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reconnaître le mythos dans le logos en restant autocritique :

On perçoit ainsi la dimension politique de cette révolution conceptuelle à laquelle nous invite la pensée complexe face aux processus organisationnels.

En effet, comme nous l’avons déjà évoqué avec la « noologie », « la connaissance, y compris scientifique, n’est pas le reflet des choses, mais dépend d’une organisation théorique, laquelle

est organisée par des facteurs supracognitifs (les paradigmes) et des facteurs infracognitifs (besoins, aspirations), facteurs qui eux-mêmes sont inséparables non seulement du sujet théoricien hic et nunc, mais de déterminations culturelles, sociales, historiques » (Morin, 1981). Pour ne pas rester aveugle sur ces déterminants et ses éventuelles conséquences, la pensée complexe doit penser sa dimension culturelle et politique. Elle doit « se situer anthropologiquement, sociologiquement, historiquement, logiquement, moralement » (Morin, 1981) et n’a aucun intérêt à cacher les aspirations et besoins auxquels elle cherche à répondre.

En la matière, les aspirations qui guident Edgar Morin (1981) sont claires : « il faut s’attaquer au problème de la domination dans ses structures mentales et organisationnelles » et repenser la révolution : « la révolution ne doit pas être éliminée. Elle doit être entièrement repensée.

Elle doit enfin être posée comme problème et non comme solution ». Ainsi, pour Edgar Morin (1980), « nous ne pouvons chercher de réponses que dans le sens d’une complexité plus haute que celle des sociétés existant ou ayant existé. C’est bien là le sens, à mes yeux, des aspirations contemporaines qui s’expriment sous le nom de démocratie, socialisme, communisme, libertarisme, libéralisme ».

Repenser la révolution nécessite tout d’abord d’opérer un retour en arrière sur les révolutions passées pour comprendre la cause de leur échec et de leurs dérives. Pour Edgar Morin (1981), si les révolutions du XXème siècle ont échoué c’est qu’elles se sont laissées envahir par le religieux : « le discours de la révolution est devenu inconsciemment le discours eschatologique annonçant/préparant/forgeant la fin des temps, la fin de l’histoire, la cité heureuse, la société harmonieuse. Et c’est là où gît l’erreur de pensée : c’est l’erreur d’avoir cru qu’il pourrait y avoir un achèvement politique, une solution finale, un avenir radieux ».

Au contraire, nous comprenons aujourd’hui avec la pensée complexe que « la bonne société ne peut être que régénération permanente, c'est-à-dire que la ’’bonne’’ révolution ne peut être que révolution permanente » (Morin, 1980).

Penser la révolution en dehors de cette approche conduit à la figer, à la scléroser, elle devient dès lors idéologie et ne peut aboutir qu’à l’inverse de ce à quoi elle aspire : « partout surgissent les vraies aspirations révolutionnaires. Et partout elles sont dérivées, captées, finalement confisquées au nom de l’idéologie qui les exprime justement, mais qui sert à les manœuvrer et inverser leur sens. Partout des forces énormes de libération travaillent pour leur propre esclavage et pour l’esclavage d’autrui » (Morin, 1981). Ainsi, « il nous faut comprendre que, dans une situation révolutionnaire, les actions les plus réactionnaires

concourent à la révolution, que dans une situation réactionnaire, les actions les plus révolutionnaires concourent à la réaction. Il nous faudra réfléchir écologiquement sur tant de révolutions déviées, ’’trahies’’, pourries, devenant contre-révolutions, créant parfois même un asservissement pire que l’asservissement qu’elles ont aboli » (Morin, 1980).

Repenser la révolution passe également pour Edgar Morin par un appel à la « marginalité » et à la « déviance » : « sachons que, dans l’histoire, tout commence par des mouvements marginaux, déviants, incompris, souvent ridiculisés et parfois excommuniés. Or ces mouvements, quand ils parviennent à s’enraciner, à se propager, à se relier, deviennent une véritable force morale, sociale et politique » (Morin, 2004), « nous avons besoin de déviants, de marginaux, d’exclus. Ils nous sont beaucoup plus nécessaires que les inclus et intégrés » (Morin, 1981). Edgar Morin (1991) milite ainsi pour « la possibilité d’expression de déviances », à laquelle ce travail souhaite activement contribuer.

Repenser la révolution nécessite enfin de rester lucide et d’être capable d’autocritique envers ses aspirations et idéologies : « si nous sommes totalement possédés par une idée, nous perdons la liberté de la juger, de la confronter avec l’expérience. Nous devrions pouvoir être autonomes tout en étant possédés, c’est-à-dire capables de dialoguer de façon critique et rationnelle avec nos idées, sans devoir totalement éliminer la passion, voire le caractère de mythe qui est inclus dans toutes les idéologies d’émancipation, lesquelles nous poussent à œuvrer pour la liberté d’autrui » (Morin, 2001).

La pensée complexe nous enjoint ainsi à reconnaître la dimension symbolique de tout paradigme, le mythos dans le logos, tout en sachant la mettre à distance pour pouvoir dialoguer avec lui : « le mythe fait partie de la réalité humaine et politique (…) alors, le problème n’est pas de vivre dans un pur réel débarrassé des mythes, car alors ce réel s’effondrerait. Le problème est de reconnaître et élucider la réalité de l’imaginaire et du mythe, de vivre avec une nouvelle génération de mythes, les mythes reconnus comme mythes, d’entretenir un nouveau commerce, non plus dément, non plus sanglant, avec nos mythes, de les posséder autant qu’ils nous possèdent » (Morin, 1981).

Ainsi, l’utopie, qui nous permet de critiquer l’actuel pour ouvrir l’horizon des possibles doit elle-même se soumettre à la critique, et mieux encore à l’autocritique : « la méthode critique doit comporter sa propre critique » (Morin, 1981). Edgar Morin (1981) milite ainsi pour une

« conscience réflexive autocritique permanente ». C’est ainsi que l’utopie pourra devenir une

véritable théorie scientifique, plutôt que de dévier en idéologie comme à son habitude : « les théories scientifiques sont des systèmes d’idées qui portent la possibilité de leur réfutation et constituent ainsi des croyances d’un degré supérieur : des croyances portant le doute dans leur principe même ». Edgar Morin se place ici dans une perspective très proche du rationalisme critique poppérien.

Ainsi :

Il nous faut démythifier les mythes, mais ne pas faire de la démythification un mythe.

Nous ne pouvons échapper aux mythes, mais nous pouvons reconnaître leur nature de mythe, et commercer avec eux, à la fois de l’intérieur et de l’extérieur. Nous ne devons pas croire que nous puissions nous situer au-dessus des mythes. (…) Le problème, précisément, est de ne plus dériver le besoin et l’espoir révolutionnaire dans une nouvelle religion du salut. Il faut renoncer au mythe du salut historique, c’est-à-dire à l’idée d’une société réconciliée, harmonieuse, sans conflits, où règnent simultanément totale communauté et totale liberté. (…) Renoncer au salut historique n’est pas renoncer aux aspirations qui animaient le grand mythe d’émancipation, de liberté et de communauté. Ce n’est pas renoncer à l’espoir d’une transformation fondamentale de nos sociétés. Celles-ci sont encore si profondément barbares dans leur organisation même, elles sont riches de tant de possibilités que le mythe libertaire de la société sans contrainte et le mythe socialiste de la société sans domination de classe nous sont nécessaires comme utopies directives et motrices, mais à condition de ne pas se dégrader en mythes de salut, sources de fanatismes et de mort (Morin, 1981)

Ce travail de recherche revendique clairement son ancrage dans cette pensée complexe, notamment par son objet d’étude particulier qu’est l’autogestion.

Tout d’abord, ce travail s’inscrira, comme nous l’avons déjà évoqué, dans une approche communicationnelle des phénomènes organisationnels. Il ambitionne de participer à l’élaboration de cette théorie de l’organisation communicationnelle qui n’occulte pas les problématiques de domination et de pouvoir mais travaille au contraire à les mettre en lumière grâce à une approche critique des nouvelles formes organisationnelles.

Ce travail tentera également de participer à l’élaboration de cette théorie sybernétique où la communication n’est plus subordonnée au contrôle mais permet de « piloter ensemble » grâce

à l’étude des pratiques autogestionnaires. Telle est d’ailleurs la définition même et la raison d’être de l’autogestion, comme nous le montrerons dans la prochaine partie de ce chapitre.

Ce travail s’inscrira ensuite dans une pensée dialogique en tentant de dépasser la logique dualiste disjonctive qui oppose, au sein des organisations, conception et exécution, pensée et action, calque de la distinction hiérarchique entre dirigeants et dirigés.

Ce travail étudiera également les phénomènes antagonistes/concurrents/complémentaires d’autonomie/dépendance, tant au sein des organisations (dans l’organisation du travail) que dans leur relation à leur environnement.

Ce travail s’inscrira enfin dans une approche symbolique des organisations à travers l’étude de la culture d’entreprise, à laquelle sera adossée la problématique dialogique de l’unité et de la diversité.

Par ailleurs, ce travail tentera de donner à voir, avec l’autogestion, l’expérimentation d’organisations anthropo-sociales à la fois hiérarchiques, acentriques et polycentriques mêlant spécialisations et polyvalences.

De par ce terrain peu commun que sont les expérimentations autogestionnaires, ce travail de recherche souhaite également répondre à l’appel à la « déviance » lancé par Edgar Morin et s’ancre explicitement dans le projet politique de la pensée complexe en tentant de repenser la révolution à l’heure de la société de l’information, de la communication et du savoir.

Ce travail souhaite cependant rester lucide sur ce mythe autogestionnaire. Il ne cherchera donc pas à cacher ses échecs et dérives mais travaillera au contraire à les mettre en lumière.

Ainsi, l’approche critique des « nouvelles formes organisationnelles » précédemment évoquée avec la communication organisationnelle, sera doublée d’une approche lucide de l’autogestion.

1.4. L’autogestion, un objet d’étude pertinent pour une approche

complexe et communicationnelle des