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LA CULTURE ET LE « COMPLEXE »

Dans le document La sexualitéet sa répression (Page 135-138)

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La tâche que nous nous étions imposée et qui consistait à suivre les transformations des dispositions instinctives, en rapport avec le passage de l'état de nature à l'état de culture, est terminée. Il nous reste à indiquer brièvement les lignes principales de notre discussion et à en résumer les résultats. Nous avons pris pour point de départ les conceptions psychanalytiques, relatives aux origines et à l'histoire du complexe. Mais nous n'avons pas tardé à nous trouver en pré-sence de nombreuses obscurités et contradictions. Le concept de répression d'éléments déjà réprimés, la théorie d'après laquelle l'ignorance (de la paternité) et le régime matrilinéaire ne seraient que des moyens destinés à détourner un sentiment de haine, l'idée que le droit paternel serait une heureuse solution de la plupart des difficultés familiales : tout cela est difficile à concilier aussi bien avec la doctrine générale de la psychanalyse qu'avec les faits et les principes fonda-mentaux de l'anthropologie. Nous avons montré également que toutes ces contradictions découlent de la manière de voir, d'après laquelle le complexe d'Œdipe serait la cause originelle de la culture, le fait qui aurait précédé et produit la plupart des institutions, idées et croyances humaines. En cherchant à saisir la

forme concrète sous laquelle, à en croire la théorie psychanalytique, le complexe d'Oedipe se serait produit, nous nous sommes trouvés en présence de l'hypothèse freudienne du « crime originel ». Freud voit dans la culture une sorte de réaction spontanée à ce crime et il prétend que le souvenir de celui-ci, le repentir, et l'attitude ambivalente qui l'ont suivi, ont survécu dans l' « inconscient collectif ».

N'ayant pu accepter cette hypothèse telle quelle, nous nous sommes imposé la tâche de la soumettre à une analyse plus serrée. Nous avons ainsi acquis la conviction que le crime dont parle Freud ne pouvait être conçu autrement que comme une ligne de démarcation entre la nature et la culture, comme un événe-ment marquant le moévéne-ment précis du début de la culture. Conçue autreévéne-ment, l'hypothèse perd toute signification. Mais si on l'interprète comme nous le faisons, l'hypothèse tombe en pièces, à cause des contradictions qui s'y révèlent. Ayant constaté que l'erreur capitale de l'hypothèse de Freud, comme de toutes les autres spéculations sur les formes primitives de la famille, provenait de ce qu'elle ne tient aucun compte des différences qui existent entre l'instinct et l'habitude, entre les réactions biologiquement définies et les adaptations culturelles, nous avons jugé nécessaire d'étudier la transformation qu'ont subie les liens de famille lors du passage de l'état de nature à l'état de culture.

Nous avons cherché à cerner la modification essentielle et à montrer quelles en ont été les conséquences pour la mentalité humaine. Au cours de ces recherches nous avons naturellement été obligés d'aborder les problèmes les plus importants de la psychanalyse, et nous avons été à même de formuler une théorie de la formation naturelle du complexe familial. Nous avons trouvé que le complexe était un produit secondaire inévitable de la culture, qu'il se manifestait à mesure que la famille se transformait, d'un groupe dont les membres étaient liés les uns aux autres par des instincts, en un groupe maintenu en cohésion par des liens culturels. Transposée en langage psychologique, cette proposition peut être exprimée ainsi: le complexe se forme à mesure qu'à la cohésion assurée par des impulsions liées et enchaînées les unes aux autres, se substitue une cohésion assurée par un système de sentiments organisés. La formation et l'organisation des sentiments se font suivant un certain nombre de lois psychologiques qui président à la maturation de l'esprit et la dirigent de telle sorte qu'un certain nombre d'attitudes, d'adaptations et d'instincts se trouvent éliminés d'un sentiment donné.

L'élimination de certains comportements et de certaines impulsions des rapports entre le père et l'enfant et entre la mère et l'enfant, peut se faire de nombreuses manières. L'organisation systématique des impulsions et émotions peut être la conséquence d'une disparition graduelle, d'un effacement progressif de certaines attitudes, cette disparition et cet effacement étant eux-mêmes l'effet soit de chocs dramatiques ou se produisant sous l'influence d'idéaux organisés, comme dans le cérémonial, soit de la crainte du ridicule ou de la pression de l'opi-nion publique. On constate, par exemple, qu'à la faveur de ces mécanismes la sensualité se trouve peu à peu éliminée des rapports entre l'enfant et la mère, alors que la tendresse qui avait caractérisé jusqu'à un certain moment les rapports entre le père et l'enfant fait place à la sévérité et à la coercition. Le mode de fonctionne-ment de ces divers mécanismes ne donne pas toujours exactefonctionne-ment les mêmes résultats, et plus d'une adaptation défectueuse (intellectuelle ou sociale) peut être attribuée à la défectuosité du mécanisme dont on se sert pour supprimer ou régler la sexualité ou pour imposer l'autorité. C'est ce que nous avons montré tout au long par un petit nombre de cas concrets, dans les deux premières parties de cet

essai. Et nous avons essayé d'en fournir une justification théorique dans la dernière partie.

C'est ainsi que l'organisation des sentiments, avec les conflits et les inadap-tations qu'elle implique, dépend en grande partie de la nature et de la qualité des mécanismes sociologiques qui fonctionnent dans une société donnée. Les principaux aspects de ces mécanismes sont représentés par des dispositions réglant la sexualité infantile, des règles relatives aux tabous de l'inceste, à l'exoga-mie, à la répartition de l'autorité, au mode d'organisation domestique. Mais ce qui fait peut-être le principal mérite de notre travail, c'est que nous avons pu faire ressortir les rapports qui existent entre facteurs biologiques, psychologiques et sociologiques. Nous avons formulé une théorie de la plasticité des instincts chez les hommes à l'état de culture et de la transformation des réactions instinctives en adaptations culturelles. Par son côté psychologique, notre théorie contient peut-être la promesse de nouvelles perspectives, puisque tout en insistant sur l'influ-ence des facteurs sociaux, elle relègue dans l'arsenal des curiosités, des hypo-thèses telles que l' « esprit de groupe », l' « inconscient collectif », l'instinct

« grégaire » et autres conceptions métaphysiques.

D'un bout à l'autre de nos recherches nous avons eu à nous occuper des problèmes centraux de la psychanalyse : inceste, autorité paternelle, tabou sexuel, maturation des instincts. En fait, les résultats de notre analyse confirment les enseignements généraux de la psychanalyse sur certains points, tout en faisant ressortir la nécessité d'une révision sérieuse pour d'autres. Même en ce qui concerne la question concrète du droit maternel et sa fonction, les résultats que j'ai publiés antérieurement et les conclusions auxquelles j'arrive dans le présent ouvrage ne sont pas en opposition radicale avec la doctrine psychanalytique. Le droit maternel, avons-nous fait remarquer, possède sur le droit paternel, entre autres avantages, celui de « scinder le complexe d'Œdipe », en partageant l'autorité entre deux mâles, tandis que, d'autre part, il introduit dans la prohibition de l'inceste un schéma cohérent qui fait de la loi de l'exogamie un prolongement direct du tabou sexuel valable pour la famille proprement dite. Nous avons cependant été obligés de reconnaître que le droit maternel ne découle pas seule-ment du complexe, mais est un phénomène plus vaste, déterminé par des causes très diverses. C'est ainsi que je me suis attaché à parler un langage correct, pour pouvoir d'autant mieux réfuter l'objection du Dr Jones qui me reproche d'attribuer l'apparition du droit maternel à des causes sociologiques et économiques incon-nues. J'ai essayé de montrer que le droit maternel devient intelligible, lorsqu'on le considère comme un moyen plus commode et plus utile de répartir la parenté que le droit paternel. Le point réel, nous l'avons vu, consiste en ceci : la méthode de répartir la parenté unilatéralement est adoptée dans presque toutes les cultures, mais chez les peuples dont le niveau de culture est très bas la lignée maternelle présente des avantages marqués sur la lignée paternelle. Un de ces avantages, le plus grand à notre avis, consiste en ce que le système matrilinéaire modifie et scinde le « complexe ».

Je tiens à ajouter qu'en se plaçant au point de vue psychanalytique on ne voit pas bien pourquoi le complexe comme tel est nécessairement nuisible. Après tout, aux yeux d'un psychanalyste, le complexe d'Œdipe est la fons et origo de la culture, le point de départ de la religion, de la morale, du droit. Quel besoin y a-t-il de le supprimer ? Pourquoi l'humanité ou l' « esprit collectif » se sont-a-t-ils donné tant de mal pour chercher les moyens de le briser ? Or, en ce qui nous concerne,

nous voyons dans le complexe, non une cause, mais un sous-produit, non une force créatrice, mais un symptôme d'inadaptation.

Ces conclusions ont été formulées pour la première fois dans deux articles séparés, publiés il y a quelques années et qui se trouvent reproduits dans les deux premières parties de ce volume. Ces conclusions apportent une certaine confir-mation à la théorie psychanalytique, à la condition de considérer celle-ci comme une simple hypothèse de travail et comme un moyen d'orientation, et non comme un système de thèses dogmatiques.

Le travail scientifique comporte une collaboration, un perpétuel do ut des entre les différents spécialistes. Les anthropologues ont profité dans une certaine mesure des enseignements de la psychanalyse, et il serait vraiment dommage que les représentants de cette dernière refusent la collaboration et repoussent ce que leur offrent de bonne foi les spécialistes d'un domaine avec lequel, après tout, ils ne sont pas familiarisés. La science ne progresse jamais d'une façon simple et rectiligne. Dans la conquête d'un nouveau domaine, on laboure souvent un sol ingrat qui ne donnera jamais de fruits. Un savant (ou une école) doit être aussi prompt à abandonner une position intenable qu'à s'engager dans des domaines nouveaux et inexplorés. Il faut toujours se rappeler que, dans la prospection scientifique, les quelques pépites d'or de la vérité ne peuvent être obtenues qu'à force de lavages et de rejets incessants d'immenses quantités de cailloux et de sables inutiles.

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