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afin de laisser place à l’enfant à naître auquel s’adresse d’ailleurs la voix narrative de ce récit présenté

sous la forme d’un journal.

5Nathalie Zaltman distingue le fantasme incestueux d’un parent pour son enfant, créateur de lien filial dans la mesure où il place l’enfant en position « d’objet amoureusement désiré », de l’inceste comme pratique tout entièrement du côté d’« affects de haine inconsciente » (2001 :62). En ce sens, l’inceste commis par le père rompt, chez Angot comme dans toute autre situation incestueuse, la filiation. Le père, mais aussi la mère, le frère, la soeur, le grand-père, etc., qui commet un inceste déserte son rôle familial. C’est en ce sens qu’on peut accorder au père incestueux, pourtant bien présent d’une présence charnelle excessive, l’étiquette de père mort au même titre que les pères véritablement morts, ou éloignés physiquement ou psychiquement de leurs filles ainsi qu’aux autres pères démissionnaires de la littérature contemporaine des femmes.

des précédents écrits, aussi abondants que diversifiés6, de l’auteure, ce sont sur ces mots que s’ouvre La Reine du silence de Marie Nimier. Point de rupture, comme le suggère Marianne Payot (2004, s.p.), dans une œuvre presque exclusivement habitée par la fiction et qui avait jusqu’alors évité d’affronter l’illustre figure paternelle qu’est Roger Nimier ou encore, tel que l’avance la lecture de Carol Murphy, « point culminant [d’un] acheminement autobiographique » (2006 : 248) dans la mesure où « on retrouve dans le corpus de Nimier une importante variation autour du thème de la dysfonction paternelle sous la forme du motif récurrent du père absent7 » (Hutton, 2006 : 234), la place de La Reine du silence dans l’œuvre de cette auteure s’avère disputée. Changement de registre ou continuité? La question, pertinente à l’échelle de l’œuvre de Marie Nimier, importe toutefois peu lorsque ce récit est lu à l’aune de la revenance paternelle dans la littérature contemporaine des femmes. Le fort écho entre son incipit et les mots qui ouvrent respectivement les textes de Lê, Lacan, Delaume et Abécassis, inscrit en effet ce récit de Nimier dans la mouvance des récits non seulement du père mais du spectre paternel. Décrivant celui-ci dans une formule qui brosse le portrait du père singulier qu’a été pour elle Roger Nimier, mais qui sied tout autant aux pères des récits mentionnés précédemment, comme un « père fantôme. Ni vraiment là quand il était présent, ni vraiment absent quand il nous quitta » (2004 : 43), Nimier cerne avec acuité la « double nature » (43) de l’apparition paternelle.

Déclaré mort dès la première ligne, c’est ainsi qu’est présenté le père dans le roman Mon Père d’Éliette Abécassis. L’incipit dit sa mort tout en soulignant la torpeur dans

6Romans, livres pour enfants, chansons, théâtres, textes radiophoniques, plus récemment autofictions, notamment avec La Nouvelle Pornographie et maintenant récits autobiographiques avec La Reine du

silence et Les Inséparables composent l’œuvre de Marie Nimier.

7 Ma traduction libre de « (In the case of the) Nimier corpus we find an important variation on the general theme of paternal dysfunction in the form of the recurring motif of the absent father ».

laquelle son décès – qu’on pourrait pourtant croire libérateur pour sa fille désormais affranchie de son emprise – plonge sa descendante :

Il y a deux ans, lorsque j’ai perdu mon père, je n’avais plus de goût à la vie. Plus rien, plus personne ne trouvait grâce à mes yeux, et je me suis laissé envahir par une force inquiétante, qui m’aspirait, m’empêchant de me lever le matin, de sortir et de voir mes amis, sans que je puisse rien faire (2002 : 9).

« Les lettres ont cessé d’arriver du pays de mon enfance. Celui qui les écrivait est mort d’une mort solitaire et enterré au bord d’un cours d’eau » (1999 : 9), annonce quant à elle la narratrice de Lettre morte de Linda Lê à propos de ce père resté au pays natal et qu’elle ne connaît plus, depuis sa migration vers la France, qu’à travers une correspondance qui s’essoufflait déjà avant de s’éteindre avec le dernier souffle du vieil homme. La longue scène inaugurale du Cri du sablier évoque aussi la disparition du père en relatant les premières minutes suivant l’assassinat de la mère par le père ainsi que le suicide de ce dernier, homme dont la violence atteint son paroxysme dans le drame familial qui laisse la narratrice orpheline, traumatisée et temporairement aphasique.

Seule Sibylle Lacan fait exception parmi ce quintette d’écrivaines en n’annonçant pas d’entrée de jeu la mort du père, énonçant plutôt son absence fondamentale, voire une « séparation originelle » (2000 : 81) entre elle et Jacques Lacan, suivant l’expression utilisée dans Points de suspension afin de décrire sa relation aux hommes en général. Formulée ainsi par l’auteure, l’absence paternelle va jusqu’à laisser planer le doute quant à l’apport charnel de son célèbre père psychanalyste dans sa conception : « Quand je suis née, mon père n’était déjà plus là. Je pourrais même dire, quand j’ai été conçue, il était déjà ailleurs, il ne vivait plus vraiment avec ma mère8 » (1994 : 15). Il était, en somme, déjà perdu en tant que père. Malgré cette nuance, Un Père de Sibylle Lacan ne diffère pas des autres récits : dans ces

derniers, la mort énoncée dès les premières lignes ne vient en réalité que radicaliser une mort symbolique déjà effective, et souvent corrélée à son absence, caractérisant chacun de ces pères fantômes. Car absents, même lorsque les récits les disent omniprésents et, à l’inverse, planant d’une présence vague et souvent menaçante lorsque pourtant ils s’absentent et s’éloignent de l’espace familial, ces pères le sont tous d’une certaine façon, et ce bien avant qu’advienne leur mort qui les fera plus littéralement spectres.

Le travail effectué à partir de la ruine et des restes, caractéristique d’un imaginaire contemporain qui place la littérature des femmes et les écrits féministes sous l’égide d’une mélancolie créatrice, poursuit donc ici son œuvre alors que les textes assurent une certaine présence à un père fantomal car disparu, et dont il ne persiste dès lors qu’une trace. Devant l’évanescence de la figure paternelle, en ce sens difficile à capter dans les rets du récit de sa fille, l’écriture révèle ses incertitudes. À la façon de La Place d’Annie Ernaux, qui inscrit dès les premières pages la quête d’une langue dont l’épure puisse rendre compte de la vie du père « soumise à la nécessité » (1983 : 24) et qu’une « poésie du souvenir » ou une « dérision jubilante » trahiraient, la mise en récit du père se fait, chez les auteures étudiées, hésitante. « Ce livre n’est pas un roman ou une (auto)biographie romancée. Il ne contient pas une once de fiction. On n’y trouvera aucun détail inventé dans le but d’enjoliver le récit ou d’étoffer le texte9 » (1994 : 9) : c’est sur ces mots, porteurs d’une triple dénégation qui met en lumière la difficulté de « [p]arler du père » (9), que Sibylle Lacan ouvre Un Père. Si ce récit, qu’elle affirme avoir écrit « “à l’aveugle”, sans dess(e)in précis » (10), un peu comme on avance à tâtons dans les embruns qui entourent et masquent un secret, prend ses distances quant à la fiction, il n’a pas pour autant échappé à un travail de correction et d’agencement des