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b) Une approche dialogique des phénomènes organisationnels :

La pensée proudhonienne est également, comme nous l’avons déjà évoqué, précurseur de la dialogique. Comme le souligne Pierre Ansart (1970), c’est en effet une « pensée consciente de

18 PROUDHON, Pierre-Joseph. De la justice dans la révolution et dans l’Eglise. Vol II. 1858. Cité Dans GURVITCH, Georges (1965). Proudhon, sa vie, son œuvre avec un exposé de sa philosophie. Paris : Presses Universitaires de France, 116 pages.

19 PROUDHON, Pierre-Joseph. De la justice dans la révolution et dans l’Eglise. Vol II. 1858. Cité Dans BANCAL, Jean (1967). Proudhon, œuvres choisies. Paris : Gallimard, 384 pages

20 PROUDHON, Pierre-Joseph. Du principe fédératif. 1863. Cité Dans ANSART, Pierre (1984). Proudhon, textes et débats. Paris : Librairie Générale Française, 413 pages. ISBN : 2-253-03563-7

la contradiction des phénomènes » qui « affirmera sans ambiguïté l’impossibilité de surmonter totalement les contradictions sociales ».

Tout comme Edgar Morin, Pierre-Joseph Proudhon s’inspire donc de la dialectique hégélienne tout en la dépassant en refusant la notion de synthèse à laquelle se substitue la notion de « balancement » ou « équilibre instable » : « l’antinomie ne se résout pas ; là est le vice fondamental de toute la philosophie hégélienne. Les deux termes dont elle se compose se balancent »21, « les termes antinomiques ne se résolvent pas plus que les pôles opposés d’une pile électrique ne se détruisent. Le problème consiste à trouver non leur fusion qui serait leur mort, mais leur équilibre sans cesse instable, variable selon le développement même de la société »22. L’équilibre instable entre les deux termes « ne naît point d’un troisième terme mais de leur action réciproque »23. Tout comme la « dialogique » morinienne, la « dialectique sérielle » proudhonienne invite à découvrir « des modèles divers de relations : antagoniques, conflictuels, complémentaires » (Ansart, 1984).

Ainsi, la société apparaît à Proudhon comme constituée d’une pluralité de groupes et de personnes « à la fois autonomes et solidaires, en opposition et en composition, ils engendrent par leurs implications, leurs tensions et leurs complémentarités la vie même et le développement social » (Bancal, 1967).

Et c’est bien cette dialectique sérielle qui fait de la pensée proudhonienne une pensée complexe, objet de tant de malentendus à son époque car « source de contradictions » (Bancal, 1967), et dont Proudhon a eu peine à expliquer la légitimité : « la faute n’est pas à moi simple chercheur de série (…) si notre système (…), dont la logique (…) fataliste, unitaire est incapable de rendre compte (….), s’explique à l’aide d’une philosophie plus large, admettant la pluralité des principes, la lutte des éléments, l’opposition des contraires »24. La pensée proudhonienne est ainsi une pensée du pluralisme : « c’est de ce pluralisme réel, dont il a eu l’intuition par la lecture de travaux de biologistes, de chimistes et de physiciens, mais surtout qu’il a découvert par sa propre observation de la réalité sociale, que Proudhon est parti. Il en a déduit l’ensemble de ses constructions philosophiques, économiques, politiques

21 PROUDHON, Pierre-Joseph. De la justice dans la révolution et dans l’Eglise. Vol II. 1858. Cité Dans ANSART, Pierre (1984). Proudhon, textes et débats. Paris : Librairie Générale Française, 413 pages. ISBN : 2-253-03563-7

22 PROUDHON, Pierre-Joseph. Théorie de la propriété. 1862. Cité Dans ANSART, Pierre (1984). Proudhon, textes et débats. Paris : Librairie Générale Française, 413 pages. ISBN : 2-253-03563-7

23 PROUDHON, Pierre-Joseph. De la pornocratie. 1875. Cité Dans BANCAL, Jean (1967). Proudhon, œuvres choisies. Paris : Gallimard, 384 pages.

24 PROUDHON, Pierre-Joseph. Théorie de la propriété. 1862. Cité dans BANCAL, Jean (1967). Proudhon,

et pédagogiques. Et celles-ci viseront pragmatiquement au respect et à l’organisation dynamique de cette nature pluraliste » (Bancal, 1970), notamment grâce à cette dialectique sérielle.

Pluralisme et dialectique sérielle vont ainsi former deux puissants arguments à l’encontre des systèmes de pensée unitaires et statiques et rapprochent à bien des égards la pensée proudhonienne de la pensée processuelle commune tant à la pensée complexe qu’au champ de la communication organisationnelle. En effet, si Proudhon rejette la synthèse hégélienne c’est qu’il la soupçonne « d’être une représentation destructrice du mouvement et éventuellement d’être, dans la réalité humaine, le moment du pouvoir, le moment de l’oppression où un Etat prétend synthétiser les contraires alors qu’il les détruit » (Ansart, 1984). Ainsi, « ce que Proudhon attaque (…) c’est toute doctrine, toute institution, toute mentalité, toute structure qui se constitue au mépris de ce pluralisme social » (Bancal, 1967).

On comprend dès lors qu’il unisse dans une même critique des systèmes et des doctrines en apparence si diverses : le capitalisme, l’Etat et la religion : « c’est qu’elles sont pour lui le fruit d’une même vision abstraite de l’homme et de la société considérés utopiquement comme unitaires, unanimes, uniformes, unifiés, - alors que l’observation les révèle comme pluralistes, combinaison d’éléments à la fois solidaires et antagonistes, associés et irréductibles » (Bancal, 1967). Et c’est pour les mêmes raisons qu’il condamne le communisme tout comme le « mythe de la communauté ». Ces pensées unitaires brisent automatiquement le mouvement qui naît des antinomies, équilibres et tensions entre termes divers. On retrouve ainsi dans la pensée proudhonienne l’adage morinien selon lequel « toute vie qui s’immobilise, sur cette terre, devient cadavre » (Morin, 1977).

Ainsi, pour Proudhon, « il n’y a de fixe et d’éternel que les lois mêmes du mouvement (…) Le progrès encore une fois c’est l’affirmation du mouvement universel, par conséquent, la négation de toute forme et formule immuable, de toute doctrine d’éternité, d’inamovibilité, d’impeccabilité…appliquée à quelque être que ce soit ; de tout ordre permanent, sans excepter celui même de l’univers ; de tout sujet ou objet, empirique ou transcendantal, qui ne change point »25.

Cette reconnaissance du mouvement perpétuel au sein de la pensée proudhonienne la donne à voir « comme une méthode, jamais comme un système, comme une voie à développer, jamais comme une construction définitive » (Bancal, 1967). Le lien avec la méthode morinienne est

25 PROUDHON, Pierre-Joseph. Philosophie du progrès. 1853. Cité Dans ANSART, Pierre (1984). Proudhon, textes et débats. Paris : Librairie Générale Française, 413 pages. ISBN : 2-253-03563-7

ici évident lorsqu’on lit cette citation de Proudhon au regard des propos suivants d’Edgar Morin :

Je ne recherche ici ni la connaissance générale ni la théorie unitaire. Il faut au contraire, et par principe, refuser une connaissance générale : celle-ci escamote toujours les difficultés de la connaissance, c’est-à-dire la résistance que le réel oppose à l’idée : elle est toujours abstraite, pauvre, idéologique, elle est toujours simplifiante. De même la théorie unitaire, pour éviter la disjonction entre les savoirs séparés, obéit à une sur simplification réductrice, accrochant tout l’univers à une seule formule logique (…) À l’origine, le mot méthode signifiait cheminement. Ici, il faut accepter de cheminer sans chemin (…) La méthode ici s’oppose à la conception ’’méthodologique’’ où elle est réduite à des recettes techniques (Morin, 1977)

De par cette conception processuelle, Proudhon rejoint également la « révolution permanente » pour laquelle milite Edgar Morin. En effet, « loin de s’ériger en système définitif, au nom d’une science dogmatisée, cette construction autogestionnaire n’apparaîtra jamais définitive, mais en perpétuel devenir. Du réalisme et du pluralisme social s’induit en effet un développement social en perpétuelle mutation : les hommes et les groupes sont en état de ’’révolution permanente’’ et se transforment sans cesse, par les nouveaux rapports qu’ils établissent sans fin entre eux, ce corps fédéré dont ils sont les cellules vivantes » (Bancal, 1970 b).

C’est ainsi, dans cette perspective pluraliste et processuelle, que sera pensé le modèle fédéraliste/mutuelliste proudhonien :

Le concept de mutuellisme (…) ne va cesser d’être pensé par opposition au distinct, à l’unique et à l’absolu (…) Le mutuellisme désigne donc, en première approximation, un système de relations entre des termes différenciés par opposition à un système homogène de centralisation achevée. Aussi bien Proudhon ne cessera de l’opposé au

’’gouvernementalisme ’’ qu’il définit comme un système unitaire absorbant les parties sous une direction unique aussi bien qu’au ’’communisme ’’ qu’il définit comme un système homogène où s’effaceraient les individualités et les différences. Le mutuellisme prend ainsi pour fondement et en même temps pour principe un pluralisme ontologique et économique considéré comme solution nécessaire à l’organisation économique. (…) Il faudra donc que soient respectées, en même temps qu’une certaine liberté des foyers

de production, leur différence et leur pluralité, et constitué un tissu social et politique garantissant le maintien de ce pluralisme économique (Ansart, 1970)

C’est ce maintien du pluralisme que réalise, aux antipodes des régimes centralisateurs et autoritaires, le fédéralisme, système qui repose à la fois sur la liberté, l’autonomie et, d’autre part, sur la force d’organisation, l’autorité. Avec le mutuellisme et le fédéralisme, l’objectif de Proudhon sera ainsi de « trouver un état d’égalité sociale qui ne soit ni communauté, ni despotisme, ni morcellement, ni anarchie mais liberté dans l’ordre et indépendance dans l’unité »26.

Ordre/désordre :

Tout comme la pensée complexe, la pensée proudhonienne travaille à dégager une autre conception de l’ordre. Comme l’explique Georges Gurvitch (1965) : « Proudhon critique les théories de l’ordre, qu’il s’agisse d’ordre transcendant comme chez Bonald et De Maistre, d’ordre ’’positif’’ comme chez Auguste Comte, d’harmonie comme chez Leibniz et à sa suite Fourrier. A l’encontre de toutes ces conceptions, La création de l’ordre dans l’humanité insiste sur les ordres immanents, multiples et antinomiques, sans cesse en création ».

Il va ainsi s’attacher à souligner l’aspect organisationnel du désordre et l’inséparabilité des termes ordre-désordre-organisation. En effet, pour Proudhon, « comme il n’est pas de liberté sans unité, sans ordre (…) il n’est pas de liberté sans variété, sans pluralité, sans divergence ; pas d’ordre sans protestation, contradiction, antagonisme. Liberté et ordre sont adossés l’un à l’autre. On ne peut les séparer, ni les abstraire l’un de l’autre »27. Dès lors, dans la pensée proudhonienne « les processus de transformation et de déstructuration importeront autant que les faits d’organisation » (Ansart, 1970) car elle voit « dans le conflit une force organisatrice »28. Ainsi, pour Michael et Philippe Paraire : « ’’je détruirai et je construirai’’ fut toute sa vie la devise de Proudhon » (Paraire et Paraire, 2008). Une idée que l’on retrouve également chez son disciple russe Bakounine : « confions-nous donc à l’esprit éternel qui ne détruit et anéantit que parce qu’il est la source insondable et éternellement créatrice de toute vie. La joie de la destruction est en même temps une joie créatrice » (Arvon, 1966).

Cette dialogique entre ordre et désordre se retrouve dans l’utilisation contradictoire que Proudhon fait du terme « anarchie », utilisée tant dans son acceptation négative (déjà

26 PROUDHON, Pierre-Joseph. De la célébration du dimanche. 1839. Cité Dans ANSART, Pierre (1984).

Proudhon, textes et débats. Paris : Librairie Générale Française, 413 pages. ISBN : 2-253-03563-7

27 PROUDHON, Pierre-Joseph. De la capacité pol iti que des classes ouvrières. 18 65. Cité Dans BANCAL, Jean (1970 a). Proud hon, Pl ural isme et aut ogestio n I. Les fondements. Paris : Aubier Mo ntaigne, 25 3 pages

28 PROUDHON, Pierre-Joseph. De la justice dans la révolution et dans l’Eglise. Vol II. 1858. Cité In BANCAL, Jean. Proudhon, pluralisme et autogestion. Tome II. Les réalisations. Editions Montaigne, 1970

dominante à son époque) que positive : « Proudhon reprend exactement et lucidement un mot chargé de non-valeur, un terme maudit, pour désigner une théorie qu’il veut cependant constructive, dont il dit, précisément, qu’elle est la seule constructive »(Ansart, 1970). Ainsi, pour Proudhon, « l’anarchie est simultanément destruction, critique et affirmation » (Ansart, 1970).

Unité/diversité :

Comme nous l’avons évoqué à maintes reprises, Proudhon est un penseur du pluralisme et de la diversité, qu’il souhaite préserver à tout prix sous peine de scléroser le mouvement à l’origine de la vie. Pour autant, Proudhon ne défend pas un modèle atomiste : « la préoccupation de Proudhon sera de découvrir de nouvelles formes de centralisation économiques qui évitent à la fois les risques d’une dispersion désordonnée et les dangers de l’absorption étatique (…) il repousse les deux possibles que sont l’individualisme capitaliste et la communauté des biens ». Ainsi, « pour lui la vie, le mouvement, la liberté naissent de l’unité pluraliste; la mort, la paralysie, la tyrannie, - de l’Un, qui s’imposant à tous, s’absolutise (l’impérialisme), - d’un Tout qui, confondant chacun, se massifie (le totalitarisme) (Ansart, 1970)

Le pluralisme proudhonien « pose [donc] –comme axiome intellectuel et évidence factuelle – autant l’unité pluraliste, que la pluralité de l’un » (Bancal, 1970 b). On retrouve ici toute l’essence de l’ « unita multiplex » d’Edgar Morin

Tel est le sens de sa dialectique sérielle qui cherche à penser le balancement, l’équilibre instable entre unité et diversité : « en dépit de l’entendement dont l’effort tend incessamment à résoudre la diversité dans l’unité, les deux principes restent en présence et toujours en opposition »29, « découvrir une série, c’est apercevoir l’unité dans la multiplicité, la synthèse dans la division » (Proudhon, 1927).

Cette dialogique entre unité et diversité est au fondement même du modèle mutuelliste/fédéraliste proposé par Proudhon. En effet, « le mutuellisme définit un espace social essentiellement pluraliste et solidaire, constitué d’éléments relativement autonomes et dialectiquement unis où les formes de solidarité, loin d’absorber les différenciations, en seraient au contraire le résultat » (Ansart, 1970). Ainsi, pour Pierre Ansart (1970), « le fédéralisme n’est qu’une expression juridique (incarnée dans une organisation rationnelle) du

29 PROUDHON, Pierre-Joseph. Du principe fédératif. 1863. Cité Dans ANSART, Pierre (1984). Proudhon, textes et débats. Paris : Librairie Générale Française, 413 pages. ISBN : 2-253-03563-7

principe qui domine toute la pensée proudhonienne : la synthèse entre l’universalisme et l’individualisme, entre l’unité et la variété. (…) Il est une symbiose sans confusion ni disparition des spécificités ».