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20L’espace juridique et la théorie psychanalytique portent ainsi la marque de cette conception du père héritée de la religion chrétienne. Jusqu’à encore récemment le père était identifié en droit comme celui qui transmet son nom à l’enfant. Le rôle physiologique était relégué loin derrière le pouvoir de nomination qui assurait le lien. À partir d’exemples juridiques dans lesquels la garde ainsi que la paternité officielle ont été accordées au père biologique plutôt qu’au père social, Geneviève Delaisi de Parseval souligne comment cette situation s’est depuis peu inversée sans que de véritables changements ne soient apportés à la conception de la paternité et du père. « [O]n est passé, explique-t- elle, d’un père symbolique, instance d’un juridique qui vient faire la loi à un père réduit non pas à un corps – ce qui supposerait déjà une certaine intégrité – mais à des gènes qu’un test d’ADN vient révéler » (2004 : 19). D’un extrême à l’autre, du père-nom au père-adn, c’est le père « réel » qui est au final laissé pour compte. Sur la scène psychanalytique, la révision de la théorie freudienne menée par Jacques Lacan à partir des années 1930 et l’introduction du concept de Nom-du-Père perpétuent aussi l’idée d’une paternité qui est d’abord et avant tout de l’ordre du langage.

ce père, soit-il « intermittent, en pointillé » (Lacan, 1994 : 58) ou tentaculaire, s’avère désincarné.

Asomie21 et spectralité

Monique Schneider soutient au sujet de la paternité qu’elle s’est construite sur une dénégation du corps, tout comme d’ailleurs de la masculinité dont elle explore, par l’analyse de grands récits occidentaux, la complexe généalogie. « [D]éfini[e] par un évitement systématique du féminin » (2000 :24), lui-même assimilé, pour ne pas dire réduit à une corporalité désubjectivée vouée à la reproduction, la paternité est imaginée à la façon d’une opération purement intellectuelle, « acte de foi qui relève de l’esprit » (Demoulin, 2006 : 62), et de l’esprit seulement, si bien qu’il semble possible de « se passer du père » concret, réel, charnel pour reprendre les mots qui intitulent la réflexion de Christian Demoulin. Loin de prétendre à une possible parthénogenèse qui tiendrait d’une réécriture inversée du mythe de Pygmalion, dans lequel une femme pourrait donner vie à un être humain sans avoir recours au sperme d’un homme, ce dernier suggère néanmoins que la présence physique du père – appellation sous laquelle sont rangés autant le géniteur que l’homme socialement reconnu comme père, instances dont la coïncidence n’est certes ni assurée ni nécessaire – est facultative quant à l’application et à l’opérativité de la fonction paternelle. Le Nom-du-Père, à entendre aussi au sens du non du père qu’est l’interdit d’inceste dont il est porteur, ne requiert pas de s’incarner dans un homme ni même, plus généralement, dans une personne pas plus qu’il n’est, comme le laisse croire une interprétation populaire de la psychanalyse, le patronyme transmis par le père à ses descendants. C’est pourquoi « [l]e Nom-du-Père », en

21J’emprunte le terme d’asomie à Patricia Yaeger. Dans « The Father’s Breasts » (1989) celle-ci pose en effet l’asomie du père, sa désincarnation, comme pendant à la somatophobie, c’est-à-dire la peur culturelle du corps de la mère. Yaeger, allant au-delà du constat d’une figure paternelle sans corps, en appelle à une critique féministe qui s’emploierait précisément à reconstruire « the father as a somatic being » (9).

tant qu’acte de nomination qui introduit du tiers dans la relation (fusionnelle) entre la mère et l’enfant, « est ce qui permet de se passer du père » (2006 : 70). Si l’argumentaire de Demoulin, largement étayé sur la théorie lacanienne, est solide – l’une des preuves concrètes de la possibilité de se passer du père étant l’absence de lien causal entre orphelinage paternel et psychose22 –, il témoigne toutefois de la difficulté de penser le père dans sa dimension charnelle.

Dans le mythe des frères de la horde sauvage qu’il développe notamment dans Totem et tabou puis dans son dernier ouvrage L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Freud promeut le père au rang d’instance civilisatrice, de représentant de la pensée et du langage. Par cette transition de l’état de nature à l’état de culture, le père se dégage de l’odorant, de l’excrémentiel et de l’animal qui rappelleraient son origine féminine. Son ascension n’a donc lieu qu’au prix du refoulement de sa part charnelle qui est aussi, à la lumière de la répartition axiologique du masculin et du féminin en deux paradigmes mutuellement exclusifs, sa part féminine23. Ce refoulement, la langue française le traduit d’ailleurs par la négative, là où elle

22 C’est à la faveur de la clinique des psychoses que Lacan a développé le concept de Nom-du-Père. D’où l’exemple de la psychose choisi par Christian Demoulin afin de distinguer le père, être humain qui transmet son patrimoine biologique à l’enfant et/ou celui jouant le rôle social de père auprès de celui-ci, et le Nom-du-Père. Distinction qui lui permet d’affirmer que l’on peut se passer du père du moment qu’il y a le Nom-du-Père. Ce dernier, en tant que métaphore, fait advenir le sujet au langage et au désir et l’éloigne du même coup de la jouissance qui suppose quant à elle l’absence de limites entre moi et non-moi, le Nom-du-Père ancre le sujet dans l’ordre symbolique. Or, pour ceux qui n’adhèrent pas à la métaphore paternelle et la voient pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une duperie, l’errance psychotique prend le pas sur l’ancrage symbolique. Ainsi, du titre du Séminaire XXI de Lacan, les « non-dupes errent » à défaut de se laisser duper, c’est-à-dire de coller à la structure dans laquelle les introduit le nom du père.

23À cet égard, Monique Schneider (2000) souligne l’impasse qui est faite dans les représentations du corps masculin sur une multitude d’attributs qui renvoient, suivant ce schème de pensée, à une certaine féminité. Bourses et sacs sont ainsi masqués par l’emphase mise sur des symboles phalliques. Toujours selon Schneider, rares sont les représentations qui reconnaissent « chez le père, un pouvoir de susciter le vivant » et celles qui le font situent celui-ci « dans la proximité d’une symbolisation habituellement située en territoire féminin » (2003 : 33). Aussi, faut-il reconnaître que la répartition bipartite du masculin et du féminin ne s’est pas faite qu’en faveur des hommes. Ces derniers paient aussi, et paient de leur corps suis-je tentée de dire, cette ségrégation symbolique.

se révèle dénuée de termes qui désigneraient, comme le fait par exemple l’expression anglaise « expectant father » (Delaisi, 2004 : 34), l’état psychique, et même physique comme le montre le phénomène de la couvade24, de celui qui est dans l’expectative d’un enfant25. Parce qu’il est le principe par lequel s’opère la séparation des corps de l’enfant et de la mère, de son corps à lui, tache aveugle de la conception de la paternité, rien n’est dit. Ce silence imprègne jusqu’aux représentations qui privilégient en guise de symboles de la masculinité, et par extension de la paternité26, les instruments tranchants tels « le sceptre, l’épée » (Schneider, 2003 : 33) et même la plume de l’écrivain encore jugée risible par les détracteurs des écrivaines du siècle dernier, voire pathogène car trop virile, lorsque placée entre les mains d’une femme. En plus de tenir lieu de signifiants phalliques ceux-ci évoquent, en raison de leurs propriétés séparatrices ou du travail intellectuel qu’ils impliquent, une mise à distance des corps.

La désincarnation du père ne relève donc pas d’une réelle absence de corps, mais s’avère corrélée au poids du déni qui refoule celui-ci vers le domaine de l’impensé et même, comme le suggèrent les propos de Louise Grenier, de l’impensable tant il semble que « parler

24 Normale dans certaines sociétés, reconnue par la langue anglaise truffée de récits qui en font mention, mais encore rangée, par la langue française, parmi les pathologies, assimilée à une forme de psychose paternelle, la couvade devrait, de l’avis de Delaisi de Parseval, faire l’objet d’un travail de réhabilitation qui agirait à la façon d’une prise de possession, par les pères, de leur paternité. Le concept de couvade, dès lors qu’il n’est plus pensé qu’en termes de pathologie, pourrait ainsi désigner l’ensemble des phénomènes psychiques et physiques vécus par les hommes pendant la période de gestation de leur enfant. L’auteure de La Part du père suggère d’ailleurs que « si le père ne porte pas l’enfant dans son ventre, il peut, tel Zeus pour sa fille Athéna, le porter dans sa tête » (2004 : 37), et ainsi imaginer, tout autant que le fait la mère, l’enfant à naître. Une fois « cette capacité de fantasmatisation » (323) reconnue chez les pères, il serait possible de prendre la mesure de ses effets sur le corps du père en devenir.

25Pour une analyse exhaustive des déficiences de la langue française et des langues latines en général quand vient le temps de nommer la paternité, voir la section « Paternité et linguistique » de l’introduction de l’ouvrage La Part du père de Geneviève Delaisi de Parseval (2004 : 33-37).

26 Si la féminité et la maternité ont été rabattues l’une sur l’autre, notamment par Freud qui fait de cette dernière l’ultime aboutissement du fastidieux devenir-femme, la paternité semble quant à elle n’évoluer que dans l’ombre de la masculinité, elle-même tributaire du refoulement du féminin sur lequel elle se fonde.

de “l’expérience du père” [soit] quelque chose de transgressif, de malaisé ou de douloureux » (2004 : 10). Aussi son corps est-il en surcroît du processus de symbolisation qui l’identifie au registre langagier, le désignant tour à tour en tant que nom, acte de nomination, signifiant et voix énonciatrice de l’interdiction d’un corps-à-corps avec la mère. De l’ordre du surplus, de l’excédent, le corps du père est en somme ce qu’il reste de la figure paternelle après qu’aient été pratiquées sur elle un « certain nombre d’opérations soustractives vis-à-vis de tout ce qui assure un ancrage originaire », opérations visant « la promotion d’un masculin spiritualisé » (Schneider, 2000 : 103).

L’image mise de l’avant par la critique féministe du patriarche dont la maison s’élève sur le corps laissé pour mort de la mère archaïque condense avec beaucoup d’éloquence le processus de refoulement de la corporéité et de la féminité, ici amalgamées l’une à l’autre, sur lequel se fonde le patriarcat. Elle passe toutefois sous silence la répudiation d’un second corps qui sert, autant que celui de la mère, de socle à une figure paternelle dénuée de chair. En regard de l’appartenance au paradigme du féminin de tout ce qui est marqué du sceau du corporel – peau, humeurs, sensations, émotions et même jusqu’au sperme dont le Père de la chrétienté, éloigné des basses besognes du corps, parvient à faire l’économie lors de la fécondation de Marie –, si le père s’érige en « reni[ant] toute attache sensible » (Schneider, 2003 : 89), c’est dès lors du déni de son propre corps qu’est tributaire son élection ainsi que son érection au rang d’esprit. Une érection à entendre non seulement en tant que le « passage au statut debout », mouvement d’éloignement du terreau maternel, mais aussi « comme l’érection du membre viril masculin » (80) qui le symbolise. Dans les récits du père, ce label de père élevé au rang d’esprit acquiert d’ailleurs une tonalité littérale lorsqu’il se retourne, par antanaclase, en esprit du père.

Proche d’une archéologie de la pensée et des représentations depuis les grands textes antiques fondateurs de la tradition occidentale, le travail mené par les féministes de la deuxième vague voulait libérer du caveau où le maintenait la culture patriarcale le corps de la mère archaïque, corps sur lequel s’élève cette même culture. Articulée à la mise à mort symbolique du père qui, en tant que figure de proue du patriarcat, représente « l’ennemi principal » (Delphy, 2001) de la pensée féministe des années 1970, la résurrection de la mère archaïque, excavée des fondations de la maison du père afin de créer de nouveaux liens filiaux en particulier entre mère et fille, a laissé le père vacillant, tombé en bas du socle qui lui assurait stabilité et pérennité. Les auteures et penseures de la sororité, rejouant à quelques variations près la scène du meurtre rituel du père, ont toutefois réservé au corps paternel un traitement différent de celui auquel le vouent les frères de la horde sauvage. Au-delà de la haine et de l’envie, la mise à mort du père par ses fils exprime une forme d’obédience à son égard. Tuer pour s’affilier ou s’affilier par parricide, cette proposition paradoxale est pourtant à l’œuvre dans la mise à mort symbolique du patriarche ; la manducation cannibalique de la dépouille paternelle agit à titre de processus d’identification au père. En tuant et absorbant ce dernier dans une commensalité rituelle, les fils s’approprient sa puissance désormais répartie de façon égalitaire entre eux et occupent, bien qu’à l’échelle réduite du groupe familial, la place du patriarche. Marqué du sceau de l’ambivalence, le parricide s’anime ainsi d’un principe de continuation : non seulement la tradition paternelle est-elle perpétuée par les fils qui préservent le pouvoir du père en se l’accaparant27, mais en

27Dans un registre quelque peu différent, la rivalité oedipienne montre aussi un fils tuant le père afin de prendre sa place. Dans le mythe grec, le meurtre du père par son fils, insiste Monique Schneider, ne relève pas de la conjoncture. Il est plutôt structurel parce qu’annoncé avant même la venue au monde d’Oedipe et, plus important encore, parce que la naissance du fils, censé dans les sociétés patrilinéaires prendre la place du père, constitue déjà une menace à la puissance paternelle : « il est annoncé dans l’oracle que si ce fils va naître, il sera meurtrier de son père. Donc le thème du meurtre n’est pas situé dans l’histoire comme venant d’un mouvement propre au fils seul, mais d’une sorte de prédiction » (2003 : 25). Le rapport de Zeus à son père Cronos s’entretient d’une semblable rivalité qui ne fait, en

mangeant de son corps, ils offrent au père une sépulture qui, certes inusitée, remplit néanmoins son rôle commémoratif. L’anthropophagie pratiquée par les frères de la horde sauvage, de même que son équivalent psychique qu’est l’introjection ont, Freud l’a montré, fonction d’appropriation et de remémoration28.

Si sur cette scène mythique le père est mis en tombe à l’intérieur de ses fils dès lors transformés tout à la fois en monuments à la mémoire du patriarche ainsi qu’en gardiens et relais de sa puissance désormais transmise de père en fils, le parricide symbolique par lequel se fonde la sororité des années 1970 en appelle à un déroulement différent. Dans leur adaptation du récit parricide, les sœurs féministes font en effet l’économie de quelques scènes, en particulier de celle qui s’apparente à une dernière cène. Du corps du père déchu, tombé sous leurs assauts menés à coup d’expérimentations langagières reposant sur le travail du rythme et de la musicalité qu’elles imaginent originer d’un temps d’avant la Loi, elles se refusent, on a pu le voir dans le premier chapitre de cette thèse, de faire un festin. Il faut dire que, d’emblée, la désincarnation de la figure paternelle rend son ingestion malaisée. Aux yeux de ses filles, ce corps frappé d’un déni culturel qui va bien au-delà de la théorie féministe n’existe tout simplement pas, le père étant pour elles la Loi, le Nom, le signifiant, voire le Verbe mais jamais le corps29. L’absence d’une communion au corps du père est,