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PREMIÈRE PARTIE Purification

LES NOTIONS DE VRAI SELF ET DE FAUX SELF KEATINGNIENS À L’ÉPREUVE DES OBSERVATIONS DE WINNICOTT

2.2 Compatibilité du faux self keatingnien avec la pensée de Winnicott

2.2.2 Soumission du faux self

Les cas précédemment décrits illustrent une séparation entre l’esprit et le soma, et vient appuyer le concept de faux self keatingnien. Rappelons qu’avec sa programmation émo- tionnelle inconsciente basée sur un système de fausses valeurs et d’idées préconçues, le faux self keatingnien se réfère à une culture et à des groupes d’appartenance auxquels l’individu peut se suridentifier et conséquemment se soumettre. Keating écrit:

Given the prepackaged values firmly entrenched from early childhood, the arising of mental egoic consciousness at about the age of reason finds us un- free to reevaluate our enormous emotional and social investment in prerational attitudes. Thus we use our newfound intellectual powers to rationalize, justify, and even glorify our emotional programs and the false values of the culture267.

266 Ibid., p. 150. [p. 128.]

D’après l’auteur, le système de valeurs de notre milieu de vie ou de tout autre groupe d’appartenance, s’est solidement ancré en nous depuis l’enfance, et vers l’âge de raison qu’il situe autour de 12 à 13 ans, nous accédons à une phase correspondant à l’ère de la conscience mentale égoïque du modèle d’évolution de l’humanité de K. Wilber. Nous sommes alors inconsciemment influencés pour développer une argumentation rationnelle afin de défendre ce système de valeurs.

Nous référerons principalement au texte : « Ego Distortion in terms of True and False Self » (1960), pour montrer que le caractère soumis du faux self keatingnien trouve un appui ferme chez Winnicott. En effet, lorsque l’environnement de l’enfant n’est pas suffisam- ment bon, la distorsion précoce du moi en fonction du caractère soumis du faux self qui correspond aux programmations émotionnelles dont parle Keating, se développe en même temps que le moi subit l’influence du système de valeurs, c’est-à-dire très tôt. Notre psy- chanalyste affirme que c’est dans une activité initiale de base, par exemple la nutrition, qu’une communication élémentaire débute si la mère est suffisamment bonne. Alors, l’enfant peut commencer à établir des liens entre un objet partiel maternel (sein maternel, lait) qui apporte un bien-être, et ses gestes d’omnipotence (agitation, pleurs). C’est là le fondement de la formation symbolique menant à l’apprentissage du langage. Par la suite, la mère ne doit pas être trop bonne, mais seulement suffisamment bonne afin que le bébé ne reste pas fusionné à elle et développe son autonomie. Pour entretenir un vrai dialogue, il faut que les réponses de la mère présentent graduellement de petites nouveautés ou dif- ficultés. Alors, l’enfant pourra renoncer progressivement à son omnipotence et entrer dans le monde des symboles par mémorisation d’associations entre gestes et réponses d’un environnement de plus en plus élargi. Par contre, si les gestes de la mère sont effectués trop froidement et de façon trop désordonnée dès les débuts, sans aucun intérêt pour éta- blir une communication même rudimentaire avec l’enfant, la formation symbolique est bloquée. Le processus qui permet au bébé de commencer à utiliser des symboles ne se met pas en marche ou s’arrête, puisque les gestes spontanés du bébé ne reçoivent pas de ré- ponses suffisamment fidèles et régulières permettant la formation d’un noyau sur lequel bâtir l’apprentissage du langage. L’enfant subit un isolement mortifère du fait de ne pou- voir se relier à des objets externes. Le bébé, dans cette situation, en vient à être attiré à l’écart de ses propres pulsions. Son moi subit une distorsion face aux exigences de la

mère, et il priorise une attitude de soumission favorisant la construction progressive d’une personnalité non reliée au vrai self. Si le besoin d’amorcer un vrai dialogue n’est pas satis- fait suffisamment par la mère, l’enfant introjecte* les modèles de personnalité qui occu- pent le premier plan de son environnement et auxquels il s’identifie, mais qui ne corres- pondent pas vraiment au noyau de son self. Le faux self en se soumettant aux exigences de l’environnement remplit quand même, d’après Winnicott, une fonction positive très importante : dissimuler le vrai self. Dans les cas extrêmes, la spontanéité n’est même pas observable dans le comportement de l’enfant qui s’est spécialisé en imitation soumise. Dans les cas moins accentués, une faible vie personnelle est parfois notable. En effet, la mère qui n’est pas suffisamment bonne ne prend pas assez le temps de jouer avec son bé- bé et ne sait pas en saisir l’occasion en répondant impulsivement à ses gestes spontanés. Elle y substitue ces propres gestes qui ne font pas de liens avec ceux de l’enfant, par exemple changer sa couche ou toute autre tâche qui, effectuée de façon désintéressée ou autoritaire, sans prendre le temps de communiquer avec l’enfant, lui laisse sentir qu’il n’est qu’une chose, et non une personne unique et aimable. Cette inaptitude de la mère à reconnaître que son bébé a besoin d’entrer en communication fait en sorte qu’il apprend que l’important dans la vie est de se soumettre à la volonté de l’autre268; d’où le lien avec

Keating et le caractère soumis du faux self concernant l’acceptation d’un système de va- leurs culturelles qui ne correspond pas vraiment à la nature profonde de la personne hu- maine.

Pour ce qui est de la suridentification du faux self keatingnien au système de valeurs d’un groupe d’appartenance, nous pouvons voir un lien avec les résultats des analyses de cas réels rapportés par Winnicott. Ces cas montrent des individus plus ou moins soumis aux influences socioculturelles, et ont permis à notre psychanalyste d’établir cinq niveaux d’organisation du faux self. L’auteur nous présente son concept de faux self dans un ordre décroissant de l’organisation des défenses d’une fausse personnalité :

268« The mother who is not good enough is not able to implement the infant's omnipotence, and so she re- peatedly fails to meet the infant gesture; instead she substitutes her own gesture which is to be given sense by the compliance of the infant. This compliance on the part of the infant is the earliest stage of the False Self, and belongs to the mother's inability to sense her infant's needs. » Cf., D. W. WINNICOTT. « Ego

1 - À son niveau extrême d’organisation, l’individu considère sa fausse personnalité comme étant sa vraie identité et les observateurs ont tendance à faire de même, puisque l’authenticité du self n’est pas observable même partiellement à des fins de comparaison dans son comportement. Cependant le faux self commence à se faire démasquer au fur et à mesure que les relations requièrent davantage de naturel, de créativité, d’originalité ou de profondeur, comme c’est le cas pour les relations de travail ou d’amitié.

2 – À un degré moins extrême d’organisation, la partie fausse de la personnalité (le faux self) commence à prendre discrètement la défense de ce qui dans le comportement de la personne est en accord avec ses pulsions authentiques. Mais la personne perçoit l’existence de son vrai self seulement comme une possibilité qui ne peut vivre qu’en se- cret. L’objectif du faux self est alors de protéger le vrai self dans un environnement consi- déré menaçant.

3 - À un degré perçu plus proche de la santé par Winnicott, le faux self recherche les con- ditions ou les moyens à prendre pour permettre au vrai self de se manifester ouvertement. Si ces conditions ne peuvent être trouvées, il peut y avoir suicide au grand étonnement de l’entourage qui ne percevait que le faux self de la personne. Le faux self en détruisant la personne préfère se détruire lui-même avec le vrai self, plutôt que de faillir à sa fonction protectrice.

4 - À un degré encore plus proche de la santé, le faux self se construit en utilisant les ca- ractéristiques de personnages de son enfance.

5 – Dans l’état dit de santé, le faux self occupe une place plutôt restreinte et superficielle dans la personnalité. Relativement à une culture spécifique, il constitue une attitude so- ciale polie, de bonnes manières et une certaine réserve qui permettent à la personne de s’intégrer socialement grâce au renoncement à l’omnipotence infantile pour faire face à la réalité.

La personnalité d’un individu peut donc apparaître plus ou moins fausse suivant que l’environnement a été plus ou moins suffisamment bon pour lui. Et cette fausse personna- lité manifeste sa présence par des réactions défensives d’intensité variable contre son propre démantèlement. Il est donc possible d’observer toute une variété de faux selfs al- lant d’un état très clivé, le faux self étant pris pour la vraie personnalité, à un état considé- ré sain qui permet de fonctionner harmonieusement en société en respectant les conven-

tions de politesse269. L’auteur ne semble pas cependant vouloir nous laisser croire que

cette séparation entre vrai et faux self est aussi facile à délimiter. Il ajoute cette précision qui ouvre une porte sur un immense champ de recherche, à propos de l’influence du vrai self sur le faux self dans une existence qu’il considère saine:

[…], by natural processes, the infant develops an ego organization that is adapted to the environment; but this does not happen automatically and indeed it can only happen if first the True Self (as I call it) has become a living reali- ty, because of the mother's good-enough adaptation to the infant's living needs. There is a compliant aspect to the True Self in healthy living, an ability of the infant to comply and not to be exposed. The ability to compromise is an achievement. The equivalent of the False Self in normal development is that which can develop in the child into a social manner, something which is adaptable. In health this social manner represents a compromise. At the same time, in health, the compromise ceases to become allowable when the issues become crucial. When this happens the True Self is able to override the com- pliant self. Clinically this constitutes a recurring problem of adolescence270.

Winnicott nous fait remarquer ici que le faux self peut subir l’influence du vrai self, et s’adapter progressivement aux exigences de l’environnement, à condition que le vrai self soit devenu une réalité vivante, grâce à l’adaptation suffisamment bonne de la mère aux besoins vitaux du nourrisson. Dans une situation saine, le vrai self dispose d’une certaine qualité d’obéissance qui correspond à une aptitude à se soumettre et à ne pas s’exposer. Dans le plus bas degré de faux self, qui est considéré comme l’état normal, le vrai self accepterait et tolérerait alors, dans l’instance du moi qu’il sous-tend, une aptitude à faire des compromis. Ainsi, une faible présence de faux self serait le résultat de multiples expé- riences mémorisées en ce sens, et représenterait la somme des accommodements néces- saires pour vivre en société. Le faux self peut donc, d’après Winnicott, s’adapter aussi avec la croissance de la personne et l’évolution de l’environnement. Il peut même parfois être surpassé par le vrai self dans des moments décisifs où les pulsions s’affirment davan- tage, comme par exemple à l’adolescence271.

269 Ibid., p. 143-144. [p. 118-119.] 270Ibid., p. 149-150. [p. 127-128.]

271 Après toute nouvelle période de vie au cours de laquelle le vrai self n’a pas connu de grave interruption

Considérons maintenant la résistance du faux self keatingnien aux changements. Selon Winnicott, il est important de bien saisir le degré d’implantation du faux self, puisqu’une fausse personnalité bien organisée présentera d’autant plus de résistances face au transfert ou à la déstructuration. Il mentionne, par exemple, que la personne au potentiel intellec- tuel très élevé aura tendance à développer un faux self cérébral qui recherche un contrôle de l’esprit sur le soma272. Il se développe dans ce cas une dissociation entre l’activité in-

tellectuelle et l’existence psychosomatique, c’est-à-dire que le faux self étant coupé des réactions somatiques, reste enfermé dans ses stratégies défensives rationnelles273.

Keating parle de la suridentification à un groupe :

Overidentification with the group is the dominant characteristic of mythic membership consciousness. When we derive our identity from the social unit of which we are member, we give the group unquestioning loyalty. […] The uncanny ability of an establish group to resist constructive change is support- ed by the Overidentification of its members.[…] Peer-group pressure demands conformity whether or not our consciences fully approve of what is being done. As we identify with the group’s value system, we conform more easily and resist those who challenge the group on any point. Thus conformity pat- terns become entrenched274.

Il nous rappelle que la suridentification au groupe est la caractéristique dominante du ni- veau de conscience d’adhésion mythique. Si nous déduisons notre identité à partir de l’unité sociale dont nous sommes membres, nous accordons alors à ce groupe une loyauté qui n’est plus remise en question. D’après Keating, la suridentification à un groupe est ce qui rend le faux self résistant à des changements même positifs, puisque l’identité de cha- cun des membres est basée sur le système de valeurs du groupe et confirmée dans le re-

à supporter : 1- des traumatismes qui menacent la continuité d’existence (Winnicott nous fait remarquer combien un retard dans le processus de la naissance, sans qu’il y ait inconscience, peut être traumatisant) ; 2 – des réactions du faux self par rapport à l’environnement auquel il se soumet. Cela correspond à la partie mentale de l’enfant à qui on a enseigné à accepter un monde qui devient pour lui de plus en plus accepté intellectuellement. Exemple : Cela peut référer à l’obligation de dire « Merci », qui est enseigné à un enfant alors qu’il est encore trop jeune pour comprendre le sens du mot. Ibid., p. 149-151. [p. 127-128.]

272 On pourrait croire ici que le faux self, en cherchant à contrôler le corps, n’a plus son caractère soumis,

mais si le besoin de contrôle du faux self sur les pulsions est excessif, c’est que ce besoin répond aux impé- ratifs d’un système de valeurs auquel le faux self obéit, et qui ne respectent pas vraiment la nature du vrai self.

273 Ibid., p. 145. [p. 120.]

gard approbateur des autres. Conséquemment, le faux self est très opposé à tout ce qui peut déstabiliser les certitudes de son groupe, et il cherche encore plus à se retrancher dans ses défenses et programmes conformistes. Keating souligne ce caractère protecteur et soumis d’une fausse personnalité: This false self interacts with our environment under the influence of pain and self-protectiveness with the net result that we experience ourselves most of the time dominated by external events and our emotional reactions to them. The false self is functioning when we are dominated by external events instead of acting with freedom275. L’auteur affirme que le faux self interagit avec l’environnement et que, sous

l’influence de la souffrance, nous cherchons à nous protéger. Il en résulte que nous nous sentons, la plupart du temps, dominés par les événements extérieurs et les émotions qui s’y rattachent. Ce manque de liberté nous indique que le faux self est en opération. Nous pourrions croire, d’après les mots « self-protectiveness » de la citation précédente, que le faux self keatingnien cherche à s’auto-protéger contre l’environnement. Mais nous pen- sons plutôt que le moi, sous l’influence du faux self, recherche l’efficacité par la cohé- rence de ses stratégies, et que fondamentalement c’est bien de la protection du vrai self qu’il s’agit. En effet, les programmes émotionnels du faux self ont été établis dès la prime enfance pour compenser les carences ressenties relativement aux besoins instinctuels. Conséquemment, l’objectif au départ était une défense du vrai self et a continué de l’être. Soulignons aussi que le refoulement des blessures276 et la résistance du faux self, men-

tionnés par Keating alors qu’il aspirait à un rôle plus performant au niveau de l’ascèse, viennent confirmer le caractère défensif commun des concepts de faux self, keatingnien et winnicottien. En effet, le faux self winnicottien est basé lui aussi sur les systèmes de va- leur de l’environnement, puisque Winnicott a constaté que, lorsque la fausse personnalité devient pathologique, le faux self est très défensif, surtout s’il s’appuie sur une réussite sociale considérable277, cette réussite étant étroitement liée aux valeurs d’une collectivité.

Retenons finalement, à propos du caractère soumis du faux self, que Keating est appuyé par Winnicott lorsque ce dernier voit dans l’inaptitude de la mère à initier très tôt une communication avec son nourrisson une carence qui ne favorise pas le contact de l’enfant

275 T. KEATING. Intimacy with God […], p. 35. 276 T. KEATING. The Human Condition […], p. 12-13.

277 D. W. WINNICOTT. « Classification: Is there a Psycho-Analytic Contribution » […], p. 133-135. [p.

avec ses propres pulsions et sa spontanéité. Elle amène ainsi l’enfant à se soumettre à l’autorité maternelle supportée par le système de valeurs de son groupe d’appartenance. Keating, en effet, relie la soumission et l’inertie du faux self à sa suridentification à un système de valeurs qui ne reconnaît pas vraiment la liberté et la créativité du vrai self. De plus, Winnicott établit les degrés du faux self en référant justement à des cas où les in- fluences socioculturelles et les systèmes de valeurs viennent soumettre plus ou moins l’individu, et cela surtout si une réussite sociale confirme le soi-disant bien-fondé de la fausse personnalité.

Soulignons aussi que, contrairement à Keating, Winnicott reconnaît à son concept de faux self une capacité d’adaptation à l’évolution de l’environnement, et cela en fonction de la croissance de l’individu.