• Aucun résultat trouvé

D ES FANTÔMES ET DES ANGES LA FILIATION EN RÉGIME SPECTRAL

60 C’est moi qui souligne.

D ES FANTÔMES ET DES ANGES LA FILIATION EN RÉGIME SPECTRAL

Ce père, j’aurais pu l’ignorer, l’oublier simplement. J’aurais pu le laisser au fond de ma mémoire, méconnaissable, dans une contrée lointaine avec tous mes ancêtres, peut-être à côté d’une de mes mères.

... J’aurais pu, encore une fois, ne pas déclarer ce père dont la nature paraît obscure, étrange, j’aurais pu complètement effacer ma vie en tant que fille d’un tel père, cette vie-là qui serait nuisible à ma vie présente.

Ying Chen, Le Mangeur On se perd. Je suis mon père, j’en suis sûre, je ne le vois pas, je le suis, ou peut-être suis-je dans sa proche dorsale, ou peut-être suis-je lettre.

Hélène Cixous, Or, les lettres de mon père Pourquoi le sépulcre où nous t’avons vu inhumé en paix a ouvert ses lourdes mâchoires de marbre pour te rejeter dans ce monde! Que signifie ceci? Pourquoi toi, corps mort, viens-tu [...] revoir ainsi les clairs de lune et rendre effrayante la nuit?

William Shakespeare, Hamlet

Filles fantasmophores : porter le spectre paternel

Dans une synthèse qui vise à dégager les lignes de continuité et de rupture ainsi que les renouvellements thématiques et stylistiques à l’œuvre parmi les « nouvelles voix » de la littérature au féminin, Nathalie Morello et Catherine Rodgers accordent au « questionnement du lien au père » (2002 : 42) le statut de nouvelle tendance de la littérature des femmes. Aussi nouvelle qu’elle soit, dans la mesure où elle fait la part large à une figure paternelle auparavant représentée presque uniquement, chez les auteures et penseures de la sororité, dans le contexte de sa mise à mort symbolique ou comme métaphore du système patriarcal, cette tendance, rappellent les deux penseures, se situe néanmoins « dans la continuité de la

recherche identitaire des écrivaines filles » (42). Apparition du père, qui suggère son arrivée soudaine sur la scène de la littérature des femmes, ou revenance paternelle qui indique plutôt le retour de cette figure – retour par ailleurs indissociable d’un processus de refoulement ou d’oubli temporaires qui auraient maintenu celui-ci à l’écart de l’espace du récit? La question, au final, importe peu dans la mesure où les deux formulations recouvrent un même phénomène : celui d’une figure paternelle qui prend, chez les auteures contemporaines, les traits d’un revenant ou encore d’une apparition spectrale. Le donnant sous la forme de « larves mémorielles » (Delaume, 2001 : 66) accaparantes, voire mortifères lorsqu’elles poussent les narratrices vers les nombreuses déclinaisons de la folie ou encore vers le suicide, ces récits du père possèdent la particularité de non seulement appréhender ce père à travers la perspective narrative de sa fille, qui s’avère de cette façon énonciatrice ou encore créatrice de père1, mais d’aborder celui-ci sous l’angle de la spectralité. Pères fantomatiques, énigmatiques, présences paternelles fuyantes, lorsqu’elles ne sont pas défaillantes, pointant dans tous les cas vers un père symboliquement mort, occupent en effet le corpus de la littérature des femmes.

C’est, en ce sens, dans l’entre d’un mouvement de dys-affiliation, qui n’est ni déni du lien ni obédience aux schèmes normatifs de la filiation, mais en tension entre la rupture caractéristique d’une recherche de nouveauté et un désir de continuité exprimé par le travail de reprisage dont il est l’objet, qu’apparaît dans l’espace du récit le spectre paternel. C’est également en tension entre deux mouvements textuels que celui-ci se présente dans les textes qui tentent de construire le père, de lui donner une présence charnelle afin d’ainsi pouvoir

1 Une grande part des récits du père écrits par des femmes présentent effectivement la perspective narrative de la fille, bien que certains fassent exception à cette tendance, notamment Eau sauvage de Valérie Mréjen dans lequel la voix narrative de la fille s’efface complètement derrière les paroles du père qu’elle recense ainsi que le roman La Part secrète de Carol Bernstein qui prend la forme d’une lettre qu’un père décédé adresse à sa fille âgée de quelques mois.

l’évacuer. Entre construction et vidage, gestation et avortement, possession et exorcisme, les métaphores utilisées afin d’aborder le rapport au père mettent en lumière le double geste par lequel les narratrices cherchent à échapper à la hantise paternelle. Il faut dire que depuis qu’à un imaginaire d’une filiation latérale, et plus spécifiquement sororale, s’est substituée une exploration des liens filiaux déployés, tant en amont qu’en aval, sur un axe vertical où elles se posent comme point de jonction entre les générations, les écrivaines – qui s’étaient durant un temps surtout intéressées à une mère pensée non pas tant comme une personne ni même comme une posture généalogique, mais imaginée plutôt en termes d’un espace corporel, maternel et matriciel dans lequel devait être contenue une force révolutionnaire ordonnée à l’archaïque – sont nombreuses à « déclarer » (2006 : 21) une filiation paternelle malaisée, pour reprendre le vocable polysémique, voire ambigu dont use dans la citation placée en exergue la narratrice du Mangeur de Ying Chen. Au-delà de l’acte langagier oral ou écrit qu’il suppose, ce verbe transitif couvre un vaste éventail de sens allant de la simple affirmation à l’aveu d’une faute, d’un secret, en passant par l’attestation d’une identité. La racine latine du verbe « déclarer » lie toutefois entre eux ces multiples sens par un commun souci de clarté : clarare signifie en latin « rendre claire » et ainsi faire la lumière sur quelque chose de nébuleux. Est-ce à dire que par cette déclaration sous formes de « récits du père » incombe aux auteures le rôle, à l’instar d’Hamlet confronté dans l’épaisseur des brumes du château d’Elseneur au spectre du père qui lui demande de faire la lumière sur les événements entourant sa mort, de trouver et surtout de révéler ce qu’il y a de « pourri » (27), non pas comme chez Shakespeare « dans l’empire du Danemark » (1994 : 27), mais dans leur filiation, à la fois à l’échelle des récits et dans le contexte plus vaste d’une filiation au féminisme de la deuxième vague, dont elles sont les héritières?

De La Place d’Annie Ernaux, texte autobiographique en quelque sorte précurseur de l’exploration du lien père-fille dans le corpus de la littérature contemporaine des femmes2, à l’œuvre quasi entière de Christine Angot, de fait articulée depuis ses débuts3 autour d’une relation incestueuse au père pour laquelle l’écriture angotienne exige réparation ou à tout le moins une reconnaissance qui ferait office de justice, en passant pour n’en nommer que quelques-uns4 par Or, les lettres de mon père d’Hélène Cixous, Le Mangeur de Ying Chen

2Il s’agit toujours d’une approche comparative entre les récits des années 1970 et 1980, leurs grandes lignes thématiques et les modalités d’écriture qui s’en dégagent, et ceux publiés à partir du point tournant que sont les années 1990. Aussi faut-il se rappeler que la figure du père n’a pas toujours été problématique et qu’avant le meurtre symbolique du père par les auteures de la sororité et son retour chez leurs héritières, le père était chez toute une génération d’écrivaines un vecteur d’identification permettant à sa fille de se soustraire à une identité féminine aliénante. On pense ici à Simone de Beauvoir qui se fait non pas fille mais fils du père dans ses Mémoires d’une jeune fille rangée.

3 Alors que ses derniers récits et son roman creusent le sillon de relations amoureuses laborieuses et placent l’inceste à l’arrière-plan, jusqu’à tout récemment encore l’œuvre d’Angot travaillait dans la répétition le paradoxe d’une filiation au père qui a été, dans un même geste, reconnue et niée. Reconnue en raison de la « loi de 72 sur la filiation » (1995 : 130) qui permet d’authentifier le lien entre les enfants nés hors mariage et leur père, par laquelle Pierre Angot reconnaît Christine Schwartz comme étant légalement sa fille et lui transmet le patronyme Angot. Mais niée dans la mesure où le changement de nom coïncide avec le début de l’inceste qui, par définition, rompt l’interdit qui est à la base de toute lignée. Aussi, la figure du père est-elle, chez Angot, d’une part un patronyme transmis à sa fille lorsqu’il la reconnaît officiellement et, d’autre part, un corps et, qui plus est, un corps incestueux. Ces deux aspects demeurent disjoints, le nom n’assurant pas la séparation des corps tel que devrait en principe le faire le principe du Nom-du-Père. Aux côtés des autres auteures de « récits du père » mentionné dans ce chapitre, Angot constitue toutefois une exception. Ces dernières tendent en effet à circonscrire la question paternelle à l’espace d’un seul texte. Car sans pouvoir prétendre à une totale oblitération de la figure du père dans les récits qui ne le concernent pas directement, il semble néanmoins qu’à la différence de la mère ou de la lignée féminine tant réelle que fictionnelle, qui donnent souvent lieu à une exploration en plusieurs récits (on peut notamment penser à Annie Ernaux, Hélène Cixous et au Québec à Marie-Sissi Labrèche et à Marie-Célie Agnant), le père, dès lors qu’il trouve place dans les pages d’un livre qui lui est entièrement consacré, cesse de faire retour sous la forme d’une question lancinante et douloureuse pour celle à qui est impartie la tâche d’y trouver réponse. Au contraire, c’est sous une forme parcellaire, parfois ajoutés en fin de récit comme dans

Interview, que les fragments textuels concernant directement l’inceste avec le père sont disséminés ici

et là à travers les nombreux écrits d’Angot. Même L’Inceste, dont le titre, à la lumière de ses précédents écrits, laisse pourtant présager l’abord plus direct du lien au père, obéit à une structure duelle dans laquelle la relation incestueuse entre père et fille n’arrive qu’à la fin, loin derrière le récit d’une homosexualité qui aura duré trois mois.

4À cette liste, qui se sait non exhaustive, s’ajoutent différentes variations de l’exploration de la figure paternelle, notamment par son deuil dans Dans la pente du toit d’Anne-Marie Garat ou encore sous l’angle de son meurtre perpétré par la mère dans Ça ne se fait pas d’Isabelle Spaak. Le retour inopiné du père abandonnique constitue la trame principale de Gamines de Sylvie Testud, alors que Sara Chiche tente d’approcher, dans L’Inachevée, un père d’abord rapté par la mère avant d’être emporté par un cancer. La quête d’un père jamais connu de la narratrice fait l’objet de Daddy Frénésie de Tristane Banon. Mazarine Pingeot procède dans Bouche cousue à un inventaire des souvenirs du père

ainsi que les cinq récits qui font plus spécifiquement l’objet de ce chapitre, soit La Reine du silence de Marie Nimier, Un Père de Sibylle Lacan, Lettre morte de Linda Lê, Le Cri du sablier de Chloé Delaume et Mon Père d’Éliette Abécassis, le père s’avère, dans chacun de ces récits menés par sa fille, un enjeu problématique. Car tout en faisant la part large au père, les auteures n’ont de cesse de souligner son absence et sa défection de son rôle paternel. Une défection à laquelle il doit de devenir motif scripturaire du récit de sa descendante. Inscrits « du côté du traumatique – père violent, incestueux, pervers » ou, tel qu’ils sont représentés dans les récits étudiés, « du côté du défaut – père disparu, mort ou envolé » (Cyssau, 2004 : 67), ces pères, « dont la nature paraît obscure, étrange » (Chen, 2006 : 21) à leurs filles, appartiennent au registre de la défaillance paternelle. Ainsi qu’il soit effectivement mort, simplement absent, démissionnaire ou excessivement présent, à l’instar par exemple du père incestueux qui traverse l’œuvre de Christine Angot, le père est une présence paradoxale qui apparaît dans le récit de sa fille précisément là où il est mort en tant que père5.

D’emblée les récits du père ici étudiés placent ce dernier sous le signe de sa mort, dont l’incipit porte la marque : « Mon père a trouvé la mort un vendredi soir, il avait 36 ans » (Nimier, 2004 : 9). Récit ouvertement autobiographique et en ce sens quelque peu différent