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Les attaches entre pensée complexe et communication organisationnelle se révèlent dès le premier tome de la méthode morinienne où sont clairement affirmés les liens que nourrissent phénomènes organisationnels et phénomènes communicationnels : « l’organisation est toujours un phénomène de communication (…) la communication est toujours un phénomène d’organisation » (Morin, 1977).

La cybernétique :

C’est dans la cybernétique que la pensée complexe puise cette homologie entre organisation et communication :

La première originalité de la cybernétique a été de concevoir la communication en termes organisationnels. (…) La communication constitue une liaison organisationnelle qui s’effectue par la transmission et l’échange de signaux. Ainsi, les processus régulateurs, producteurs, performants peuvent être déclenchés, contrôlés, vérifiés par émissions/réceptions, échanges de signaux ou informations (…) Le légitime étonnement de Wiener sur la liaison commande/communication posait le problème de l’organisation dans et par la communication (Morin, 1977).

Mais la pensée complexe ne se contente pas de s’inspirer de la cybernétique, elle propose également de la dépasser.

En effet, si la cybernétique est la première théorie mettant clairement en lumière les liens entre communication et organisation, elle tend à subordonner l’une au profit de l’autre : « à vrai dire, Wiener n’a pas seulement mis ensemble la commande et la communication, ce qui s’impose à toute théorie de l’organisation communicationnelle : il a subordonné la communication à la commande (…). De fait, la cybernétique devenait, non pas la science de l’organisation communicationnelle, mais la science de la commande par la communication » (Morin, 1977).

La cybernétique reste dès lors prisonnière de l’ancien paradigme qui pense en termes dualistes, disjonctifs et réducteurs : « s’est imposée à [Wiener] l’évidence d’une organisation commandée de façon normative et impérative par une entité supérieure. Ainsi, le principe de

l’Esprit commandant la Matière, de l’Homme commandant la Nature, de la Loi commandant le Citoyen, de l’Etat commandant la Société, devint celui de l’Information régnant sur l’Organisation ». Ainsi, « le paradigme wienérien fut surdéterminé à la fois par le paradigme de simplicité propre à la science classique et par la forme techno-industrielle de l’organisation asservissante du travail propre aux sociétés historiques. D’où la subordination de la communication à la commande, ce qui signifie que l’organisation-communication s’établit nécessairement par l’asservissement (esclavagisation ou assujettissement) » (Morin, 1977).

La pensée complexe souhaite ainsi enrichir le couple organisation-communication issu de la cybernétique par les problématiques de pouvoir et de domination, totalement occultées par cette dernière. Edgar Morin (1977) va dès lors se livrer à une vive critique de la cybernétique en lui reprochant :

- d’occulter ces questions et de participer ainsi à rendre le pouvoir invisible : la cybernétique a « occulté le problème du pouvoir caché sous la commande », « la commande a occulté la richesse de l’organisation communicationnelle, et l’information a occulté la problématique des appareils. Le pouvoir est caché et la communication est serve ». Ainsi, « si l’appareil est invisible à ceux qui le subissent, c’est aussi parce qu’une théorie de l’organisation communicationnelle n’a pas encore émergé dans les sciences, ni physiques, ni biologiques, ni anthropo-sociologiques ».

- tout en les prolongeant dans de nouvelles dimensions. En effet, avec la cybernétique,

« s’est constitué un nouveau couple maître-esclave, le couple information-énergie.

(…) Ce couple information-énergie est en fait la traduction physique opérationnelle de la domination sociale : celle d’un pouvoir qui monopolise l’information générative et programme l’action des exécutants réduits aux tâches énergétiques ».

Edgar Morin plaide ainsi pour l’élaboration d’une véritable théorie de l’organisation communicationnelle qui n’occulte pas les problématiques de domination et de pouvoir mais se fait au contraire un devoir de les traiter de front pour les réactiver. En effet, pour Edgar Morin (1977), une « société conçue comme organisation informationnelle/communicationnelle ne peut que renouveler et enrichir le problème sociologique de la domination et du pouvoir ».

Une entreprise qui accorde une place centrale à la distinction entre dirigeants et dirigés en lien avec la problématique informationnelle au sein des organisations :

Elle nous mène à détecter le problème clé de la monopolisation de l’information. Le pouvoir est monopolisé dès qu’un appareil et par là même une caste ou classe

d’appareils monopolise les formes multiples d’information, lie directement le pouvoir et le savoir (…). L’exploitation et la domination coïncident avec la relégation des exploités et dominés aux tâches purement énergétiques d’exécution, à leur exclusion de la sphère générative/programmatrice. Ils n’ont droit qu’aux signaux les informant de ce qu’ils doivent faire, penser, espérer, rêver (Morin, 1977)

Il propose de nommer cette théorie de l’organisation communicationnelle « sybernétique », qui n’est plus « art/science de la gouverne » mais « art/science de piloter ensemble, où la communication n’est plus un outil de la commande, mais une forme symbiotique complexe d’organisation » (Morin, 1977). Avec la sybernétique, la communication n’est ainsi plus subordonnée à la commande.

Un mouvement similaire se dessine dans le champ de la communication organisationnelle qui travaille à renverser la relation hiérarchique assujettissant la communication à l’organisation.

Une démarche que l’on retrouve particulièrement chez Jean-Louis Lemoigne (2000), qui lui aussi fustige « la réduction de la communication à l’efficiente commande cybernétique ». Il travaille ainsi à remplacer l’information « définie comme un sous-produit entropique de l’interaction entre matière et énergie » par une nouvelle conception où elle serait définie comme « produit ’’anthropique’’ de la communication humaine telle qu’elle se manifeste dans les organisations complexes ». Dans une perspective très proche de celle de la sybernétique morinienne, Jean-Louis Lemoigne amorce une nouvelle perspective qui ne consiste plus à « décider de la forme optimum à donner à l’organisation et d’en inférer la bonne forme de la communication organisationnelle réduite à un système de commande » mais à « chercher, en tâtonnant sans cesse, à parvenir à mettre en œuvre collectivement des processus d’élaboration des décisions » pour « tirer davantage ressources de l’intelligence téléologique des acteurs que du calcul rationnel de la bonne hiérarchie ».

La systémique :

Pour penser les liens entre communication et organisation, la pensée complexe puise également dans la systémique, comme nous l’avons évoqué dès le début avec la place centrale qu’y occupent les « liaisons, articulations, solidarités, implications, imbrications, interdépendances, complexités » (Morin, 1977), en un mot : les interactions, en opposition avec le paradigme de disjonction/réduction/exclusion.

La notion de « systémique » émerge dans les années 1950 avec Ludwig Von Bertalanffy et sa Théorie générale des systèmes où la notion de système est définie comme « un ensemble

d’unités en interrelations mutuelles ». Ludwig Von Bertalanffy y pose le principe selon lequel tout système est un ensemble dont les éléments ne peuvent s'étudier isolément car ils sont en interaction ; et c’est bien leurs relations, et non leur simple agrégat, qui fondent le système.

Ainsi, selon l’approche systémique, les interrelations ont un rôle profondément organisationnel. Une approche que l’on retrouve chez Edgar Morin (1977) pour qui « les interactions relationnantes sont génératrices de formes et d’organisation ».

La pensée complexe va ainsi puiser au cœur des « deux caractères principaux [de la systémique], le premier est l’interrelation des éléments, le second est l’unité globale constituée par ces éléments en interrelation » (Morin, 1977). Cette approche va ainsi permettre de donner une première définition à la notion d’organisation comme un

« agencement de relations entre composants ou individus qui produit une unité complexe ou système » (Morin, 1977). La notion de relation est donc au centre de cette approche des organisations : « l’organisation (…) relie les éléments entre eux, les éléments en une totalité, les éléments à la totalité, la totalité aux éléments, c’est-à-dire lie entre elles toutes les liaisons et constitue la liaison des liaisons » (Morin, 1977).

Mais Edgar Morin (1977) va également enrichir la systémique en mettant l’accent sur les

« qualités et propriétés nouvelles émergeant des interrelations entre parties » qui apparaissent

« non seulement au niveau global mais éventuellement au niveau des composants ». Ces qualités ou propriétés nouvelles sont ainsi absentes ou virtuelles au niveau des parties lorsqu’elles sont prises isolément et ne peuvent apparaître ou s’actualiser que par et dans le tout. « Dès lors, non seulement le tout est plus que la somme des parties, [mais] c’est la partie qui est, dans et par le tout, plus que la partie » (Morin, 1977). Ainsi, la notion d’émergence

« permet de mieux comprendre le sens profond de la proposition selon laquelle le tout est plus que la somme des parties » (Morin, 1977). Elle nous permet également de comprendre que le développement de l’organisation ne signifie pas seulement accroissement des contraintes pour les parties mais peut également accroître leurs potentialités. Cette approche nous sensibilise ainsi à la nécessité d’étudier dans tout système non seulement « la perte par contraintes, asservissements, répressions », mais également « le gain en émergence ». Edgar Morin (2001) propose donc dans le sixième tome de sa Méthode une nouvelle définition enrichie de la notion de système comme « l’organisation de parties différentes en un tout, établissant des contraintes sur ces parties et produisant des qualités propres ou émergences, lesquelles rétroagissent sur les parties ».

Cet approfondissement de la systémique ouvre ainsi à une pensée dialogique tentant de comprendre les relations antagonistes mais également complémentaires que peuvent entretenir les termes d’un couple binaire comme ceux de soumission et d’émancipation.