• Aucun résultat trouvé

LA « CAUSE PRIMORDIALE DE LA CULTURE »

Dans le document La sexualitéet sa répression (Page 76-79)

Retour à la table des matières

La théorie de Freud sur les origines dramatiques du totémisme et du tabou, de l'exogamie et du sacrifice constitue une des contributions les plus importantes que la psychanalyse ait apportées à l'anthropologie. Impossible de la passer sous silence dans un essai comme celui-ci, qui se propose de mettre les conceptions psychanalytiques en harmonie avec les découvertes de l'anthropologie. Aussi profiterons-nous de cette occasion pour soumettre la théorie de Freud à un examen critique assez détaillé.

Dans son livre Totem et Tabou 1, Freud montre que le complexe d'Œdipe fournit à la fois une explication du totémisme et de l'interdiction qui frappe les rapports avec la belle-mère, du culte des ancêtres et de la prohibition de l'inceste, de l'identification de l'homme avec son animal totémique et de l'idée de Dieu le Père. En fait, les psychanalystes, nous le savons déjà, voient dans le complexe d'Œdipe la source de toute culture, un fait antérieur à toute culture, et, dans le livre dont nous nous occupons, Freud s'attache précisément à formuler une hypothèse relative à la naissance de ce complexe.

Il prend pour point de départ les travaux de deux illustres prédécesseurs : Darwin et Robertson Smith. A Darwin il emprunte l'idée de la « horde primitive » ou de ce qu'Atkinson a appelé plus tard la « famille cyclopéenne ». D'après la manière de voir de ces deux auteurs, la famille ou la société primitive se composait d'un petit groupe dirigé et dominé par un mâle mûr qui avait sous sa dépendance un certain nombre de femmes et d'enfants. A un autre grand savant, Robertson Smith, Freud a emprunté l'idée de l'importance du sacrement toté-mique. D'après Robertson Smith, l'acte religieux le plus primitif consistait en un repas cérémoniel au cours duquel les membres du clan mangeaient en commun l'animal totémique. Ce repas totémique a donné naissance plus tard au sacrifice, acte religieux universel et, certainement, le plus important. Le tabou interdisant de manger en temps ordinaire de l'animal totémique ou d'un animal de la même espèce que le totem constitue le côté négatif de la communion rituelle. A ces deux hypothèses Freud ajoute la sienne : l'identification de l'homme avec le totem constitue un trait propre à la mentalité infantile, à celle des primitifs et à celle des névrosés et découle de la tendance à identifier le père avec quelque animal désagréable.

Ce qui, tout d'abord, nous intéresse ici, c'est le côté sociologique de la théorie, et nous citerons en entier le passage de Darwin sur lequel Freud construit cette théorie. Écoutons d'abord Darwin : « D'après ce que nous savons de la jalousie de tous les mammifères mâles, dont beaucoup sont même armés d'organes spéciaux,

1 Édit. française, Payot, Paris. Même collection, no 77.

destinés à leur faciliter la lutte contre des rivaux, nous pouvons conclure... qu'une promiscuité générale des sexes à l'état de nature est un fait extrêmement peu probable... Mais si, remontant le cours du temps assez loin en arrière, nous jugeons les habitudes humaines d'après ce qui existe actuellement, la conclusion paraissant la plus probable est que les hommes ont vécu primitivement en petites sociétés, chaque homme ayant généralement une femme, parfois, s'il était puis-sant, en possédant plusieurs, qu'il défendait jalousement contre tous les autres hommes. Ou bien, sans être un animal social, il n'en a pas moins pu vivre, comme le gorille, avec plusieurs femmes qui n'appartenaient qu'à lui : c'est qu'en effet tous les naturels se ressemblent en ce qu'un seul mâle est visible dans un groupe.

Lorsque le jeune mâle devient grand, il entre en lutte avec les autres pour la domination, et c'est le plus fort qui, après avoir chassé ou tué tous les concurrents, devient le chef de la société (Dr Savage, dans Boston Journal of Natural History, vol. V, 1845-1847). Les jeunes mâles, ainsi éliminés et errant d'endroit en endroit, se feront à leur tour un devoir, lorsqu'ils auront enfin réussi à trouver une femme, d'empêcher les unions consanguines trop étroites entre membres d'une seule et même famille » 1.

Je ferai remarquer tout d'abord que, dans ce passage, Darwin parle de l'homme et du gorille indistinctement. En tant qu'anthropologues, nous n'avons aucune raison de lui reprocher cette confusion, car le moins que la science puisse faire, c'est de nous dépouiller de toute vanité quant à nos origines, de nous apprendre à ne pas avoir honte de nos frères inférieurs. Mais si, au point de vue philosophi-que, la différence entre l'homme et le singe est insignifiante, la distinction entre la famille telle qu'elle existe chez les singes anthropoïdes et la famille humaine organisée est, pour le sociologue, de la plus grande importance. Il doit distinguer nettement entre la vie animale à l'état de nature et la vie humaine à l'état de culture. Pour Darwin, qui cherchait des arguments biologiques à opposer à l'hypothèse de la promiscuité, cette distinction était sans importance. Il aurait cependant été obligé d'en tenir le plus grand compte, s'il avait porté ses recherches sur les origines de la culture, s'il avait voulu saisir le moment de sa naissance.

Freud qui, ainsi que nous le verrons, s'efforce réellement de remonter au « grand événement qui avait marqué les débuts de la culture », échoue totalement dans sa tentative, parce qu'il perd de vue la distinction dont nous parlons et situe la culture dans des conditions dans lesquelles ex hypothesi, elle ne peut pas exister.

En outre, Darwin parle seulement des femmes du chef de la horde, mais d'aucune autre. Il prétend encore que les jeunes mâles éliminés finissent par trouver, eux aussi, des partenaires, après quoi ils se désintéressent de la famille des parents.

Sur ces deux points, Freud fait subir aux hypothèses de Darwin des modifications importantes.

Voici, à l'appui de mes remarques critiques, les paroles textuelles du maître de la psychanalyse: « Il va sans dire que la théorie darwinienne n'accorde pas la moindre place aux débuts du totémisme. Un père violent, jaloux, gardant pour lui toutes les femelles et chassant ses fils, à mesure qu'ils grandissent : voilà tout ce qu'elle suppose » 2. On le voit : le vieux mâle est censé garder pour lui toutes les femelles, les fils chassés demeurant quelque part dans le voisinage, réunis en

1 FREUD, Totem et Tabou, édition française, op. cit., p. 145. Citation empruntée à Darwin : The Descent of Man, vol. II, chap. 20, pp. 603-604.

2 Totem et Tabou, op. cit., p. 162.

bande, se tenant prêts pour l'événement hypothétique. En effet, un crime se trame sous nos yeux, aussi sanglant qu'il est hypothétique. Mais ce crime, joue un rôle d'une importance capitale dans l'histoire de la psychanalyse, sinon dans celle de l'humanité ! C'est que, d'après Freud, ce crime a servi de point de départ à toute la civilisation future. Il est « le grand événement par lequel la civilisation a débuté et qui, depuis lors, n'a pas cessé de tourmenter l'humanité » 1. Au commencement était le crime, acte mémorable qui a donné naissance à l'organisation sociale, aux restrictions morales et à la religion. Mais écoutez l'histoire de cette cause primordiale de toute civilisation :

« Un jour, les frères chassés se sont réunis, ont tué et mangé le père, ce qui a mis fin à l'existence de la horde paternelle. Une fois réunis, ils sont devenus entreprenants et ont pu réaliser ce que chacun d'eux, pris individuellement, aurait été incapable de faire. Il est possible qu'un nouveau progrès de la civilisation, l'invention d'une nouvelle arme leur aient procuré le sentiment de leur supériorité.

Qu'ils aient mangé le cadavre de leur père, il n'y a à cela rien d'étonnant, étant donné qu'il s'agit de sauvages cannibales. L'aïeul violent était certainement le modèle envié et redouté de chacun des membres de cette association fraternelle.

Or, par l'acte de l'absorption ils réalisaient leur identification avec lui, s'appro-priant chacun une partie de sa force. Le repas totémique, qui est peut-être la première fête de l'humanité, serait la reproduction et comme la fête commé-morative de cet acte mémorable » 2.

Tel serait l'acte originel de la civilisation humaine, et cependant l'auteur parle dans sa description d'un « nouveau progrès de la civilisation », de l' « invention d'une nouvelle arme », équipant ainsi ses animaux, avant toute civilisation, de certains objets et armes qui sont précisément des produits de la civilisation. Une culture matérielle est inconcevable, sans l'exigence concomitante d'une organisa-tion, d'une morale, d'une religion. J'espère pouvoir montrer que ceci n'est pas un simple argument de chicane, mais qu'il atteint le noyau même de la question.

Nous verrons que la théorie de Freud et de Jones cherche à expliquer les origines de la civilisation par un processus qui implique déjà l'existence d'une civilisation.

Elle tourne ainsi dans un cercle vicieux. Un examen critique de cette théorie nous facilitera l'analyse du processus de la civilisation et la mise en lumière de son fondement biologique.

1 Page 166.

2 Page 163.

4

Dans le document La sexualitéet sa répression (Page 76-79)