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La socialisation du savoir est une donnée fondamentale chez les penseurs de l’autogestion du XXème comme du XIXème siècle. On retrouve ainsi cette thématique aussi bien chez des auteurs tels que Pierre-Joseph Proudhon ou Michel Bakounine que chez Pierre Rosanvallon, Henri Laborit, Yvon Bourdet ou Marie-Odile Marty.

Proudhon fait en effet de l’éducation « la fonction la plus importante de la société »51.

La socialisation du savoir vise une appropriation égalitaire des connaissances et compétences à la fois spécialisées et générales par tous les membres de l’organisation, participant ainsi du partage du pouvoir tout en assurant une certaine souplesse organisationnelle. Dans la même veine que la socialisation de l’information et de la communication, ce partage égalitaire des savoirs assure en effet que chacun pourra prendre part intelligemment et égalitairement à la prise de décision tout en permettant une prise en charge collective de l’activité de production.

Proudhon soulignait ainsi que la « participation directe de tous les associés à la gestion de l’entreprise ne pourra être effective que si l’ouvrier n’est pas condamné à une tâche parcellaire mais s’il est préparé, par une ’’éducation encyclopédique’’ et par un apprentissage polyvalent, à occuper temporairement des emplois différents et à comprendre l’ensemble du fonctionnement de l’entreprise à laquelle il est associé » (Ansart, 1970). Dans la même

51 PROUDHON, Pierre-Joseph. De la justice dans la révolution et dans l’Eglise. Vol II. 1858. Cité Dans BANCAL, Jean (1967). Proudhon, œuvres choisies. Paris : Gallimard, 384 pages

perspective, Henri Laborit (1973) affirme qu’ « un pouvoir politique généralisé doit s’appuyer sur un savoir politique généralisé ».

Complète car généraliste, cette formation ne pourra qu’être un processus permanent comme le souligne Proudhon pour qui « l’éducation de l’homme doit être constamment combinée et conçue pour qu’elle dure à peu près toute la vie »52. De même, pour Yvon Bourdet (1970)

« l’aptitude de chacun des membres à participer directement à toutes les décisions en connaissances de cause (…) présuppose une auto éducation permanente ».

Cette socialisation du savoir se traduit ainsi par une formation permanente et polyvalente notamment permise par une rotation de chacun sur l’ensemble des tâches et des fonctions de l’organisation : ainsi, pour Proudhon, chacun « a le droit d’en remplir successivement toutes les fonctions, d’en remplir tous les grades, suivant les convenances du sexe, de l’âge, du talent, de l’ancienneté »53. De même Jean-Louis Le Moigne et Daniel Carré (1977) plaident

« pour une alternance des rôles et des tâches dans la vie professionnelle ».

De par cette socialisation des savoirs - où chacun détient la totalité des connaissances nécessaires au fonctionnement de l’organisation - on retrouve le principe systémique enrichi, dans lequel s’inscrit tant la pensée complexe que proudhonienne, selon lequel le tout est inscrit dans chacune des parties qui forment le tout.

Dans une organisation autogérée, la formation devient donc une activité non plus périphérique mais centrale et fait de l’entreprise un véritable lieu d’apprentissage, tel que le souhaite Proudhon qui « exprime une extrême méfiance à l’égard des écoles spécialisées, et plus encore à l’égard des grandes écoles et des universités qui séparent les jeunes gens des entreprises et renouvellent ainsi la séparation des classes bourgeoise et ouvrière. C’est dans les entreprises que devrait se poursuivre une éducation de chacun » (Ansart, 1970).

Si la formation est une donnée si fondamentale pour l’autogestion c’est que c’est précisément elle qui va permettre de dépasser les découpages entre conception et exécution, calque de la distinction entre dirigeants et dirigés. Ainsi, Bakounine (1973) réclame « pour le prolétariat non seulement de l’instruction, mais toute l’instruction, l’instruction intégrale et complète, afin qu’il ne puisse plus exister au-dessus de lui, pour le protéger et pour le diriger, c’est-à-dire pour l’exploiter, aucune classe supérieure par la science, aucune aristocratie

52 PROUDHON, Pierre-Joseph. De la Capacité politique des classes ouvrières. 1865. Cité Dans BANCAL, Jean (1967). Proudhon, œuvres choisies. Paris : Gallimard, 384 pages

53 PROUDHON, Pierre-Joseph. Idée générale de la révolution, au XIXe siècle, 185. Cité Dans ANSART, Pierre (1984). Proudhon, textes et débats. Paris : Librairie Générale Française, 413 pages. ISBN : 2-253-03563-7

d’intelligence ». De même, pour Proudhon, il faut que cesse « cette abstraction fondamentale (…) d’où résulte la division de la société en deux catégories, celle des spirituels fait pour le commandement et celles des charnels voués au travail et à l’obéissance »54. Quant à Marie-Odile Marty (1979), elle fait de l’apprentissage « un mécanisme majeur de régulation de l’inégalité (…) L’apprentissage ne se limite pas à l’accès à une profession, ou une évolution socioculturelle : c’est une double évolution inséparable dans l’ordre du métier et dans l’ordre du pouvoir décisionnel qui permet un cheminement vers plus d’égalité ».

Ici, l’apprentissage n’a donc pas pour objectif « de produire des objets pour un marché, ni même de développer des comportements adaptés aux situations, mais fondamentalement d’éduquer à la liberté et à la responsabilité » (Prost, 2003). Cette citation d’Antoine Prost entre en totale résonance avec la conception de Proudhon pour qui le « travailleur ne devrait pas être seulement un producteur incité à augmenter la productivité pour accroître son salaire et encore moins un exécutant dans une armée industrielle planifiée. Le travailleur deviendrait un être complet, manuel et intellectuel, capable d’assumer des fonctions de responsabilité dans l’entreprise ; un être essentiellement actif, intervenant dans l’entreprise par son travail mais aussi par ses propositions, par sa ’’voix délibérative’’, par ses rapports à la collectivité » (Ansart, 1984). « Former des hommes libres », écrit Bakounine, « tel est le but final de l’éducation »55.

Au-delà de la théorie autogestionnaire, Albert Meister (1974), qui s’est penché sur sa mise en pratique concrète, constate que « le niveau d’instruction est parmi les variables indépendantes celle qui est le plus généralement mis en relation avec la participation ». Il remarque ainsi que

« les participants et surtout les participants très actifs, ont à la fois des niveaux d’instruction et des niveaux d’information plus élevés que les membres en général » et en conclut que « sans complément de formation et sans un flux constant d’information la démocratie des groupes, leur autogestion, ne peut fonctionner ».

Socialisation de l’information, de la communication et du savoir sont étroitement liées. La

« socialisation des moyens d’information » va en effet être à la base d’une intense diffusion des connaissances, développant dès lors chez chacun les capacités à prendre part aux

54 PROUDHON, Pierre-Joseph. De la justice dans la révolution et dans l’Eglise. 1858. Cité Dans BANCAL, Jean (1970 a). Proudhon, Pluralisme et autogestion I. Les fondements. Paris : Aubier Montaigne, 253 pages

55 Cité Dans PARAIRE, Philippe, PARAIRE, Michael (2008). Pierre-Joseph Proudhon, Michel Bakounine, Pierre Kropotkine : la révolution libertaire. Pantin : Le temps des cerises, 252 pages. ISBN :

978-2-84109-702-décisions. Conjointement, la « socialisation des moyens de communication » va elle aussi favoriser la circulation des connaissances mais également leur fécondation réciproque. Elle va par ailleurs encourager chacun à s’exprimer, développant, cette fois-ci, les possibilités de participer aux prises de décision.

Et c’est la socialisation conjointe de ces trois variables qui est à l’origine du partage égalitaire et de l’exercice collectif du pouvoir, donc du caractère autogéré de ces organisations. Comme le soulignent Philippe Braud et François Burdeau (1992), « le courant autogestionnaire porte une grande attention aux problèmes de la communication et de l’éducation pour assurer une participation réelle de tous aux processus décisionnels les concernant. Il s’agit de mettre sur pied une politique audacieuse de formation permanente [visant le] développement maximal et continu de toutes les potentialités humaines, elle est réputée directement porteuse d’un changement radical de la société toute entière, grâce à la formidable libération d’énergies créatrices qu’elle est censée permettre » à travers la socialisation de ces différentes variables.