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DANS LA SOCIÉTÉ DE DROIT MATERNEL

Dans le document La sexualitéet sa répression (Page 42-46)

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En comparant les deux civilisations, l'européenne et la mélanésienne, nous avons vu qu'il existe entre elles de profondes différences, tenant à ce que les forces que la société met en oeuvre pour façonner la nature biologique de l'homme ne sont pas les mêmes ici et là. Aussi bien en Europe qu'en Mélanésie, la société admet une certaine liberté sexuelle, quitte à intervenir ensuite, pour soumettre l'instinct sexuel à certaines règles ou normes. Mais les incidences du tabou et les manifestations de la liberté sexuelle dans les limites qui lui sont assignées varient d'une société à l'autre. De même, la répartition de l'autorité au sein de la famille et, en corrélation avec cela, la manière de compter la parenté ne sont pas les mêmes en Mélanésie que chez nous. Nous avons suivi, dans les deux sociétés, le développement du garçon et de la petite fille, dans le cadre des lois et coutumes propres à chacune d'elles. Nous avons constaté presque à chaque pas de grandes différences résultant de l'action réciproque des impulsions biologiques et des règles sociales, qui tantôt s'harmonisent, tantôt s'opposent, leur action combinée aboutissant à un état d'euphorie dans certains cas, à un état de déséqui-libre, gros cependant de possibilités de développement, dans certains autres. Et à la phase finale de l'évolution de l'enfant, c'est-à-dire à partir du moment où il atteint la maturité, nous avons vu ses tendances affectives se cristalliser en un système de sentiments à l'égard du père, de la mère, du frère, de la sœur et, chez les Trobriandais, à l'égard de l'oncle maternel, système typique pour chacune des sociétés considérées et que, pour ne pas nous écarter de la terminologie psycha-nalytique, nous avons appelé « complexe familial » ou « complexe nucléaire ».

Résumons brièvement les principaux traits de ces deux « complexes ». Le complexe d'Œdipe, qui constitue le système d'attitudes caractéristique de notre société patriarcale, se forme de très bonne heure, soit au cours de la transition de la première à la deuxième phase de l'enfance, soit pendant la deuxième. A la fin de celle-ci, c'est-à-dire lorsque le garçon arrive à l'âge de 5 ou 6 ans, ce complexe est déjà bien accusé, sinon toujours définitivement constitué. Il comprend déjà de nombreux éléments de haine et de désirs supprimés. Jusqu'ici, il me semble, les résultats auxquels je suis parvenu ne diffèrent pas beaucoup de ceux révélés par la psychanalyse 1.

Dans la société de structure matrilinéaire, au contraire, les enfants de cet âge, tout en éprouvant déjà pour le père et pour la mère des sentiments bien définis, montrent cependant que rien de refoulé, rien de négatif, nul désir frustré ne fait partie de ces sentiments. D'où vient cette différence ? Ainsi que nous l'avons vu, l'organisation sociale de la société trobriandaise se trouve en complète harmonie

1 Depuis que J'ai écrit cela, J'ai pu me rendre compte qu'aucun psychanalyste, orthodoxe ou mi-orthodoxe, n'accepterait ma conception du « complexe » ou tout autre aspect de ma doctrine.

avec la marche naturelle du développement, tandis que chez nous l'institution du droit paternel est faite pour contrecarrer et réprimer un grand nombre d'impul-sions et d'inclinations naturelles. Pour citer quelques détails, nous rappellerons l'action inhibitrice que nos institutions patriarcales exercent sur l'attachement passionné du jeune garçon à la mère, à quel point elles s'opposent à son désir de se trouver avec elle en constant contact physique ; nous rappellerons également l'influence que ces institutions exercent sur notre morale qui condamne la sexualité infantile ; la brutalité du père, surtout dans les classes inférieures; la manière à la fois forte et subtile dont, dans les classes supérieures, le père use de son droit exclusif sur la mère et l'enfant, celle-là vivant dans la crainte continuelle de déplaire au mari, de le mécontenter : autant de facteurs qui ne réussissent qu'à séparer les enfants des parents. Même dans les cas où la rivalité entre le père et l'enfant se disputant l'affection de la mère se trouve réduite au minimum ou n'existe pas du tout, il s'opère, au cours de la deuxième période, une séparation nette entre le père et l'enfant, leurs intérêts sociaux prenant des directions diver-gentes. L'enfant devient encombrant, il entrave la liberté des parents, il est toujours là pour rappeler au père que le moment de son déclin est proche et, lorsque c'est un fils, il représente souvent pour le père une menace future de rivalité sociale. C'est ainsi qu'en plus des raisons d'ordre sentimental, des raisons de nature sociale interviennent pour produire des frictions entre le père et l'enfant.

Je dis à dessein « enfant », et non « garçon », car, d'après ce que nous avons pu observer, la différence de sexe ne joue aucun rôle dans cette phase et des relations plus intimes entre le père et la fille n'ont pas encore fait leur apparition.

Aucune de ces forces et influences ne fait sentir son action dans la société trobriandaise, de structure matrilinéaire. Tout d'abord (et il va sans dire que cela n'a rien à voir avec le régime de lignée maternelle), le sexe comme tel et la sensualité en elle-même n'y sont pas l'objet d'une condamnation générale, et on n'y éprouve aucune horreur morale à l'idée de la sexualité infantile. On permet à l'attachement sensuel de l'enfant pour la mère de suivre son cours naturel, jusqu'au moment où l'enfant se trouvant attiré par d'autres intérêts charnels, cet attachement s'éteigne de lui-même. L'attitude du père à l'égard de l'enfant pendant ces deux premières périodes est celle d'un ami et d'un protecteur. Alors que chez nous le père est aimé d'autant plus qu'il se montre moins souvent dans la nursery, le père trobriandais commence par être la nurse de ses enfants, pour devenir ensuite leur camarade.

La vie pré-sexuelle, à cette phase, suit également un développement différent en Europe et en Mélanésie. Les répressions qu'on pratique dans nos nurseries, surtout dans celles des classes élevées, développent chez les enfants une tendance à dissimuler leur curiosité pour les choses indécentes, surtout pour les fonctions et les organes d'excrétion. Chez les primitifs, rien de pareil. Leurs enfants ne connaissent pas la distinction précoce entre le décent et l'indécent, entre le pur et l'impur, ni le tabou qui pèse chez nous sur les rapports entre enfant et mère et à la faveur duquel celui-là se trouve de bonne heure expulsé du lit de celle-ci et soustrait à ses caresses charnelles.

Toutes ces complications, disons-nous, sont épargnées aux enfants trobrian-dais. Mais à la phase suivante de la sexualité on observe une différence non moins importante. En Europe, nous le savons déjà, cette période est caractérisée par un état de latence plus ou moins prononcée, qui implique une solution de continuité dans le développement sexuel et contribuerait, d'après Freud, à renforcer

beaucoup de nos répressions, ainsi que l'amnésie générale, et entraverait d'une façon plus ou moins dangereuse le développement sexuel normal de l'enfant. En revanche, cette latence serait due au fait que d'autres intérêts culturels et sociaux réussissent à prendre le dessus, à refouler au second plan les intérêts purement sexuels. Chez les primitifs, la sexualité revêt à cette phase une forme précocement génitale, à peu près inconnue chez nous et qui se place tout de suite au premier rang des intérêts de l'enfant, pour s'y maintenir ultérieurement, d'une façon définitive. Ce fait, bien que préjudiciable au point de vue culturel proprement dit, présente cependant l'avantage de permettre à l'enfant de se soustraire graduelle-ment, sans secousses, aux influences familiales.

Ces remarques nous introduisent dans la seconde moitié du développement de l'enfant, étant donné que la période de latence existant dans nos sociétés fait partie de cette moitié. En examinant les deux phases dont se compose celle-ci, et qui sont les dernières phases de l'évolution sexuelle en général, on constate, entre les deux types de sociétés que nous envisageons, une autre différence, également profonde. Tandis que chez nous, en effet, le complexe d'Œdipe, les attitudes du ,garçon envers les parents se stabilisent et se cristallisent pendant la première phase de la puberté, c'est surtout, sinon exclusivement, pendant la seconde phase qu'en Mélanésie se forment les premiers complexes. C'est alors seulement que l'enfant commence à être assujetti au système de répressions et de tabous, qui a pour but de façonner, de modeler sa nature. A ces forces il réagit, soit en s'adaptant aux exigences qu'on lui impose, soit en entretenant en lui des désirs et des penchants réprimés, parce qu'en opposition avec ces exigences : c'est que la nature humaine n'est pas seulement malléable, mais aussi élastique.

La soumission à la loi matriarcale de la tribu et la prohibition de l'exogamie, tels sont les deux principaux impératifs que la société mélanésienne impose à ses adolescents. C'est le frère de la mère qui a la charge d'inculquer au jeune garçon le premier de ces impératifs, et il s'en acquitte en faisant appel au sentiment de l'honneur, à l'orgueil et à l'ambition de l'enfant, en adoptant à son égard une attitude analogue à celle du père dans nos sociétés. Mais il entre dans les rapports entre l'enfant et l'oncle maternel des éléments négatifs, tels que jalousie et ressentiment, découlant des efforts que celui-ci exige de celui-là et de la rivalité qui existe souvent entre prédécesseur et successeur. Il se produit ainsi une attitude

« ambivalente », dans laquelle la vénération pour l'oncle occupe visiblement la première place et masque la haine qui, réprimée, ne se manifeste qu'indi-rectement.

Le second tabou, celui de l'inceste, entoure la sœur et, à un degré moindre, toutes les parentes maternelles, ainsi que les femmes du clan, d'un voile de mystère sexuel. De toutes ces femmes, c'est à la sœur que le tabou s'applique avec le plus de rigueur. Nous avons déjà montré comment ce tabou de séparation est introduit dans la vie du garçon dès son enfance et coupe court à la tendresse naturelle qu'il peut éprouver pour sa sœur. Et ce tabou, qui considère comme un crime même un contact sexuel accidentel entre frère et sœur, a pour effet de rendre l'idée de celle-ci toujours présente à l'esprit de celui-là, qui s'efforce de la réprimer par tous les moyens possibles.

Une comparaison rapide entre les deux systèmes d'attitudes familiales nous montre que dans la société patriarcale les rivalités infantiles et les fonctions sociales ultérieures introduisent dans les rapports entre père et fils, en même

temps qu'un attachement mutuel, un certain degré de ressentiment et d'antipathie.

D'autre part, la séparation précoce qui s'effectue entre la mère et le fils laisse chez ce dernier un désir profond, insatisfait, qui vient plus tard, lors de l'éveil de l'intérêt sexuel, s'ajouter, sous la forme d'un souvenir, aux nouvelles aspirations charnelles et assume souvent un caractère érotique qui apparaît dans les rêves et les jeux de l'imagination. Les Trobriandais ne connaissent pas de frictions entre père et fils ; quant à l'attraction que la mère exerce sur l'enfant, on n'y oppose aucune entrave, laissant les choses suivre leur cours naturel, spontané. L'attitude ambivalente de vénération et d'antipathie apparaît ici dans les rapports entre le jeune homme et son oncle maternel, tandis que la répression porte seulement sur les tentations incestueuses ayant pour objet la sœur. Appliquant à chacune de ces deux sociétés une formule brève, mais quelque peu vague, nous pouvons dire que le complexe d'Oedipe comporte le désir de tuer le père, pour épouser la mère, tandis que dans la société trobriandaise, matrilinéaire, il comporte le désir d'épouser la sœur et de tuer l'oncle maternel.

Nous avons, dans ce qui précède, résumé les résultats de notre enquête détaillée et donné une réponse au premier des deux problèmes que nous avons énoncés dans le premier chapitre de ce livre ; autrement dit, nous avons étudié la variation du complexe nucléaire, en rapport avec la constitution de la famille, et nous avons montré que ce complexe dépend de certaines modalités de la vie sociale et de la morale sexuelle.

A la psychanalyse revient le mérite d'avoir découvert l'existence, dans notre société, d'une configuration typique de sentiments et d'avoir montré, en partie tout au moins, et surtout en se plaçant au point de vue de la sexualité, les causes auxquelles cette configuration, ou complexe, doit son existence. Nous avons pu donner, dans les pages qui précèdent, une brève description du complexe nucléaire que nous avons observé dans une autre société, une société matrili-néaire, où ce complexe n'a jamais été étudié auparavant. Nous avons trouvé qu'il diffère essentiellement de celui qu'on observe dans la société patriarcale et montré pourquoi il ne pouvait en être autrement et quelles étaient les forces sociales qui lui ont donné sa forme et son contenu particuliers. Nous avons donné à notre comparaison une base aussi large que possible et, sans négliger les facteurs sexuels, nous avons également tenu compte d'autres éléments. Le résultat auquel nous sommes arrivés est fort important, car, jusqu'à présent, personne n'a soupçonné qu'il pût exister un complexe nucléaire d'un type différent de celui qui prévaut dans nos sociétés patriarcales. Mon analyse a pu établir que les théories de Freud ne s'appliquent pas seulement à la psychologie humaine en général, mais aux modifications de la nature humaine, en rapport avec les diverses organisa-tions sociales. En d'autres termes, je crois avoir montré qu'il existe une corrélation étroite entre le type de la société et la nature du complexe nucléaire qu'on y observe. Bien que, dans un certain sens, cette découverte confirme le principal dogme de la psychologie freudienne, elle n'en est pas moins de nature à modifier certaines de ses parties ou, plutôt, elle nous oblige à donner un peu plus d'élasticité à ses formules. Pour parler d'une façon plus concrète, il nous paraît indispensable d'établir d'une façon plus systématique la corrélation entre les influences sociales et les facteurs biologiques ; au lieu de faire du complexe d'Œdipe un phénomène d'une portée universelle, nous devons nous attacher à étudier chaque type de civilisation, en recherchant le complexe qui y prévaut.

Dans le document La sexualitéet sa répression (Page 42-46)