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Notre connaissance du passé repose sur des sources primaires et des sources se- condaires. Les sources primaires sont produites dans le temps de l’histoire alors que les sources secondaires interprètent et synthétisent a posteriori les faits historiques, en s’appuyant sur la mémoire des individus ou sur des sources primaires. Parmi les sources primaires, certaines sont des transcriptions d’événements – journaux, chro- niques, témoignages. . . – et sont qualifiées de sources narratives. D’autres sont des traces laissées à l’occasion d’activités diverses mais n’ayant pas pour vocation pre- mière de raconter l’histoire. Ces sources, qualifiées de documentaires, donnent un reflet brut de l’état et de l’évolution des choses à l’époque où elles ont été produites. À l’opposé, les sources narratives ont comme défaut de reposer sur l’interprétation d’un auteur toujours subjectif.

Les approches modernes, « scientifiques » au sens qu’elles s’appuient sur des éléments objectifs, tendent donc à partir des sources documentaires pour avoir ce reflet fidèle d’une époque et éclairer d’un jour nouveau les questions historiques. L’enjeu est alors de trouver les sources documentaires les plus pertinentes possibles et d’analyser de manière critique leur authenticité, leur véracité et leur significa- tion. À ce titre, les archives sont intéressantes. Cependant, leur fidélité peut être compromise si l’archivage n’est pas exhaustif et reflète une sélection effectuée à l’époque ou au décours, suivant l’intérêt intellectuel ou culturel supposé. Du point de vue historiographique, la source documentaire idéale est un système d’archives sans sélection délibérée. Les archives métier sont donc intéressantes. Jouant le rôle de mémoire vive pour une catégorie d’utilisateurs lorsqu’ils remplissent une tâche à une époque donnée, elles constituent plus tard une mémoire morte conservant trace des choses du passé telles qu’elles se faisaient effectivement.

Une des raisons alléguée par le conseil d’administration en faveur de la création du registre des cas du New-York Hospital en 1805 est la suivante (cité par Engle, 1991) :

tive to the medical pupil and at a future day may be considered as a valuable record of the practice of this time. »

En effet, l’observation médicale est une trace écrite de la façon dont le médecin perçoit et interprète les problèmes de santé posés par ses patients. Par ailleurs – et même quand le médecin cherche à l’éviter – l’observation reflète une interac- tion avec le malade et révèle la nature de leur relation. Malgré le bruit de fond que constitue la variabilité liée aux personnes et aux accointances particulières, la forme et le contenu des observations témoignent des croyances partagées et des in- fluences socioculturelles auxquelles les médecins sont soumis. Parmi les sources documentaires qui donnent accès aux conceptions et aux pratiques médicales d’une époque, les observations médicales sont donc les plus proches de la réalité quo- tidienne. Elles donnent à voir des éléments qui dépassent le contexte scientifique et des conceptions médicales défendues par l’université, dont les ouvrages et les publications académiques sont le reflet.

Risse et Warner (1992) donnent des exemples de connaissances très variées éta- blies par l’étude d’observations médicales. Ainsi, le discours du malade retrans- crit verbatim dans les observations hospitalières du XIXe siècle donne accès aux

croyances des malades à travers l’interprétation qu’ils font de leurs symptômes. À cette époque, les médecins n’hésitent pas à porter un jugement écrit sur leurs ma- lades, dépassant largement le problème de santé posé et révélant le regard posé par les élites sur les petites gens qui forment le recrutement des hôpitaux. Par ailleurs, l’observation médicale témoigne en filigrane du fonctionnement hospitalier et du mode de prise en charge des malades43. Toutes les enquêtes présentées par Risse et

Warner relèvent d’un travail d’historiographie complexe, nécessitant de replacer les écrits dans leur contexte local et global.

Mais les observations constituent un matériel empirique permettant surtout de vérifier les conceptions et les pratiques médicales effectives à une époque. En effet, les connaissances scientifiquement établies ne s’imposent pas toujours en pratique, et encore plus rarement de façon immédiate. La littérature scientifique est donc un reflet déformé – par anticipation – de la médecine telle qu’elle se pratique au quotidien. L’étude des observations peut alors fournir des réponses impossibles à trouver ailleurs, par exemple sur des questions de pratique sémiologique (à partir de

43. Cela est vrai, plus généralement, du dossier hospitalier des malades. Berg et Bowker (1997, p. 526-7) montrent par exemple que la place centrale occupée par l’observation médicale au sein du dossier patient en dit long sur la hiérarchie symbolique des corps de métier à l’hôpital, car les autres professionnels de santé n’y laissent jamais de trace et doivent créer leur propre observation pour gagner en légitimité.

quand l’examen de la langue a-t-il cessé d’être populaire ?) ou thérapeutique (quand la saignée a-t-elle réellement cessé d’être pratiquée ?).

L’observation peut également témoigner des conceptions et des pratiques médi- cales non pas d’un autre temps, mais d’une autre culture. Des travaux de sociologie ou d’anthropologie culturelle ont étudié l’observation du patient comme reflet et instrument d’un autre mode d’approche clinique. Ainsi, Street (2011) montre que l’observation des malades en Papouasie-Nouvelle Guinée n’est pas structurée vers l’obtention d’un diagnostic. Premièrement, les ressources humaines et technolo- giques font défaut pour obtenir une certitude diagnostique. Deuxièmement, la cer- titude diagnostique réduit l’éventail des interventions envisageables. A contrario, l’absence de clôture diagnostique est un moyen pragmatique de conserver grand ouvert le champ des actions possibles et de pouvoir proposer un autre traitement en cas d’évolution non favorable. Un diagnostic présomptif finit par être retenu, mais seulement à la sortie ou au décès du patient et à des fins statistiques.

Les difficultés d’archivage compromettent l’utilisation des observations médi- cales comme sources de l’histoire. Un archivage conforme aux durées réglemen- taires pose déjà de nombreux problèmes de ressources et d’organisation, qui seraient encore majorés s’il fallait conserver les observations à titre de documentation histo- rique. Nicol et Sheppard (1985) envisagent deux solutions alternatives à l’archivage in extenso des observations sur papier : un archivage sélectif ou la numérisation. Lorsque la première solution est retenue, la question des modalités idéales d’échan- tillonnage se posent : aléatoire, par quotas, par convenance. . . Ces problèmes pour- raient sembler résolus par les observations informatisées. L’expérience nous invite toutefois à la prudence. Au moins deux problèmes sont susceptibles de compro- mettre la pérennité de l’archivage numérique : la perte ou la corruption des données et l’évolution des formats numériques.