• Aucun résultat trouvé

ENTRE PSYCHANALYSE ET SOCIOLOGIE

Dans le document La sexualitéet sa répression (Page 70-73)

Retour à la table des matières

La théorie psychanalytique du complexe d'Œdipe a été formulée, tout d'abord, sans qu'on ait tenu compte des données sociologiques ou culturelles. Rien de plus naturel cependant, vu que la psychanalyse ne voulait être au début qu'une simple technique thérapeutique, fondée sur l'observation clinique. Mais peu à peu son champ d'application fut étendu : elle devint, tout d'abord, une théorie générale des névroses, puis une théorie des processus psychologiques de toute nature et, finalement, un système destiné à expliquer toutes les manifestations du corps et de l'esprit, de la société et de la culture. Ces prétentions étaient manifestement trop exorbitantes, mais la réalisation, même partielle, des buts que s'assignait la psychanalyse exigeait une coopération intelligente et exempte de toute arrière-pensée entre des spécialistes en psychanalyse et des représentants d'autres spécialités. Initiés aux principes de la psychanalyse, ces derniers auraient vu s'ouvrir devant eux de nouveaux domaines de recherches et auraient pu, à leur tour, faire bénéficier les psychanalystes de leurs connaissances et méthodes particulières.

Malheureusement, la nouvelle doctrine n'avait pas reçu dès l'abord un accueil bienveillant et intelligent : au contraire, la plupart des spécialistes crurent devoir ignorer ou combattre la psychanalyse. Celle-ci réagit en s'enfermant dans un isolement rigide et ésotérique, tandis que ses adversaires se condamnèrent volontairement à l'ignorance de ce qui constitue, sans doute, une très importante contribution à la psychologie.

Nous tentons, dans cet essai, d'établir une collaboration entre l'anthropologie et la psychanalyse. Des tentatives du même genre ont déjà été faites par des psychanalystes, et je citerai comme exemple de ces tentatives un intéressant article du Dr Ernest Jones 1. Cet article présente même pour nous un intérêt particulier, puisqu'il est une critique de la première partie de cet essai, qui avait paru, sous la forme de deux articles préliminaires, en 1924 2. L'essai du Dr Jones illustre d'une façon typique certaines différences de méthode qui séparent anthropologues et psychanalystes quant à leur manière d'aborder et de traiter les problèmes de la société primitive. Et il permet d'autant plus de faire ressortir ces différences que, dans sa manière d'interpréter le droit maternel tel qu'il existe chez les Mélanésiens et de comprendre la complexité de leur système juridique et l'organisation de leur parenté, l'auteur révèle une connaissance approfondie de certaines questions difficiles de l'anthropologie.

Commençons par donner un bref résumé des idées de M. Jones. Il s'est proposé, dans son essai, de donner une explication psychanalytique de l'institution du droit maternel et de l'ignorance de la paternité chez certains peuples primitifs.

En tant que psychanalyste, il croit que ces deux phénomènes ne doivent pas être jugés d'après leurs simples apparences. En exposant leurs idées sur la procréation, dit-il, les primitifs ont recours à un symbolisme suffisamment précis pour permettre de conclure qu'ils possèdent « une connaissance tout au moins incon-sciente de la vérité ». Et cette connaissance réprimée de la paternité se rattacherait intimement aux caractéristiques du droit maternel, puisque aussi bien cette répression que le droit maternel se rattachent au même mobile : le désir de détourner la haine que le garçon, à mesure qu'il grandit, éprouve pour son père.

A l'appui de cette hypothèse, le Dr Jones cite de nombreux faits empruntés à la vie des insulaires trobriandais, mais arrive à des conclusions qui diffèrent des miennes, surtout en ce qui concerne le thème central, celui notamment dans lequel j'affirme que le complexe de famille nucléaire est déterminé par la structure sociale du groupement qu'on observe. Le Dr Jones accepte sans réserves la théorie de Freud, d'après laquelle le complexe d'Oedipe serait un phénomène fondamental et, en fait, primordial. Il estime que, des deux éléments dont se compose ce complexe, amour pour la mère, haine contre le père, ce dernier joue le rôle le plus important dans le processus de la répression. On croit pouvoir échapper à cette haine, en niant tout simplement la participation du père à la procréation: « En refusant au père toute part dans le coït et la procréation, on pense adoucir et détourner la haine qu'on nourrit à son endroit » (p. 122). Mais on ne réussit pas ainsi à supprimer le père, qui reste toujours là, Les « attitudes de crainte, de terreur, de respect et d'hostilité sourde, qui sont inséparables de l'image du père », ayant leur source dans « l'ambivalence obsessionnelle des primitifs », ne subissent pas la moindre atténuation; on les reporte sur l'oncle maternel : celui-ci devient une sorte de bouc émissaire auquel on fait expier tous les péchés commis par le mâle plus âgé dans l'exercice de son autorité, alors que le père lui-même continue à mener une existence agréable dans sa maison, dans des rapports d'amitié avec tous les siens. C'est ainsi que « le véritable père a subi pour ainsi dire un dédoublement: il est représenté, d'une part, en ce qui concerne les qualités

1 Mother Right and the Sexual Ignorance of Savages, « International Journal of Psycho Analysis », vol. VI, 2e partie, 1925, pp. 109-130.

2 Psycho-Analysis and Anthropology, « Psyche », vol. IV.

de douceur, d'indulgence, par le mari de la mère et, d'autre part, en ce qui con-cerne la sévérité, la rigoureuse direction morale, par l'oncle maternel » (p. 125).

En d'autres termes, la coexistence du droit maternel et de l'ignorance de la paternité physiologique a pour effet de mettre aussi bien le fils que le père à l'abri de l'hostilité engendrée par la rivalité dont la mère est l'enjeu. Le complexe d'Œdipe serait donc, pour le Dr Jones, d'une importance fondamentale, et « le système matriarcal, avec son complexe avunculaire, apparaît... comme un moyen de défense contre les tendances qui se résument dans le complexe d'Oedipe » (p.

128).

Les lecteurs des deux premières parties de cet essai trouveront dans les idées du Dr Jones que nous venons d'exposer un écho de ce qu'ils savaient déjà et conviendront que, pour l'essentiel, ces idées s'appuient sur une base solide.

Je ne puis souscrire sans réserves à la principale affirmation du Dr Jones, d'après laquelle le droit maternel et l'ignorance de la paternité ne serviraient qu'à

« faire dévier la haine que le garçon, à mesure qu'il grandit, éprouve pour son père » (p. 120). A mon avis, cette affirmation aurait besoin d'être étayée à l'aide d'arguments empruntés aux différentes branches de l'anthropologie. Mais cette manière de voir me paraît s'accorder parfaitement avec tous les faits que j'ai observés en Mélanésie et avec quelques autres systèmes de parenté dont je ne possède qu'une connaissance indirecte. Si des recherches ultérieures viennent un jour confirmer l'hypothèse du Dr Jones (et j'espère qu'il en sera ainsi), la valeur de mes propres contributions s'en trouvera considérablement rehaussée, car il sera prouvé qu'au lieu d'avoir attiré l'attention sur une constellation de faits purement accidentels, j'ai découvert un phénomène d'une portée universelle, tant au point de vue évolutionniste que génétique. Je trouve que, dans une certaine mesure, l'hypo-thèse du Dr Jones constitue une extension hardie et originale de mes propres conclusions, à savoir : que dans les sociétés de droit maternel le complexe familial doit différer du complexe d'Oedipe ; que, dans les familles de lignée maternelle, la haine est détournée du père, pour être reportée sur l'oncle maternel ; que toutes les tentations incestueuses ont pour objet la sœur, plutôt que la mère.

Mais le Dr Jones ne se contente pas d'adopter un point de vue plus compré-hensif que je suis tout prêt à partager: il formule aussi une certaine conception causale ou métaphysique, puisqu'il voit dans le complexe la cause, et dans toute la structure sociologique l'effet. Dans J'essai du Dr Jones, comme dans la plupart des interprétations psychanalytiques du folklore, de coutumes et d'institutions, le complexe d'Œdipe est envisagé comme s'il était indépendant du type de culture, de l'organisation sociale et des idées concomitantes. Toutes les fois qu'on trouve dans un folklore des allusions à une haine que deux mâles nourrissent l'un à l'égard de l'autre, on en conclut aussitôt que l'un de ces mâles symbolise le père, et l'autre le fils, sans se préoccuper de savoir si, dans la société à laquelle appartient ce folklore, le père et le fils ont des raisons de se haïr réciproquement.

De même, on voit dans toute passion réprimée ou illicite qu'on trouve dépeinte dans une tragédie mythologique l'expression de l'amour incestueux qu'éprouvent l'un pour l'autre la mère et le fils, alors même qu'il est facile de prouver que les tentations de ce genre sont incompatibles avec l'organisation de la société en question. Dans son article que je viens de citer, le Dr Jones dit que, bien que mes conclusions soient correctes « sur le plan purement descriptif », la corrélation entre la psychologie et la sociologie, sur laquelle j'insiste, est « extrêmement douteuse » (p. 127). Et encore, « si l'on concentre toute l'attention sur les aspects

sociologiques des données constatées », ma manière de voir peut apparaître

« comme une suggestion très ingénieuse, voire très plausible », mais, «n'ayant pas prêté une attention suffisante aux aspects génétiques du problème », je me serais

« mis dans l'impossibilité d'obtenir une perspective dimensionnelle, c'est-à-dire de soumettre les faits à une interprétation fondée sur une connaissance intime de l'inconscient » (p. 128). Et le Dr Jones arrive à cette conclusion, peu flatteuse pour moi : « C'est la conception opposée à celle de M. Malinowski qui se rap-proche davantage de la vérité » (ibid.).

Je ne crois pas qu'on puisse admettre cette séparation radicale entre la psychanalyse, d'une part, l'anthropologie et la sociologie empirique, de l'autre, qui est postulée dans les passages que nous venons de citer. Il me déplairait de voir la psychanalyse se séparer de la science empirique des cultures et l'anthropologie descriptive se priver de l'aide de la théorie psychanalytique. Je ne crois pas avoir exagéré l'importance des facteurs sociologiques. J'ai seulement essayé d'introduire ces facteurs dans la formule du complexe nucléaire, sans diminuer en quoi que ce soit l'importance de facteurs biologiques, psychologiques ou inconscients.

2

Dans le document La sexualitéet sa répression (Page 70-73)