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amalgame rapide qui attribue la chute paternelle à l’inscription de la mère dans le symbolique,

témoigne d’une difficulté bien contemporaine à saisir la figure paternelle, difficulté qui s’énonce dans la structure narrative, les dispositifs textuels autant que dans le traitement thématique chez de nombreuses auteures qui tentent d’approcher, de leurs récits, le père.

Qu’on prenne le parti du scepticisme et considère l’hypothèse de la disparition paternelle, tel que je me propose de le faire, à la lumière de l’imaginaire qu’elle déploie ou qu’on la déplore dans un « constat alarmiste sur une faillite générationnelle » (Noudelmann, 2004 : 18) généralement porté par un discours empreint d’une nostalgie pour le système patriarcal et son patriarche tout-puissant imposant respect à sa descendance18, la « disparition » du père en appelle, d’un côté comme de l’autre, à sa formulation inversée : que reste-t-il dès lors de ce père mort, nié, refoulé ou imaginé comme tel? Ainsi reformulé, le postulat de la disparition paternelle invite à s’éloigner du débat qui cherche à déterminer la part réelle et la part fantasmée de cet effacement afin de penser ce qu’il reste du père. C’est- à-dire non seulement le père en tant que reste, résidu d’une opération mathématique de soustraction qui visait à se défaire de sa loi et de son autorité, mais aussi les restes du père qu’il faut entendre au sens corporel et même cadavérique du terme : un corps paternel problématique soumis, de la part des auteures, à un véritable travail de reprisage.

Marinella Termite détecte dans les récits qui rendent manifeste la « difficulté à gérer la figure du père » (2006 : 300) le recours à ce qu’elle nomme la « technique du “gant” » (2006 : 300). Constituée de jeux de retournement, de détournement et de renversement, cette technique qui fait, d’une part, apparaître de la matière scripturaire là où il y a un vide et un manque tout en cherchant, d’autre part, à « parsemer de trous le contenu d’un récit défini, présenté comme s’il n’y avait rien d’intéressant à dire ou à ajouter » (301) et à ainsi créer du vide dans la matière discursive du récit familial jugé contraignant, voire faux, s’accorde à la

18Je pense ici au travail de Pierre Legendre, notamment dans L’Inestimable objet de la transmission,

étude sur le principe généalogique en Occident où il déplore la fin des schèmes généalogiques et le

peu de respect désormais accordé au père, ainsi qu’à l’article de Régis Debray « Malaise dans la transmission » qui regrette lui aussi « la dévalorisation du modèle paternel » (2001 : 20).

nature paradoxale ainsi qu’à la science-nescience caractéristiques du fantôme paternel. S’il dévoile de sa présence un secret dont il masque par ailleurs le contenu, puisque, rappelle Abraham, le fantôme « produit un double effet opposé : interdire le savoir et induire l’enquête inconsciente » (1987 : 448), c’est dans une semblable tension entre apparition et disparition, voilement et dévoilement, présence et absence, que se montre dans les récits ce père qui, de quelque étoffe qu’il soit fait, s’avère ici toujours tissé du fil du paradoxe, prêt à se retourner, comme un gant, en son contraire. « [D]evenu un fantôme avant même de mourir » (Lê, 1999 : 23), le père qui déjà « n’avait plus d’existence charnelle » (16), acquiert par sa mort une matérialité et une présence qu’il n’avait auparavant jamais eu en s’incarnant dans le corps de sa fille désormais « possédée ». Le corps de cette dernière devient, en ce sens, la sépulture imparfaite et temporaire du père.

À cet égard, il n’est guère surprenant de constater que les images évoquées afin de le décrire, notamment dans Le Cri du sablier, Mon Père ainsi qu’Un Père, empruntent à l’iconographie religieuse, assimilant celui-ci à l’ultime représentation paternelle de la culture occidentale, figure de Dieu le Père, père tout-puissant auquel le catéchisme accorde une sapience infinie, corollaire de sa qualité d’ubiquiste. Un talent dont semble également doté le père meurtrier du Cri du sablier :

Car le père toujours sait. Car toujours il sait tout. Il voit. Et sait même lorsqu’il est au loin. Au vrai loin. Au vrai de vrai, au loin des continents entiers avec des pays et des mers des océans bleu-vert que la mère lui montre souvent sur la carte pointant ses ongles vermeils si tellement bien manucurés (Delaume, 2001 : 35-36).

Ce père qui est partout, sait tout, voit tout, entend tout et joue ainsi le rôle de Dieu – la preuve étant, pour l’enfant du Cri du sablier, la réalisation du vœu parricide, confié secrètement à Dieu et mis en œuvre par le père lui-même – s’avère aussi nulle part à la fois, flottant ici et là, privé qu’il est d’un ancrage corporel qui le retiendrait en un lieu précis.

Du père « silhouette » (Lacan, 1994 : 17), débarquant de temps à autre « du “néant” » (29) avant de repartir pour un lieu inconnu de sa fille aussi mystérieusement qu’il était apparu, à une présence paternelle extensive et englobante qui le confond avec l’univers entier, le père échappe aux cartographies qui voudraient le localiser dans le temps comme dans l’espace. « D’ailleurs, qu’est-ce qui n’est pas mon père? », se questionne la narratrice de Mon Père avant d’énumérer les lieux et formes que prennent à ses yeux celui-ci:

À chaque coin de rue, c’était mon père. Dans les villes, dans les montagnes. Devant tous les horizons, à perte de vue. J’écrivais : c’était mon père. Je lisais, c’était mon père. [...] Le vent qui souffle, c’était mon père, le soleil et la pluie, c’était mon père, la lumière du matin, c’était mon père, le temps qui passe, c’était mon père, la mémoire, c’était mon père, ce pays, c’était mon père, et tous les autres étaient mon père, la langue c’était mon père, mon nom, c’était celui de mon père. Qu’est-ce qui n’est pas mon père, si je m’appelle comme mon père, et si à chaque fois que l’on prononce mon nom, on m’appelle de son nom19? (Abécassis, 2002 : 42)

À l’image du pater de la tradition chrétienne dont est encore aujourd’hui imprégnée la culture occidentale20, cet être de mots plutôt que de chair dans la mesure où le récit biblique oblitère son corps en lui accordant un pouvoir de création et même de fécondation passant uniquement par sa parole, une paternité linguistique en somme dans laquelle l’Esprit Saint, lui-même fantôme immatériel tel que l’indique son nom, intervient à titre de relais langagier,