte de création expérimentale, il était probablement possible de réaliser un jeu de rôle en ligne adapté au roleplay. Certes pas un jeu commercialisable, mais cependant jouable et surtout susceptible de démontrer les potentialités de création liées à cette pratique.

Plus tard, au cours du développement du jeu, la question du roleplay prit forme autour d'un élément très important des jeux de rôle traditionnels mais manquant dans les jeux de rôle en ligne : le maître du jeu, humain242. Il s'agissait donc, au travers du projet, d'identifier ce que pourrait apporter la présence d'un être humain comme maître du jeu et d'étudier comment mettre en place cette fonctionnalité dans un jeu de rôle en ligne.

En outre, l'expérience esthétique proposée par les jeux de rôle en ligne tend à la standardisation, ce qui me semble être encore une fois lié à des raisons économiques. Dans ce cas cependant, la standardisation a aussi conduit à la création d'un langage commun et d'une communauté de joueurs avec une culture partagée. Il s'agissait donc de voir à travers ce projet

240 On peut par exemple citer Age of Conan pour Funcom, Warhammer Online pour Mythic et Leelh pour 3dduo.

241 Pour le réaliser, j'envisageais dès le départ l'utilisation d'un moteur de jeu.

242 Voir à ce sujet la description du fonctionnement d'un jeu de rôle sur table, Partie I : Jeux de rôle en ligne persistants et en 3D, origines et caractéristiques, 1.2.1 Contexte, p. 31.

s'il était possible de mettre en place une expérience esthétique différente mais respectant cette culture partagée, et si cela pouvait fonctionner et plaire aux joueurs. Je pensais utiliser pour cela des graphismes expressifs, qui me semblaient intéressants en terme d'immersion et de liberté de création, plutôt que de rester dans la traditionnelle opposition entre image réaliste et image de bande dessinée.

En créant le jeu, mes buts initiaux n'ont pas disparu, mais ils ont donc évolué vers une autre idée qui a, à son tour, guidé ma création : remettre l'humain au centre du jeu. Il s'agit ici surtout d'humain considéré comme un être unique, social, doué d'imagination, de créativité et imprévisible.

Dans son ouvrage Jeux de rôle, Les forges de la fiction243, Olivier Caïra fait remarquer que :

« Dans un jeu informatique, les personnages pourraient interagir avec leur environnement virtuel...

dans les limites que prévoit le logiciel. Le principe du jeu de rôle sur table est de laisser ouvert l'éventail des actions possibles. »244

S'il est vrai que les anciens jeux de rôle informatiques solos étaient très peu ouverts, en revanche, les jeux de rôle en ligne sont multi-utilisateurs et nous disposons aujourd'hui de nombreuses technologies pour permettre aux utilisateurs non experts de créer et de partager des contenus sur supports numériques245.

Je ne crois donc pas que l'aspect numérique des jeux de rôle en ligne soit synonyme de privation de liberté et de limitation de créativité. Mais il faut cependant admettre qu'il y a encore beaucoup de progrès possibles dans ce domaine.

Pour permettre la création d'un jeu de rôle en ligne d'auteur Il s'agit tout d'abord de donner une place à l'humain-créateur-initial. Souvent effacée par la taille des équipes et le peu de marge laissée par le marketing et les investisseurs, la trace des créateurs de jeux de rôle en ligne est en effet invisible ou presque, du point de vue des joueurs, alors que ce n'est pas forcément le cas pour les jeux vidéo traditionnels.

Jean Lancri écrit que notre altérité et notre doute se retrouvent dans les œuvres que l'on crée246. Dans les jeux de rôle en ligne, les traces qui ont pu être laissées par les auteurs sont

243 Olivier Caïra, Jeux de rôle : Les forges de la fiction (Paris: CNRS, 2007).

244 Ibid, p. 6.

245 Voir par exemple le Web dit « 2.0 ».

246 Jean Lancri, « Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi ? », in Pratiques artistiques et pratiques de recherche (L’Harmattan, 2007).

souvent difficilement différentiables des problèmes techniques (bugs, contraintes du support, etc.), aux yeux des joueurs. À travers Delta Lyrae 6, j'ai donc souhaité rendre visible ma part de création, afin de proposer une œuvre plus personnelle.

Ensuite, il s'agissait de remettre l'humain-joueur au centre du jeu. En effet, les joueurs sont particulièrement importants dans les jeux de rôle en ligne, et pourtant leur empreinte est souvent réduite au minimum, pour des raisons légales, techniques et économiques. Pour une entreprise, laisser aux joueurs la liberté de créer vraiment à l'intérieur du jeu nécessite de partager des droits d'auteurs, de risquer des atteintes à l'image du jeu, ou encore d’être confronté à des problèmes juridiques de responsabilités en cas d'infraction de la part des joueurs. Pour ces raisons, la création des joueurs est largement limitée, malgré les possibilités existantes. C'est pourquoi les joueurs mettent en place des systèmes pour contourner cette carence, en créant autour et en détournant les systèmes de jeu, comme on l'a vu dans la Partie III. Dans le cadre d'un jeu de rôle en ligne expérimental et à but non lucratif, les enjeux étant différents, il est en revanche possible de donner une place importante à la co-création.

C'est en donnant de la place aux joueurs, en leur proposant d'avoir un impact sur la narration et le monde du jeu que les jeux de rôle en ligne donnent le meilleur d'eux-mêmes.

J'ai donc essayé à travers mon projet de leur offrir une place importante, sans que cela ne soit une contrainte qui m'oblige à m'effacer : je crois que ces mondes de synthèse sont assez vastes pour permettre aux joueurs et aux créateurs de s'exprimer dans les jeux de rôle en ligne.