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DROIT PATERNEL ET DROIT MATERNEL

Dans le document La sexualitéet sa répression (Page 130-135)

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Nous sommes maintenant en état d'aborder le difficile problème de la descen-dance en ligne maternelle et en ligne paternelle ou, pour nous servir des termes en usage, plus brefs, mais moins précis, le problème du droit maternel et celui du droit paternel.

En déclarant explicitement que les termes « droit 'maternel » et « droit pater-nel » n'impliquent pas pour nous l'existence d'une autorité ou d'une puissance,

nous pouvons les employer sans danger, comme étant plus élégants que les termes

« lignée maternelle » et « lignée paternelle », dont ils sont les équivalents. Les questions qu'on se pose généralement à propos de ces deux phénomènes sont les suivantes : lequel des deux est le plus « primitif » ? Quelles sont les « origines » de l'un et de l'autre ? Le régime de droit maternel et celui de droit paternel se composent-ils de « phases » définies ? etc. La plupart des théories relatives au régime matriarcal tendent à associer ce dernier à un état de promiscuité primitive où l'incertitude dans laquelle on se trouvait au sujet de la paternité aurait fait naître la nécessité de compter la parenté en s'en tenant uniquement à la lignée féminine 1. Les variations sur le thème pater semper incertus remplissent plus d'un volume sur la moralité et la parenté primitives et sur le droit maternel.

Ainsi qu'il arrive souvent, dans les critiques dirigées contre la plupart des hypothèses et théories, on a été obligé de commencer par bien définir le concept et de formuler clairement le problème. La plupart des théories admettent implicitement que le droit paternel et le droit maternel sont exclusifs l'un de l'autre. Elles situent l'une de ces institutions au début de la culture, l'autre à une phase plus avancée. M. S. Hartland, par exemple, qui, en tant qu'anthropologue, jouit de la plus grande autorité dans le domaine de la sociologie primitive, parle de la mère comme de la seule base « de la société » (op. cit., p. 2) et affirme que, dans le régime de droit maternel, « la descendance et la parenté se comptent en prenant pour point de départ la mère ». Cette conception se trouve à la base de tous les travaux de cet éminent anthropologue, qui nous présente le régime du droit maternel comme un système se suffisant à lui-même, embrassant et contrôlant toutes les autres organisations. La tâche que s'impose l'auteur consiste à montrer que « la méthode systématique la plus primitive de définir la parenté est, dans l'état actuel de nos connaissances, celle qui la ramène à la femme comme au centre et au point de départ; le fait de compter la descendance en ramenant la parenté au père n'étant qu'un produit de l'évolution ultérieure» (p. 10).

Cependant, il convient de signaler ce fait remarquable que, tout en s'attachant à démontrer que le principe de la descendance maternelle est antérieur au principe de la descendance paternelle, l'auteur ne peut s'empêcher de reconnaître et de répéter que les deux principes existent toujours à l'état de combinaison. Voici, par exemple, comment il résume cette manière de voir: « Le régime patriarcal et le principe de la parenté patrilinéaire ont, dans le monde entier, empiété sans cesse sur le droit maternel ; c'est pourquoi on trouve des institutions matriarcales dans presque toutes les phases de transition vers un état social ayant le père pour centre de la parenté et du gouvernement » (p. 34). Il aurait été plus exact de dire que la parenté matrilinéaire existe dans toutes les régions du monde à côté d'institutions fondées sur l'autorité paternelle, et que les deux méthodes de compter la descendance présentent un enchevêtrement inextricable.

La question qui se pose, dans ces circonstances, est celle de savoir s'il est bien nécessaire d'inventer des hypothèses sur les « origines premières » et sur les « phases successives » du régime de la descendance et de prétendre ensuite qu'entre la société du type le plus bas et celle du type le plus élevé l'humanité vit dans une période de transition. La conclusion empirique qui s'impose est plutôt que le régime matriarcal et le régime patriarcal n'existent jamais à l'état pur, indépen-damment l'un de l'autre. L'enquête dont la nécessité découle logiquement des faits doit porter avant tout sur la question de savoir s'il existe un principe de

1 Voir T. S. HARTLAND, Primitive Society. 1921, pp. 2, 32 et passim.

descendance maternelle indépendant du principe de descendance paternelle et si les deux principes, plutôt que de s'opposer, ne sont pas complémentaires l'un de l'autre. E. B. Tylor et W. H. R. Rivers avaient déjà entrevu cette nécessité, et Rivers, par exemple, a décomposé le régime du droit paternel et celui du droit maternel en trois principes indépendants, l'un servant à régler la descendance, l'autre l'héritage et le troisième la succession. C'est cependant au Dr Lowie que nous devons les meilleurs travaux sur la question : non seulement il l'a étudiée avec ordre, mais il a encore eu l'heureuse idée d'introduire les termes bien choisis de parenté unilatérale et de parenté bilatérale. L'organisation de la famille repose sur le principe bilatéral, tandis que l'organisation d'un clan est associée à la recon-naissance de la parenté unilatérale. Lowie montre fort bien que, puisque la famille est une unité universelle et que, dans le monde entier, on fait remonter les généalogies également loin dans les deux directions, il ne paraît guère raisonnable de parler de sociétés purement matriarcales ou purement patriarcales. Cette conclusion est tout à fait inattaquable. Non moins importante est la théorie de M.

Lowie concernant le clan. Il a montré que, dans une société qui, sous certains rapports, tient davantage compte d'un côté de la parenté que de l'autre, il se forme des groupes de parenté étendus correspondant à l'un ou à l'autre mode d'organisation humaine du clan.

Il ne sera peut-être pas inutile de compléter la démonstration de M. Lowie, en expliquant pourquoi certaines relations interhumaines sont envisagées et définies d'une façon unilatérale, sur quels points porte cette estimation unilatérale et quels sont les mécanismes qui y président.

Nous avons vu que, dans toutes les circonstances où la présence du père et de la mère sont d'une nécessité vitale, essentielle pour les enfants, la parenté est ramenée à l'un et à l'autre. L'institution même de la famille, en tant qu'elle comporte toujours deux progéniteurs et s'attache l'enfant par un double lien, constitue le point de départ de la double généalogie. En faisant une distinction toute provisoire entre la réalité sociologique de la vie indigène et le moyen de compter la parenté qu'ils y introduisent, on constate que, pendant les premières phases de la vie individuelle, ils établissent une double filiation, c'est-à-dire font remonter la parenté aussi bien au père qu'à la mère. Mais, même alors, malgré l'importance qu'on attache aux deux parents, leurs rôles ne sont ni identiques ni symétriques. A mesure que l'enfant grandit, ses rapports avec les parents changent et des conditions surgissent qui imposent l'adoption d'un système de filiation sociologique; en d'autres termes, qui obligent la société à constituer sa propre doctrine de la parenté. Au cours des phases ultérieures de l'éducation a lieu la transmission des propriétés matérielles, ainsi que des connaissances et des arts traditionnels qui y sont associés. En même temps, les enfants sont initiés aux attitudes sociales, aux obligations et prérogatives associées à la succession dans la dignité et dans le rang. La transmission des biens matériels, des valeurs morales et des prérogatives personnelles présente deux aspects : c'est une charge pour le parent, obligé d'enseigner, de faire des efforts, de se livrer à un travail tout de patience pour éduquer le novice ; mais c'est aussi un sacrifice pour les parents, car ils sont obligés de se dépouiller d'une partie de leurs biens et droits exclusifs au profit des enfants. Pour ces deux raisons, la transmission linéaire de la culture d'une génération à l'autre exige une solide base affective. Entre ceux qui enseignent et ceux qui reçoivent l'enseignement, la communauté ne peut subsister que si elle repose sur l'amour et sur une solide affection. Or la société, nous le savons déjà, ne peut puiser ces sentiments que dans une seule source : la qualité

biologique des tendances dont sont doués les parents. C'est pourquoi la transmission de la culture sous tous ses aspects est toujours étroitement associée aux rapports biologiques entre parents et enfants ; c'est pourquoi elle s'effectue toujours au sein de la famille. Mais ce n'est pas tout. Il y a encore des possibilités de transmission paternelle, de transmission maternelle, et même de transmission bilatérale. Il est facile de montrer que cette dernière est la moins satisfaisante, car elle est de nature à introduire, dans un processus déjà hérissé de périls, de compli-cations et de dangers psychologiques, un élément d'ambiguïté et de confusion : l'individu serait toujours libre de vouloir appartenir aux deux groupes; il pourrait toujours élever des prétentions sur des biens provenant des deux sources; il aurait toujours devant lui des alternatives et jouirait d'un double statut. Inversement, tout homme serait libre de renoncer à sa position et à son identité sociale en faveur de l'un de ses deux prétendants, indifféremment. Une telle organisation serait une cause incessante de querelles, de difficultés et de conflits et créerait - la chose est facile à prévoir - une situation intolérable. Notre conclusion trouve une confir-mation dans le fait que nulle société humaine ne laisse à l'état d'indétermination le régime de la descendance, de la succession, de l'hérédité. Même dans des sociétés comme celle de la Polynésie, où l'individu peut suivre soit la lignée maternelle, soit la lignée paternelle, il doit faire son choix de bonne heure. La parenté unilatérale n'est donc pas un principe accidentel. On ne l' « explique » pas en disant qu'elle est l'effet des idées relatives à la paternité ou qu'elle découle de tel ou tel fait de la psychologie primitive ou de l'organisation sociale. Elle constitue le seul moyen possible de résoudre le problème de la transmission des biens, des dignités et des privilèges sociaux. Nous verrons cependant qu'elle n'exclut pas un certain nombre de complications, de phénomènes supplémentaires et de réactions secondaires, car la nécessité de choisir entre le droit paternel et le droit maternel subsiste.

Examinons de plus près le fonctionnement du système de la parenté maternel-le et de celui de la parenté paternelmaternel-le. Ainsi que nous maternel-le savons déjà, l'organisation des émotions dont se compose un sentiment suit de très près l'organisation de la société elle-même. Le sentiment maternel, dont nous avons suivi la formation en détail dans la première partie de cet essai (et on trouvera dans un des chapitres suivants un résumé de ce que nous avons dit à ce sujet) ne subit aucun trouble profond du fait que la tendresse affectueuse dont les enfants avaient joui pendant les premières années, fait place à la nécessité de se soumettre à une autorité. Sous le régime du droit maternel, ce n'est pas la mère qui exerce le pouvoir de coercition, mais son frère, et la question de la succession ne fait naître aucun antagonisme, aucune jalousie entre la mère et le fils, celui-ci héritant uniquement de l'oncle maternel. En même temps, les liens d'affection personnelle et de tendresse qui rattachent la mère au fils et réciproquement sont, en dépit de toutes les influences contraires ayant leur source dans la culture de la société, plus solides que ceux qui existent entre le père et l'enfant. Et l'on n'a aucune raison de ne pas admettre que la certitude physique de la maternité ait beaucoup contribué à créer la conviction de l'identité corporelle de la mère et de sa progéniture. Si donc tout concourt à créer entre la mère et l'enfant un sentiment plus solide et plus profond que celui qui existe entre le père et l'enfant, aucune difficulté venant du fait de la transmission du statut légal et des biens économiques ne vient troubler, atténuer ce sentiment. En d'autres termes, la société en décrétant, dans le régime de droit maternel, que le fils doit hériter de son oncle maternel ne supprime en aucune façon ses rapports avec la mère ; on peut même dire qu'elle sous-entend par là que ces rapports sont plus évidents et plus intimes que ceux existant entre le

fils et le père. Ainsi que nous l'avons montré par l'analyse d'une société de structure matrilinéaire, le frère de la mère, qui représente la sévère autorité, les idéaux et les ambitions de la société, est très opportunément maintenu en dehors et à distance du cercle familial.

Nous avons vu, d'autre part, que le droit paternel comporte une grave discon-tinuité dans la formation du sentiment. Dans la société de structure patrilinéaire, le père se présente sous un double aspect : celui d'un ami tendre et celui d'un rigide gardien de la loi. Le sentiment subit, de ce fait, une rupture d'harmonie et, d'autre part, le double aspect de la personne du père crée des difficultés sociales au sein de la famille, en troublant la coopération et en faisant naître des jalousies et des rivalités souvent profondes.

Il convient encore de mentionner le point suivant. Dans les communautés primitives, plus encore que dans les sociétés civilisées, c'est la parenté qui règle les comportement sexuels. L'extension de la parenté au-delà de la famille comporte dans beaucoup de sociétés l'institution de l'exogamie, corollaire de l'organisation en clans. Sous le droit maternel, la prohibition de l'inceste à l'intérieur de la famille est tout naturellement étendue au point de proclamer incestueux les rapports sexuels avec des personnes du sexe opposé, appartenant au même clan. C'est ainsi que dans une société de structure matrilinéaire, l'élaboration du comportement sexuel général à l'égard de toutes les femmes de la communauté s'effectue d'une façon simple et harmonieuse. Par contre, dans une société patriarcale, les règles de l'inceste, applicables aux membres de la famille, ne sont pas étendues au clan purement et simplement, mais il se constitue un nouvel ensemble d'idées relatives a ce qui est licite et illicite. Dans les sociétés de structure patrilinéaire les règles de l'exogamie ne s'appliquent pas à la seule personne avec laquelle l'inceste devrait être le plus rigoureusement prohibé, c'est-à-dire la mère. Nous avons là plusieurs raisons qui nous autorisent à voir dans le droit maternel un principe socialement plus utile que le droit paternel. Il va sans dire que cette utilité est liée au niveau de l'organisation humaine dont nous nous occupons, celle notamment où la parenté, au sens étroit du mot, aussi bien que comme moyen de classification, joue un rôle de première importance.

Il importe cependant de discerner que le droit paternel présente, lui aussi, des avantages considérables. Sous le droit maternel l'enfant subit une double autorité, et la famille elle-même est comme scindée en deux. Il se développe un système complexe de parentés croisées qui, dans les sociétés primitives, augmente la solidité de la structure sociale, mais est une source d'innombrables complications dans les sociétés d'un type élevé. A mesure que la culture fait des progrès, que les institutions du clan et la parenté de classification disparaissent, que l'organisation de la communauté locale (tribu, cité, État) devient plus simple, le principe du droit paternel affirme de plus en plus sa primauté. Mais ceci dépasse déjà le cadre de notre recherche.

En résumé, nous avons montré que les avantages relatifs du droit maternel et du droit paternel se contrebalancent, et il serait probablement impossible d'assi-gner à l'un d'eux une priorité générale ou une extension plus grande qu'à l'autre.

Quant aux avantages que le système de structure unilatérale de la parenté présente (au point de vue juridique, économique et social) sur le système de structure bilatérale, ils sont absolument indiscutables et incontestables.

Le point le plus important à retenir est que ni le droit maternel ni le droit paternel ne peuvent, chacun indépendamment de l'autre, fournir une règle pour l'établissement de la parenté ou de la descendance. C'est seulement lors de la transmission de biens matériels, moraux ou sociaux, que l'un des deux principes peut être légalement invoqué, à l'exclusion de l'autre. Ainsi que j'ai essayé de le montrer ailleurs, le fait d'invoquer l'un des deux principes, à l'exclusion de l'autre, est accompagné de certaines réactions coutumières et traditionnelles qui ont pour effet d'atténuer, jusqu'à un certain point, le caractère unilatéral du processus.

Revenant maintenant à notre point de départ (c'est-à-dire aux critiques que les conclusions formulées dans la troisième partie de cet essai avaient provoquées de la part du Dr Jones), nous pouvons dire que l'apparition du droit maternel est loin d'être ce phénomène mystérieux, produit par des « causes sociales et économiques inconnues », dont parle notre contradicteur. Le droit maternel est l'un des principes dont on se sert pour compter la parenté; l'autre principe est représenté par le droit paternel, et chacun présente ses avantages. Ceux du droit maternel sont peut-être plus grands que ceux du droit paternel. Et le plus grand d'entre eux est incontestablement celui sur lequel nous avons insisté tout au long de ce chapitre : il consiste à épargner à l'enfant les fortes répressions qu'il devrait, sinon, imposer à ses sentiments envers le père, et à placer la mère dans une position plus consistante et plus conforme au schéma des prohibitions sexuelles, en vigueur dans la communauté.

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