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1. Définition et prévalence

D’après l’ICSD (American Sleep Disorders Association, 1990) la somniloquie est la formulation de paroles ou de sons durant le sommeil, possiblement dans tous les stades de sommeil mais préférentiellement en sommeil lent, sans une conscience subjective détaillée et simultanée de l’évènement (Figure 13). Ce phénomène est classé parmi les troubles de la transition veille-sommeil (sleep-wake transition disorders). En littérature, la somniloquie peut se rencontrer entre autres sous les termes de « somniloquy », « sleeptalking », « utterances », « moans », « vocalization ». Elle peut se produire seule, sans autre trouble du sommeil associé. Néanmoins, il existe souvent une association avec une autre parasomnie comme le somnambulisme ou le trouble du comportement en sommeil paradoxal. Les épisodes peuvent apparaître dans tous les stades du sommeil, préférentiellement au cours du sommeil lent léger (stades 1 et 2) mais aussi, comme c’est le cas lors de somniloquie associée à une parasomnie, au cours du sommeil paradoxal et/ou du sommeil lent profond (stade 3 et 4). Comme pour le somnambulisme, le phénomène est favorisé par des facteurs tels que la fatigue, le stress et la fièvre. Le mécanisme de survenue de la somniloquie correspond, tout comme la survenue d’épisodes de somnambulisme à un réveil momentané au cours du sommeil lent profond, où la conscience et la mémorisation de l’évènement font défaut.

La somniloquie est plutôt considérée comme une variante de la normale que comme une maladie, dans la mesure où elle engendre peu de souffrance ou de gêne du dormeur et de son voisin de lit, en dehors d’un possible dérangement sonore et de la divulgation de secrets. Les somniloques ne consultent en général pas pour cela mais ils sont faciles à identifier par un entretien avec la personne qui dort avec eux.

La somniloquie est très fréquente chez l’enfant mais sa prévalence est difficile à déterminer chez l’adulte. En effet, bien que 71% des hommes et 75% des femmes interrogés rapportent qu’on leur a signalé qu’il leur arrivait de parler en dormant, seuls 1,4% des adultes seraient quotidiennement somniloques : ce groupe comporte un taux un peu plus élevé de femmes et de personnes jeunes (Arkin, 1966; MacNeilage et al., 1972). Pour l’ICSD en revanche, le phénomène serait plus fréquent chez les individus de sexe masculin.

Figure 13. Vignette extraite de la bande dessinée de Tintin « Le temple du soleil », 1949

2. Des études isolées et anciennes sur la somniloquie

La somniloquie est une parasomnie très peu étudiée, sans doute parce que les personnes qui y sont sujettes ne s’en plaignent pas. Parler en dormant est pourtant un phénomène fascinant et énigmatique. Depuis les importants travaux d’Arkin dans les années 70-80 (Arkin, 1981a), il n’y a quasiment plus eu aucune donnée polysomnographique et descriptive sur la somniloquie. Pourtant, depuis, de nouvelles pathologies du sommeil associées à la somniloquie ont été découvertes, telles que le syndrome d’apnées du sommeil (alors que la respiration n’était pas enregistrée en routine pendant le sommeil dans les années 70) et le trouble du comportement en sommeil paradoxal (identifié en 1986).

En 1970, Arkin réalisa une étude sur la somniloquie (Arkin et al., 1970). Pour ce faire, il enregistra 206 extraits de somniloquie (52% en sommeil lent et 48% en sommeil paradoxal) chez 10 somniloques chroniques. Il obtint ainsi une médiane de 1,2 extrait de paroles chaque nuit, contenant en moyenne 10 mots par parole. Dans une autre étude basée sur

l’enregistrement de 166 extraits de somniloquie provenant de 28 somniloques il montra une concordance de 80% entre le récit de rêves et les vocalisations émises en sommeil paradoxal. Cette concordance baisse à 46% pour les vocalisations en stade 2 et à 21% pour celles émises en sommeil lent profond (Arkin, 1966). Dans une étude similaire, Rechtschaffen montre que 75% des vocalisations en sommeil lent sont associées à un contenu mental au moins en rapport avec quelques éléments (Rechtschaffen et al., 1962). L’ensemble de ces quelques études sur la somniloquie est plutôt en faveur d’une extériorisation vocale des contenus mentaux lors de la somniloquie : les vocalisations nocturnes ne semblent pas être des productions sonores anarchiques, déconnectées du contenu mental du sujet à ce moment-là. Or, cette question du lien entre contenu mental et vocalisations reste irrésolue, de plus, la plupart des études sur le sujet sont anciennes et les méthodologies souvent peu reproductibles. L’étude de la somniloquie n’a pas été effectuée uniquement sur l’homme ; en effet il existe aussi quelques études assez anciennes sur la somniloquie chez l’animal. Si la parole en dormant est propre à l’homme, les Anciens ont noté que de nombreux animaux pouvaient vocaliser les cris et chants de leur espèce en dormant, bien que ce phénomène n’ait pas fait l’objet d’étude systématique. Ainsi, Lucrèce (1er siècle av. J.C.) écrit : «Les chiens, en plein sommeil, jettent soudain la patte. De çà, de là leur voix en cris joyeux éclate ». Plus tard, le naturaliste naturaliste Marcgrave, parti au 17ème siècle inventorier les espèces animales au Brésil, observe que son perroquet jase en dormant (Figure 14). Puis, au 18ème siècle Buffon, dans son ouvrage Histoire naturelle publié en 36 volumes entre 1749 et 1788, note en se référant aux rossignols que, « non seulement ils dorment, mais ils rêvent, et d’un rêve de rossignol, car on les entend gazouiller à demi-voix et chanter tout bas ». Or, chez le jeune oiseau qui apprend à chanter en écoutant le chant d’un tuteur adulte on observe de profonds changements dans les aires neuronales prémotrices du chant pendant le sommeil qui suit, et son chant s’améliore le lendemain matin (Deregnaucourt et al., 2005; Shank and Margoliash, 2009). Aucun de ces auteurs récents n’a malheureusement placé de vidéopolysomnographie nocturne chez ces animaux pour voir si l’activation pendant le sommeil de l’aire du chant se traduisait chez certains oiseaux par du chant en dormant.

Figure 14. Description du perroquet somniloque. Extrait de Piso and Marcgrave, 1648

3. La somniloquie comme modèle d’étude

Curieusement, le langage humain et ses caractéristiques pendant le sommeil ont été très peu étudiés. Pourtant les patients somniloques atteints de parasomnies telles que le somnambulisme et le trouble du comportement en sommeil paradoxal, pourraient constituer un bon modèle pour l’étude du langage endormi et plus précisément pour la compréhension de la participation du cortex à l’élaboration du langage humain pendant le sommeil. Des études récentes montrent que la voix des parkinsoniens, marquée lors de l’éveil par une hypophonie et une monotonie, retrouve les qualités d’une voix normale au cours du trouble du

comportement en sommeil paradoxal. Cela s’inscrit dans une amélioration générale de la motricité chez ces patients lors des épisodes (De Cock et al., 2007a). Ces éléments suggèrent qu’une partie du contrôle phonologique en éveil, anormal et délétère en l’absence de transmission dopaminergique, est restauré en sommeil paradoxal. C’est précisément ce contrôle cortical du langage endormi, ainsi que l’étude de plusieurs caractéristiques du langage pendant le sommeil, que nous aborderons dans la partie V (aspects acoustico-phonétiques, prosodie, silences, violence verbale) et que nous allons analyser au cours de la dernière étude de cette thèse.

Enfin, lorsque l’on parle de somniloquie associée à une autre parasomnie, la question du lien entre contenu mental et vocalisation ressort fortement. Des études sur le sujet montrent que lors du sommeil lent profond, le contenu des vocalisations semble être classiquement en relation avec les évènements de la journée alors qu’il serait en rapport avec le contenu du rêve dans le sommeil paradoxal. La somniloquie pourrait constituer un bon modèle pour répondre à la question de savoir si : « nos apprentissages récents sont rejoués, plus ou moins directement, lors de nos rêves ? » En effet, si, après un apprentissage verbal, les sujets somniloques répètent verbalement les mots qu’ils ont appris, on pourra conclure à l’existence d’une ré-exécution cognitive des expériences de veille lors du sommeil chez l’homme. Comme nous le dirons dans la partie IV., ceci est ce que nous aborderons au sein de deux de nos études contenues dans cette thèse

III. LES REVES