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charnelle du père, tout entier du côté de l’esprit chez les féministes dites essentialistes qui, tout en

voulant revaloriser le corps maternel, réitèrent la division séculaire masculin-esprit/ féminin- corporéité. Il faut attendre la fin des années 1980, notamment la publication du collectif Refiguring the

Father. New Feminist Readings of Patriarchy (Yeager et Kowaleski-Wallace), pour voir la critique

féministe s’intéresser au père dans sa dimension charnelle. 30C’est moi qui souligne.

31Le déni pesant sur certaines morts, ainsi forcées à une mise au caveau où elles sont tenues secrètes, ne recouvre pas entièrement la question du silence, plus ou moins volontaire dans le contexte de la sororité qui abandonne sans un mot le cadavre paternel, l’oublie lorsqu’elle tourne son attention vers la mère ou résultant, tel que l’étudie Altounian, de l’épouvante rencontrée dans le contexte génocidaire.

« inaperçue », qu’aucun mot/tombeau n’est venu la figurer, que la mort violente ôte « aux morts les lieux de sépulture » (2001 : 99) dont la fonction, au-delà de la communication avec les défunts, vise la protection des vivants. Car la remémoration que met en acte « l’œuvre de sépulture » (Fédida, 1996) doit en effet assurer aux morts et aux vivants des espaces distincts. Si le tombeau « est certes la manifestation d’une massivité – celle de la pierre – qui localise le mort en l’enfermant » (14) et qu’il agit aussi à titre de « seuil » (15) entre la vie et la mort, et ajouterais-je entre les vivants et leurs morts dont ils veulent préserver le souvenir, son absence menace les vivants de les faire, à leur tour, « disparaître au moyen de la confusion des corps, des mémoires et des paroles » (Fédida, 1985 : 24). Au moyen, en somme, de la hantise.

Symptomatologie de la hantise

De tous ceux que j’aime charnellement, qui habitent mon corps, que je nourris de mon sang, qui me rendent malade ou immortelle c’est selon, il se trouve que c’est lui mon père qui fit toujours peser sur mon cœur la lourdeur de sa main alors même, ou pour cela même, qu’il ne pesait que soixante- quatre kilos habillé.

Hélène Cixous, Or, les lettres de mon père À la lumière des propos d’Altounian ainsi qu’en regard de l’abandon de cette coquille vide qu’est la dépouille paternelle par les auteures de la sororité, il apparaît possible de mettre le retour du père chez les écrivaines contemporaines, qui plus est son retour sous forme d’un spectre logé après sa mort au cœur même du corps de sa fille, au compte de l’impensé généalogique qu’est le corps du père. Car à défaut d’avoir été introjecté par les sœurs de la horde sauvage lorsqu’il a été symboliquement mis à mort par celles-ci, le père

Si le déni implique un mouvement de refoulement vers l’inconscient et suppose donc le passage « d’un territoire donné vers quelque autre de l’inconscient » (2004 : 32), l’oubli à l’œuvre dans le silence tient quant à lui de la perte des repères, perte des lieux ; est oublié, comme on dit égaré, celui ou celle dont on ne connaît pas la localisation.

s’incorpore dans, ainsi qu’à l’insu de, sa descendante. « [I]nsaisissable dans sa réalité charnelle », celui-ci n’est approchable « qu’à travers des mots, des monuments, des symboles » (Grenier, 2004 : 9) qui pallient son manque de matérialité. Or, dans les récits d’auteures contemporaines qui l’abordent sous l’angle de sa revenance, le père se caractérise par un double défaut dans la mesure où les expédients symboliques qui devaient lui assurer une certaine matérialité s’avèrent ici défaillants. Les récits étudiés ne font peut-être pas exception quant à la représentation d’une paternité désincarnée, tout entière du côté du registre langagier, mais ce père « fantôme habillé de mots » (Lê, 1999 : 28) qui lui tiennent lieu de chair, souffre d’un trouble du langage. Aphasique ou aphone, le père fantôme, suggère Françoise Hurstel, serait aussi un père « fantoche », une figure vide en son centre, « qui [...] n’a pas de consistance, c’est-à-dire pas de parole » (2004 : 178-179). Privé de mots tout comme il est privé de chair, la demande du spectre du père s’énonce dès lors dans le corps même de sa fille fantasmophore, sous forme de symptômes.

Ne serait-ce qu’en raison du fil d’un non-dit, situé une sinon deux générations en aval de sa fantasmophore, dont il est tissé, le fantôme rappellent à cet égard Abraham et Torok est un être de silence et c’est en ce sens que sa présence se manifeste chez celle qui le porte non pas en mots, qui supposeraient déjà la conscience d’être habitée par un tel spectre, mais en actes. « Le Fantôme, affirme à cet égard Dumas, [...] correspond à un travail qui, par une mise en acte et en commun des inconscients, tend à combler le Trauma auquel se rapporte le mot absent, mort ou mensonger » (1985 : 36). Les manifestations de la hantise, qui tentent d’exorciser ce mot en le mettant en acte, se tiennent non seulement au lieu même du silence dont elles résultent comme autant d’indices d’une lacune dans le dire familial mais tendent également, dans les récits du père, à mimer dans les corps des fantasmophores le savoir rattaché au silence dont est tissé le spectre. À travers L’Écorce et le noyau (1987), Abraham

et Torok recensent un certain nombre d’« effets de fantôme » (432) susceptibles de se traduire, surtout en gestes, chez le sujet hanté : répétitions de mots bien sûr, ou plutôt de certains signifiants sous des formes tronquées ou agglomérées à d’autres, mais aussi récurrences de comportements qui ne trouvent aucune justification, pas même inconscientes. Acting out, paroles et actes étranges, délires, voire hallucinations participent, selon Abraham et Torok, d’une symptomatologie de la hantise que l’analyste est appelé, dans le cadre de la clinique psychanalytique, à repérer chez l’analysant afin d’en faire l’exégèse à partir, parfois, de « révélations providentielles, fournies à point nommé par l’entourage » (431).

Il ne s’agit pas, en somme, de lever les processus de refoulement. Le fantôme, indique Abraham, ne peut « être “abréagi” mais seulement nommé » (1987 : 431). Et ce n’est qu’à l’issue d’un travail d’enquête, qui va dans le cadre clinique au-delà du matériel inconscient apporté par l’analysant et s’appuie sur des sources et données externes, que peut être enterré32 le fantôme : les récits des autres membres de la famille, le matériel onirique de ceux-ci et même les effets du transfert dans le corps de l’analyste33 entrent en jeu dans le travail de construction préalable à l’élimination du fantôme. Car c’est à la façon d’« un ventriloque, [ou encore] comme un étranger » (429) venu se loger au coeur du sujet hanté que fonctionne le fantôme. Certes synonyme d’une forme d’altérité qui disloque l’identité de celle qui le porte, la manifestation du fantôme se distingue cependant de la politique de la dislocation mise en œuvre par les auteures et penseures contemporaines car c’est à l’insu de sa fantasmophore, auprès de laquelle il cherche pourtant résolution, que celui-ci fait retour. En d’autres termes, le parasitage de l’identité ardemment recherché par les auteures et penseures

32 Abraham réfère surtout à « l’exorcisme du fantôme » (1987 : 432) et à son éjection comme un même processus qui met fin à la hantise. Mais il mentionne aussi la nécessité de « “construire” le fantôme » (431), de donner à celui-ci une certaine matérialité qui, peut-on supposer, permettrait dès lors de l’enterrer dans une sépulture légale d’où il ne devrait plus ressortir.

de la troisième vague, s’avère ici pathogène dans la mesure où il demeure ignoré de celle qui, de cette façon, ne fait que le subir.

Du fantôme tel qu’il est formulé par la clinique de l’impensé généalogique jusqu’à l’apparition paternelle dans la littérature des femmes, il y a un pas qu’on ne peut donc franchir sans d’abord prendre la mesure de leurs différences. Bien que Nicolas Abraham fasse du spectre d’Hamlet la figure paradigmatique de la hantise, s’opère nécessairement un changement de registre entre le phénomène métapsychologique attribuable « au travail dans l’inconscient du secret inavouable d’un autre » (391) et la représentation, par les auteures, d’une figure paternelle identifiée, par le biais de la description ou d’une contextualisation, à une apparition spectrale. De fait, le fantôme passe de la scène des processus inconscients à la scène de l’imaginaire. Du moins, est-ce vrai à l’échelle des récits dans lesquels le fantôme paternel vient métaphoriser un défaut dans la filiation père-fille. Car ce spectre, trop ostensiblement présent dans les récits, peut difficilement être assimilé à un processus inconscient qui tiendrait de l’effet du secret d’un autre34 et agit plutôt, dans la diégèse, en tant que symbole d’un malaise dans le lien filial entre père et fille. Mais au-delà de ces divergences fondamentales, les représentations d’un père spectre ont néanmoins en commun

34Les fantômes du récit – si on supposait que dans tous récits fantôme il y a – s’inscriraient dans les incongruités du langage plutôt que du côté des représentations : répétitions de mots, de phrases, de parties de mots, similarités sonores entre des signifiants récurrents, etc. Ce travail de repérage des fantômes délaisse la scène de l’imaginaire, qui m’intéresse ici, et se penche sur les processus inconscients dont est tributaire la forme prise par l’œuvre. Une telle approche supposerait de se pencher sur des textes où les fantômes apparaissent de façon moins tangible que dans les récits sélectionnés, se montrant au détour d’une phrase, d’une répétition, d’une onomatopée, à la façon dont les révèle Marie-Ange Depierre dans Paroles fantomatiques et cryptes textuelles. Aussi intéressante soit cette traque des fantômes, elle m’éloignerait du propos qui est de questionner le retour du/au père dans la littérature contemporaine des femmes.

avec le fantôme, au sens strict où l’entend la théorie psychanalytique35, d’indiquer l’existence d’un legs problématique et de pointer vers un silence dans la filiation. De part et d’autre des récits du père, la présence de la figure paternelle se manifeste doublement : supportée par la représentation qui accorde au père des qualités spectrales, elle se traduit aussi par un ensemble de symptômes mettant en jeu le corps de sa fantasmophore. Pour le dire autrement, les souffrances physiques et psychiques des narratrices des récits du père sont le signe d’une filiation paternelle en souffrance.

Collection de lettres, somme de mots accumulés par sa fille au fil des années de séparation, le père est dans Lettre morte de Linda Lê une voix désincarnée, portée non pas par un corps mais par le support de papier qui lui supplée. Sans qu’elle se taise complètement, se substitue toutefois à la voix paternelle qui lui « murmurait des phrases aimantes » (28), une « voix » enrayée, capable uniquement de répéter à sa fille son injonction mortifère : « Détruis-toi! » (Lê, 1998 : 30). Cette ou ces voix, dans la mesure où l’occurrence s’entend au singulier comme au pluriel, renvoient aussi dans l’ œuvre de Linda Lê au titre du récit publié tout juste avant Lettre morte : Voix. Composé de fragments qui se veulent comme autant d’instantanés du parcours de la narratrice dans les dédales de la folie, Voix entremêle une silencieuse demande de la part du père à un discours porté par des hallucinations auditives. Imputées à « l’organisation », qui l’accuse d’avoir tué le père en l’abandonnant et l’invite à se tuer à son tour, ces voix hallucinées poursuivent la narratrice où qu’elle soit. Alors que rien, tout au long de ce bref récit, ne permet de véritablement lier le mutisme du père, qui se rend visible à sa fille dans la distance, « sur l’autre rive » (30), et demeure ainsi inatteignable, aux voix de l’organisation qui se font quant à elles entendre à

35Cette définition du fantôme comme processus inconscient, effet de la tombe d’un autre enfouie dans

le sujet, recoupe toutefois le phénomène de la revenance paternelle à l’échelle de l’héritage féministe dans les récits d’auteures contemporaines.

même son corps, murmurent à son oreille et la frôlent sans qu’il soit possible de localiser la source de ces paroles mortifères, la fin de Voix laisse toutefois penser que l’organisation n’a été que le relais vocal de la demande silencieusement formulée par l’apparition paternelle.

Présence visible mais insaisissable, le père paraît revêtu de flammes dans les visions hallucinées de sa fille. Lorsqu’une eau stagnante ne crée pas un gouffre infranchissable entre la fille et son père, c’est le corps paternel qui se défait en pièces éparses dès lors que l’approche sa descendante. Le long excipit de Voix, assez significatif pour être cité dans sa presque entièreté, suggère non seulement, là où il pose côte à côte l’extinction des feux dont brûle le père et l’abandon de sa fille au même froid et à la même neige avec lesquels elle met fin aux souffrances du spectre paternel, que la voix du père et les voix de l’organisation portent une même demande mortifère. Il laisse également penser que le sauvetage du père ne peut avoir lieu qu’au prix de la destruction de sa fille. La narratrice parvenant enfin dans le dernier fragment du récit à approcher et à toucher le père redouble sur son propre corps les gestes auparavant posés sur celui-ci. Et de ce redoublement, convergent en un seul corps ceux du père et de la fille :

Mon père s’approche dans son manteau de feu. Il s’assoit sur une pierre. Je saisis un pan du manteau, que j’éteins avec une boule de neige. Patiemment, j’éteins le manteau rougeoyant en ramassant la poudre neigeuse que j’applique sur les blessures du père. Il gémit. Son corps apparaît, calciné, sous le manteau. Il sourit. Je danse autour de mon père. Mes pas s’enfoncent profondément dans la neige. Une voix dit, Tu l’as sauvé. Je poursuis ma route. [...] Je m’enfonce dans le chemin de neige. Tout est calme autour de moi. Je n’entends ni le bruit de moteur ni les hurlements des chiens. Je cherche en vain dans la neige la trace qu’auraient laissée les têtes coupées. Je suis seule. Je ramène les pans de mon manteau. Je m’allonge dans la neige. J’écoute siffler le vent. Je regarde le ciel bas. Une profonde paix descend en moi36 (1998 : 68-69).

La confusion des inconscients par laquelle œuvre le fantôme entraîne une confusion des corps et de ce corps-à-corps mortifère avec le spectre du père, la narratrice ne ressort pas intacte.